Acte I
Scène 1
Ophémon, seul.
(Il regarde de tous côtés s’il n’y a personne. Il s’assied ; et tirant une lettre de sa poche, il dit.) Il est cinq heures. Tout le monde est à la promenade. Pendant que nous sommes seuls, relisons un peu la lettre de M. le Vicomte… Je crois n’avoir rien oublié de ce qu’il m’ordonne. Voyons. (Il tire ses lunettes et lit.) Hom… « Mon Courrier a dû vous porter toutes les choses nécessaires pour la petite fête en question… les couplets et les instructions relatives à ce sujet. Songez bien à votre déguisement ; que la jeune Villageoise sache parfaitement son rôle… enfin, mon cher Ophémon, il s’agit du bonheur de ma vie. Souvenez-vous à quelle condition je vous ai placé chez Léontine. » (Ophémon, après avoir lu…) Il arrive Jeudi… Jeudi, c’est aujourd’hui. Voilà qui est bon : il aura lieu d’être satisfait de mon exactitude… C’est une chose singulière que la destinée ! Moi, grave Professeur de Langues et de Sciences, me voilà devenu l’Agent d’une intrigue amoureuse, la plus bizarre, la plus romanesque !… Enfin, si nous réussissons, ma fortune est faite. Mais je suis encore bien loin de me flatter du succès. La tête de Léontine tient bon. Tous mes progrès se bornent à lui inspirer quelque légère curiosité. Cette fuite de Paris m’a presque déconcerté tout-à-fait… Quelle femme extraordinaire ! quelle fierté ! quelle obstination dans ses systèmes ! Mais chut, on vient.
Scène 2
Rosalie, Ophémon
Rosalie
Ah ! Monsieur Ophémon, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera plaisir. Monsieur le Vicomte de Clémengis, votre ancien Élève, arrive ; son Courrier est là-bas.
Ophémon
Bon ! vous me surprenez beaucoup. Il semblait avoir totalement oublié Léontine. Depuis huit mois que nous ne l’avons vu, je ne sache pas qu’il ait écrit une seule fois.
Rosalie
Cette négligence est d’autant plus singulière, que Madame l’a toujours distingué avant qu’elle fût veuve. Il lui a rendu de grands services ; car il était ami intime de son mari, et il les a plus d’une fois raccommodés ensemble. Madame en a conservé beaucoup de reconnaissance et elle disait souvent que c’était le seul homme qu’elle estimât, d’autant plus qu’il n’avait jamais été amoureux d’elle.
Ophémon
Il a eu grande raison : car vous avez vu comme Léontine, depuis son veuvage, a traité tous ceux qui aspiraient à sa main.
Rosalie
Oh ! il est vrai que le mariage lui fait horreur. Mais, dame, mettez-vous à sa place. Elle avait épousé son amant, celui qu’elle avait choisi entre mille, et vous savez comme il l’a rendue malheureuse. Écoutez donc ; il n’est pas étonnant qu’après cette épreuve, elle y pense à deux fois.
Ophémon
Et puis elle n’aime rien, elle est belle, jeune, riche et libre ; elle a des goûts solides. Des livres, de la musique, de l’indépendance, voilà tout ce qu’il lui faut. Elle serait bien folle de songer à se remarier. Allez, je vous proteste que le Vicomte va bien l’entretenir dans ses sentiments à cet égard. C’est l’homme le plus opposé au mariage, et qui a le plus d’éloignement pour les femmes.
Rosalie
Mais cela est fort vilain, vous lui avez donné là de très mauvais principes.
Ophémon
Eh, mon Dieu ! je n’y ai rien fait ; il est né comme cela : austère, méprisant l’amour, et sauvage par caractère autant que par système.
Rosalie
Voilà ce qui nous convient. Ma Maîtresse fuit les fêtes et la galanterie. Loin du monde et de ses amants, à soixante lieues de Paris, seule avec son amie Dorothée, elle dit en arrivant ici qu’il n’y avait que le Vicomte à qui elle put permettre de venir troubler un si doux tête-à-tête. Pour moi, depuis huit jours que nous sommes dans cette solitude, j’y meurs déjà d’ennui ; je regrette vivement cette cour si brillante, dont Léontine était entourée, et surtout cet amant singulier, ce lutin, ce… Mon Dieu ! dites donc comment vous l’appeliez ?
Ophémon, riant.
Ah ! notre Sylphe ?
Rosalie
Oui, le Sylphe !… Sylphe ! Le joli nom ! Oh ! que j’aimerais un Sylphe, moi ! Le voilà bien dérouté, le pauvre malheureux ! Croyez-vous qu’il nous ait suivies ? Je le voudrais.
Ophémon
Oh ! non, la fuite de Léontine lui aura fait perdre toute espérance.
Rosalie
Que je le plains !
Ophémon
Moi, point du tout ; c’est un extravagant. Mais à propos, voici l’heure où Léontine doit rentrer de la promenade pour la lecture ; il faut que je m’y rende. Adieu. (Il sort.)
Scène 3
Rosalie, seule.
C’est un bon homme pour un Savant, que ce Monsieur Ophémon. Il parle comme un autre ; il a un sang-froid, une certaine gravité tout-à-fait drôle. S’il n’entretenait pas ma Maîtresse dans toutes ses rêveries de sciences et d’études, je l’aimerais. Mais qui vient ? Ah ! c’est Picard. Tant mieux ; il y a longtemps que je n’ai causé à mon aise, et je vais m’en dédommager amplement.
Scène 4
Rosalie, Picard
Picard
Enfin, je te retrouve. Il y a une heure que je te cherche. Mais Rosalie, dis-moi donc ce qu’on prépare ici ? J’ai vu des Ménestriers, des apprêts de danses, et tout le château est rempli de jeunes Villageoises.
Rosalie
C’est une noce. Jeannette et Colin s’aimaient ; Jeannette et Colin étaient les Bergers les plus pauvres du Hameau et Madame, bienfaisante et sensible, dote et marie ce soir Jeannette et Colin.
Picard
Comment n’est-elle pas blessée du spectacle d’une noce ? On m’a conté qu’elle s’était exilée dans cette terre pour éviter la poursuite de ses amants.
Rosalie
Rien n’est plus vrai, mon pauvre Picard.
Picard
Pardi, mon Maître va se trouver ici bien selon son goût. Ils en vont dire de belles tous les deux sur l’amour et le mariage !
Rosalie
Sais-tu notre histoire ?
Picard
Quelle histoire ?
Rosalie
De notre amant invisible… anonyme.
Picard
Moi, non, je ne sais rien qu’en gros… J’arrive.
Rosalie
Eh bien, écoute-la : elle est curieuse. Il y a environ huit mois, dans le temps du départ de ton Maître, vers le commencement de l’hiver, un mois après que le bon homme Ophémon fut entré chez nous…
Picard
Eh, pour Dieu, laisse là tes époques, et venons au fait : je ne me soucie pas de la date.
Rosalie
Eh bien, alors Léontine reçut une lettre anonyme… Sais-tu ce que c’est qu’une lettre anonyme ?
Picard
Oui, oui, à peu près.
Rosalie
Eh bien, cette lettre était d’amour. On y disait que la passion, l’estime… la crainte… que… Tu imagines bien ?
Picard
Sans doute. Passons la lettre. Après.
Rosalie
Elle en reçut comme cela cinq ou six.
Picard
L’Anonyme était grand Écrivain.
Rosalie
Et puis des vers, des chansons ; oh ! j’en avais retenu entr’autres une charmante ; je ne sais pas si je m’en souviendrais à présent.
Picard
Enfin…
Rosalie
Enfin, tous les jours amenaient quelqu’aventure nouvelle, de la musique, des fêtes…
Picard
Des fêtes anonymes ?
Rosalie
Assurément, des concerts sous ses fenêtres, à ses promenades… Tu sais qu’elle avait une maison au bois de Boulogne ; eh bien, tous les soirs c’était des chants délicieux, des feux d’artifice, avec son chiffre et son nom tracés partout, et il n’y a pas un arbre dans le bois qui ne soit rempli de vers et d’emblèmes.
Picard
Et jamais Léontine n’a pu découvrir d’où tout cela venait ?
Rosalie
Jamais et je t’assure qu’elle n’y a rien épargné. L’inconnu étendait ses attentions jusqu’à moi. J’ai trouvé plus de trente fois, dans ma chambre, des robes, des bijoux, et différents présents ; tiens, cette bague est de lui.
Picard
Comment, diantre ! voilà du solide, et l’on n’a pas même soupçonné ?…
Rosalie
Léontine s’est en vain creusé la tête à ce sujet ; les soupçons d’abord sont tombés sur tous les gens de la société qui l’entouraient alors ; et puis elle disait : « celui-là n’a pas assez d’esprit, celui-ci est trop fat et trop indiscret ; cet autre n’est point assez passionné… ». Enfin, après beaucoup de réflexions et de recherches, elle s’est arrêtée à croire qu’elle n’a jamais connu ni vu cet amant singulier.
Picard
Et comment aurait-elle pu lui tourner la tête à cet excès ?
Rosalie
Oh ! il la connaît de réputation ; il l’aura vue aux spectacles ; il lui aura parlé au bal sans qu’elle s’en doute… voilà ce que nous imaginons.
Picard
Et cela dure depuis huit mois ?
Rosalie
Et cela durerait encore, si elle n’avait pas pris le parti de venir s’enterrer ici.
Picard
Il y a du merveilleux là-dedans. Moi, je crois que c’est un Sorcier.
Rosalie
Fi donc ! dis plutôt un génie… un Sylphe, à la bonne heure… Mais, à ton tour, conte-moi donc un peu ce que vous êtes devenus pendant une si longue absence ?
Picard
Oh ! mon histoire ne sera pas aussi jolie que la tienne. D’abord, mon Maître a passé trois mois à son Régiment ; ensuite il a été dans sa terre de Picardie. Là, il ne voyait personne ; il écrivait toute la journée, et puis quelquefois il partait brusquement tout seul, et ne revenait qu’au bout de huit, dix ou douze jours.
Rosalie
Comment ! tout seul ?
Picard
Absolument seul.
Rosalie
Quel homme bizarre !
Picard
Cela s’appelle un philosophe.
Rosalie
C’est dommage, avec une figure si intéressante, des manières si douces, si distinguées… Mais, paix, taisons-nous. Voilà ma Maîtresse et Dorothée.
Scène 5
Rosalie, Picard, Léontine, Dorothée
Léontine
Rosalie, l’habit de Jeannette est-il fait ? Sera-t-elle bien mise ? Je vous prie de présider à sa toilette.
Rosalie
Madame sera contente.
Dorothée
Et Jeannette encore davantage.
Rosalie
Oh ! elle est transportée ; il faut que ce soit une jolie chose que le mariage !
Léontine
Mais votre Maître n’arrive point ?
Picard
En effet, il devrait être ici.
Léontine
Allez, Rosalie, dire à Jeannette que je signerai son contrat dans une heure. (Rosalie et Picard sortent.)
Scène 6
Léontine, Dorothée
Léontine
Cette noce me fait plaisir. Il est si doux de faire du bien ! Cependant je me reproche d’avoir cédé si facilement à ma sensibilité, en unissant deux personnes qui vraisemblablement un jour m’en...