Charles Quint est déjà assis. Martin Luther entre et s’incline.
Charles Quint
Frère Martin.
Martin Luther
Docteur.
Charles Quint
Je vous demande pardon ?
Martin Luther
C’est le titre qui me revient. Je suis docteur en théologie.
Charles Quint
On ne m’avait pas dit que vous étiez si attaché aux titres.
Martin Luther
Celui-là m’est nécessaire, Sire.
Charles Quint
Majesté.
Martin Luther
Celui-là m’est nécessaire, Majesté.
Charles Quint
Je vous en prie, asseyez-vous.
Martin Luther
Je préfère rester debout.
Charles Quint
Vous ne semblez pas à votre aise.
Martin Luther
Croyez-vous que je puisse l’être ?
Charles Quint
Mes gardes vous auraient-ils fait peur ?
Martin Luther
Ils sont un peu agressifs.
Charles Quint
Veuillez les excuser. Ils mettent parfois du zèle dans le service de leur souverain.
Martin Luther
Ils pourraient tout de même se montrer un peu moins virulents.
Charles Quint
Le docteur Martin Luther peut comprendre l’importance de ma sécurité.
Martin Luther
Et Sa Majesté l’empereur Charles Quint peut admettre que les circonstances sont déjà bien éprouvantes pour moi.
Charles Quint
Vous n’êtes pas heureux de me revoir ?
Martin Luther
Bien sûr que si, Majesté.
Charles Quint
Alors je rends grâce à la lettre qui nous a réunis.
Martin Luther
Quelle lettre ?
Charles Quint
Je vous en prie, asseyez-vous. (Luther s’assied. Un temps.) J’ai été bien déçu, cet après-midi. On m’avait brossé un portrait extraordinaire de votre éloquence et de votre charisme. Vous avez fait pâle figure.
Martin Luther
Les princes, l’empereur… Quand on n’a pas l’habitude, il y a de quoi être impressionné.
Charles Quint
Allons, personne ne vous voulait de mal.
Martin Luther
Vous plaisantez ?
Charles Quint, imperturbable.
Oui.
Silence gêné.
Martin Luther
J’avais quelques ennemis.
Charles Quint
Je vous le confirme. Si le nonce du pape avait pu vous égorger sur place, il l’aurait fait volontiers.
Martin Luther
Vous comprenez donc mon embarras.
Charles Quint
On m’avait décrit quelqu’un de combatif.
Martin Luther
Et qu’aurait-il fallu que je fasse ? Que je gifle l’archevêque, que j’assomme le nonce, que je me batte contre les gardes impériaux et que je vous crache au visage ?
Charles Quint
Je vous aurais immédiatement fait mettre à mort.
Martin Luther
Je le devine, oui…
Charles Quint
C’est donc ce que vous auriez dû faire, puisque vous cherchez le martyre.
Martin Luther
Je ne cherche pas le martyre.
Charles Quint
Vraiment ?
Martin Luther
Oui, Majesté.
Charles Quint
Ce n’est pas si évident lorsqu’on examine votre attitude. (Un temps. Luther montre de plus en plus de signes de nervosité.) Quand l’archevêque vous a demandé si les livres qu’on vous présentait étaient bien de vous, vous avez marmonné dans votre barbe.
Martin Luther
Ma réponse a été claire.
Charles Quint
Je vous assure que non.
Martin Luther
J’ai dit que j’étais l’auteur de ces livres.
Charles Quint
Cela était en effet à peu près audible. Mais la suite était confuse… et sans gloire.
Martin Luther
J’ai fait ce qu’il fallait faire.
Charles Quint
Vous vous êtes tout de même défilé quand on vous a demandé de vous rétracter…
Martin Luther
Je ne me suis pas défilé, je vous ai demandé un délai de réflexion.
Charles Quint
Que je vous ai accordé.
Martin Luther
Soyez-en remercié.
Charles Quint
Avez-vous besoin de tant de réflexion pour dire « je me suis trompé » ?
Martin Luther
C’est difficile quand on porte la Vérité en soi.
Charles Quint
Alors vous êtes certain d’avoir raison.
Martin Luther
Oui.
Charles Quint
Contre Rome et contre l’Empire.
Martin Luther
Je défendrai la Parole de Dieu contre toutes les puissances terrestres si elles y contreviennent.
Charles Quint
Léger péché d’orgueil, me semble-t-il.
Martin Luther
Je ne prétends que servir le Christ.
Charles Quint
Rien de plus, vraiment ?
Martin Luther
C’est mon seul dessein.
Charles Quint
Fort bien, docteur. Je vais vous dire à présent quel est mon dessein. Je règne sur l’Empire et je veux le conserver. Cet empire est vaste et turbulent. Tous les jours le chaos le menace. Ce n’est pas une nouveauté. Comme tous mes prédécesseurs, d’Othon à Maximilien en passant par Sigismond, je m’efforce de maintenir la stabilité du Saint Empire romain germanique. J’y parviens avec plus ou moins de bonheur, mais je suis confronté à un problème qui dépasse les imaginations. Ce problème s’appelle Martin Luther. Il prêche la discorde et mes sujets l’écoutent. Ils sont nombreux à le soutenir. Si leurs rangs grossissent encore, je ne pourrai bientôt plus rien maîtriser. Mon empire s’écroulera et l’anarchie nous dévorera tous.
Martin Luther
Je ne prêche pas l’anarchie.
Charles Quint
Alors renoncez à votre combat.
Martin Luther
Ce n’est pas l’Empire que j’attaque, Majesté.
Charles Quint
Vous l’atteignez en visant l’Église.
Martin Luther
Je conteste l’autorité du pape, pas celle de l’empereur.
Charles Quint
Ne faites pas l’innocent. Tout est lié.
Martin Luther
Certains liens doivent justement être défaits.
Charles Quint
Ces liens maintiennent un ordre et un équilibre nécessaires.
Martin Luther
C’est cela que je conteste.
Charles Quint
Je veux que vous vous rétractiez, docteur Martin. Que vous reniiez vos thèses et que vous cessiez d’attaquer l’Église. Vous semez la discorde dans mon empire. Des provinces entières prennent l’habitude de la désobéissance en scandant votre nom. Vous renoncerez à votre combat pour le bien de la chrétienté, pour mon bien à moi et surtout pour le vôtre.
Un temps.
Martin Luther
Vous avez raison, des provinces entières scandent mon nom. Je l’ignorais jusqu’ici. J’ai parcouru une bonne partie de l’Allemagne pour venir jusqu’à vous. Partout où je suis passé, les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants me faisaient un triomphe. On me couvrait d’éloges et on me suppliait de prêcher. Le peuple est sensible à la Vérité. Vous aussi, j’en suis certain.
Charles Quint
Oui, je suis très sensible à la Vérité. Maintenant, rétractez-vous.
Martin Luther
Nous nous comprenons mal, Majesté. Quand j’ai accepté de comparaître ici, devant la Diète, il n’était pas question que je renie mes écrits.
Charles Quint
À quoi vous attendiez-vous ?
Martin Luther
À m’expliquer devant les autorités de l’Empire et de l’Église.
Charles Quint
Vous avez déjà eu l’occasion d’un débat théologique avec un émissaire du pape il y a un an ou deux, me semble-t-il.
Martin Luther
C’est juste.
Charles Quint
Et comment cela s’est-il passé ?
Martin Luther
Mal.
Charles Quint
Il n’y a pas de raison que cela se passe mieux aujourd’hui.
Martin Luther
Cet émissaire n’entendait rien aux Saintes Écritures.
Charles Quint
Ce n’est pas la question. Vous avez voulu cette confrontation, vous l’avez eue. Rome a conclu que vous étiez son ennemi, ne vous en prenez qu’à vous-même.
Martin Luther
La discussion n’était pas équilibrée.
Charles Quint
Elle a eu lieu, c’est ce qui compte. Depuis, vous avez encore aggravé votre cas....