Larbins !

Un palace, une plage, l’océan. Le long de la plage déambulent deux dictateurs, le Nôtre et l’Autre. On ne sait plus trop si tout est décidé à l’avance, ou sur un coup de tête, ils se déclarent la guerre, se réconcilient, enfin, se partagent le monde, et cela dans ce qui ressemble de plus en plus à un jeu.
Depuis le palace, le Larbin les observe à la jumelle, croyant pouvoir lire sur leurs lèvres. La Larbine recommence mille fois de faire un lit, n’obtenant jamais le carré parfait. Le Maître d’hôtel, lui, craint pour la cuisson des côtelettes.

Ces trois-là, dans un ballet absurde fait de répétitions et de critiques à demi-mot, sont à l’affût du moindre geste, de leur chef ou de l’autre, guettant, peut-être, le moment de la rébellion ?




Larbins !

1

La chambre d’un palace qui donne sur l’océan. Tout n’y est que luxe ; de ce luxe qui, à force de raffinement, devient vulgaire.
Un lit, qui pourrait être un trône, occupe une place importante dans la pièce. D’ailleurs la Larbine est en train de le faire, avec l’application qu’on prête à une œuvre d’art. Sur le balcon, le Larbin observe la plage – qu’on devine immense et apparemment déserte – avec une paire de jumelles.

La Larbine

Tu pourrais m’aider.

Le Larbin

Je suis occupé.

La Larbine

Tu sais bien qu’il ne supporte pas les plis. Il faut tendre, tendre et retendre le drap jusqu’à ce qu’il soit aussi lisse qu’un cul de bébé.

Le Larbin, parlant des personnes qu’il observe avec ses jumelles.

Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter, ces deux-là ? Ils ne parlent même pas la même langue.

La Larbine

Ils n’ont pas besoin de se comprendre. Ces gens-là, ça parle, mais ça n’écoute pas.

Le Larbin

Quand même ! Ils refont le monde sans savoir ce qu’ils se disent.

La Larbine, s’épuisant à faire le lit.

Il aime que son lit soit au carré. Ni pli, ni bord bâclé. C’est un maniaque. Le moindre désordre le perturbe. Ce n’est pas croyable d’être sensible à ce point !

Le Larbin

Quelle idée de marcher sur la plage en souliers de ville !

La Larbine

Tu ne voudrais quand même pas qu’ils négocient pieds nus et le pantalon retroussé jusqu’aux mollets ?

Le Larbin

Négocier, tu parles ! Les négociations, ils laissent ça aux autres, à leurs sous-fifres qui s’enferment pendant des heures pour pondre des « traités ». Nos deux gugusses n’ont plus qu’à y apposer leur signature. Ces gens-là, ça signe des lettres que les autres écrivent pour eux.

La Larbine

Oh, viens voir. (Elle renifle le drap.) Pas de doute, c’est bien ça ! Il pisse au lit. Ça prétend diriger le pays et ça ne sait même pas retenir la petite goutte. Si ce n’est pas malheureux ! Qu’est-ce que je fais, je lui change ? Il va encore falloir que je tende et retende le drap propre jusqu’au dernier pli. Je n’ai pas le courage. Tant pis ! Il dormira dans sa saleté.

Le Larbin

Et s’il s’en rend compte ? Il se plaindra à la Direction. Et qui c’est qui prendra ?

La Larbine

Moi, comme d’habitude. Alors je ne vois pas de quoi tu te mêles.

Le Larbin

Tu as raison, je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

La Larbine

Non, c’est toi qui as raison. S’il s’en rend compte,
ça le contrariera et il ne sera plus en mesure de négocier. Tu veux que je te dise ? Nous sommes dirigés par des gens fragiles, qu’un rien met sens dessus dessous. Si nous autres, les larbins, nous ne tenons pas le coup pour eux, ils… ils… comment on dit déjà quand une télévision éclate du dedans ?

Le Larbin

Qu’elle implose.

La Larbine

C’est ça ! Si nous autres, nous ne tenons pas le coup, ces gens-là implosent. Tu ne vois pas que la guerre soit déclarée à cause d’une larbine qui n’a pas voulu changer un drap souillé. Je porterais ça sur la conscience toute ma vie. (Elle commence à redéfaire le lit.) Tant pis pour mes bras ! Je préfère encore me les arracher que d’être responsable d’un conflit mondial. Comment fais-tu pour avoir toujours raison ?

Le Larbin

C’est inné ! (Un temps. Il sursaute.) Tiens, ils s’arrêtent !

La Larbine

Il y en a peut-être un des deux qui a du sable dans une chaussure. Je sais ce que c’est. Quand j’ai un caillou dans une tatane, moi, je ne peux plus penser à autre chose. Après tout, ces gens-là sont quand même un peu comme nous ; ils ont la plante délicate. Un minuscule gravillon, et c’est l’obsession !

Le Larbin

Fin d’alerte ! Ils reprennent leur marche. Je me demande bien comment ils peuvent paraître aussi tranquilles alors qu’ils savent que des centaines d’appareils photos sont braqués sur eux. Et pourtant, c’est comme s’ils étaient seuls sur terre, comme deux vieux potes qui se retrouvent après une longue absence. (Il sursaute à nouveau.) Allons, bon !

La Larbine

Quoi ?

Le Larbin

Une vague est venue lécher leurs chaussures. Ils ont dû faire un écart.

La Larbine

Aïe ! aïe ! aïe ! Ce n’est pas bon, ça. Pas bon du tout. Tu connais le proverbe ?

Le Larbin

Il y a un proverbe pour ça ?

La Larbine

« Pieds dans l’eau, tête à vau-l’eau ! » Pas bon du tout, je te le dis. (Elle lui prend les jumelles des mains…) Fais voir. (… et regarde à son tour la plage.) C’est pourtant vrai qu’ils ont dû faire un écart. Et un sérieux, encore ! Si ça faisait aussi dévier leur discussion ? Va donc savoir. Un pas de côté, un truc de travers et c’est tout un édifice qui s’écroule.

Le Larbin

Tu vois toujours tout en noir, toi !

La Larbine

Je vois tout comme c’est. Parce que je suis une femme et qu’à force de m’occuper de votre linge sale, à vous autres les bonshommes, je finis par connaître vos fuites et vos trop-pleins… et surtout ce qu’il y a de fragile en vous derrière votre fière allure. Tiens, on dirait qu’ils vont rebrousser chemin !

Le Larbin

Ils vont sans doute revenir là où la discussion filait droit.

La Larbine

Ah non ! Finalement, ils poursuivent. Que d’hésitations, que de petits pas inutiles ! Ça prétend diriger le pays sur la bonne voie et ça n’est pas foutu de marcher droit !

Le Larbin

Mets-toi à leur place aussi !

La Larbine

Et qui fera son lit, gros malin ? (Elle lui rend les jumelles.) D’ailleurs, je ne l’ai toujours pas fini. Pas de pli, pas de bord bâclé ! Personne ne sait les faire aussi bien que moi.

Le Larbin

Ben voyons !

La Larbine

Ce n’est pas moi qui le dis, on me l’a répété.

Le Larbin

Ah oui ! Et qui ça ?

La Larbine

Le Maître d’hôtel.

Le Larbin

Tu connais le Maître d’hôtel, toi !

La Larbine

Non, je connais un marmiton.

Le Larbin

Eh bien ?

La Larbine

Eh bien, mon marmiton a entendu le Maître d’hôtel dire au Maître-Queux qu’il avait dit…

Le Larbin

Qu’il avait dit… « Qui » avait dit ?

La Larbine, désignant d’un geste la plage.

Notre Chef. Le Maître d’hôtel a dit au Maître-Queux qu’il avait entendu notre Chef dire à l’autre Chef qu’aucun palace au monde n’avait de lits aussi bien faits qu’ici. « Et comme il n’y a que toi qui les fais… »

Le Larbin

Parce que le Maître d’hôtel te tutoie ?

La Larbine

Non ! Mais le marmiton, oui. C’est lui qui m’a dit : « Comme il n’y a que toi ici qui les fais, les lits, j’en conclus que personne au monde ne sait les faire aussi bien que toi. » C’est logique, non ? Il a même été jusqu’à insinuer…

Le Larbin

Le marmiton ?

La Larbine

Non, le Maître d’hôtel !… que si la paix se négociait ici, c’était en grande partie à cause de moi.

Le Larbin

Grâce.

La Larbine

Quoi « grâce » ?

Le Larbin

« Grâce » à toi. Pas à cause.

La Larbine

Qu’est-ce que ça change ?

Le Larbin

Ça change que si la paix se signe, ce sera « grâce » à toi. En revanche, si c’est la guerre, là ce sera
« à cause » de toi.

La Larbine

Tu aurais dû être diplomate, toi.

Le Larbin

Et pourtant, je ne suis qu’un larbin ! Les voies du destin sont injustes !

Un temps. La Larbine déplie un drap propre pour refaire le lit tandis que le Larbin reprend son observation avec les jumelles.

La Larbine

Ils causent toujours ?

Le Larbin

Notre Chef surtout.

La Larbine

Le pisseur ?

Le Larbin

Oui, le pisseur. Il s’agite plus que l’autre.

La Larbine

Il a peut-être envie ? Moi, quand j’ai envie, je saute d’un pied sur l’autre.

Le Larbin

Eh bien, lui, il agite les mains.

La Larbine

On n’a pas tous envie de la même façon. Chacun s’exprime comme il peut. (Elle s’acharne à ajuster un coin du lit.) Je ne sais pas ce que j’ai ce matin, mais je n’arrive pas à faire ce coin de lit. Les trois autres, pas de problème… mais celui-ci, pas moyen ! Le drap se dérobe, la couverture se tirebouchonne et mon carré fout le camp de partout ! Si tu m’aidais à tendre le drap, aussi ! Regarde-moi ce travail ! (Elle redéfait le lit.) Il n’y a pas, il faut que je recommence.

Les draps propres et sales sont maintenant mélangés, en vrac sur le sol. La Larbine en prend un pour recommencer le lit.

Le Larbin

Ne lui remets pas le drap souillé.

La Larbine

Pour qui tu me prends ? Je connais mon métier.

Le Larbin

Moi, ça m’est arrivé. Sur ma voiture.

La Larbine

Tu la recouvres avec un drap ?

Le Larbin

Non, j’ai replacé un pneu crevé.

La Larbine, brusquement troublée.

Ah, c’est malin ! (Elle retire le drap.) Tu me mets le doute dans la tête.

Le Larbin

Tu ne reconnais pas celui qui est taché ?

La Larbine

C’est une petite auréole, qu’est-ce que tu crois ! À peine visible. Il ne s’est quand même pas complètement vidé dans son lit. Juste une goutte que je ne retrouve pas. (Ne sachant plus trop quel est le drap propre. Elle en prend un au hasard.) Aide-moi à l’étendre.

Le Larbin

Je suis occupé.

La Larbine

Je n’ai pas dit « tendre » – ça, j’ai compris que tu refusais de le faire –, j’ai dit « étendre ». Juste pour retrouver la tache. Étendre, ça fatigue moins que tendre. Tu pourrais faire un effort. (Il l’aide, de mauvais gré.) Tu vois, ce n’est pas plus difficile que ça !

Le Larbin

Ce n’est pas une question de difficulté, c’est une question de prestige.

La Larbine

De prestige ! Un larbin !

Le Larbin

Parfaitement, Madame ! De prestige. Car le prestige des petites gens est plus précieux que celui de ceux qui l’ont trouvé dans leur berceau.

La Larbine

Et pourquoi donc, Monsieur ?

Le Larbin

Parce qu’ils doivent l’acquérir à la sueur de leur front, Madame.

La Larbine

Si je comprends bien, tu récoltes ton prestige à t’amuser les yeux à travers tes jumelles tandis que moi, la besogneuse, je me le gagne en me déchirant les abattis pour que ce foutu lit soit parfaitement au carré ?

Le Larbin

Exactement, ma chère ! Il y a prestige et prestige.

La Larbine

Eh bien, ton prestige me ferait-il la grâce de me redonner un petit coup de main ?

Le Larbin

Là, je crois que tu abuses.

La Larbine

Que veux-tu, mon prestige à moi ne connaît pas les bonnes manières.

Le Larbin

Et que puis-je pour lui, cette fois ?

La Larbine

Devine.

Le Larbin

Encore ton lit !

La Larbine

Toujours mon lit !

Comme s’il s’agissait d’un combat, ils tendent le drap sur le matelas. Épuisés, ils se vautrent sur le lit où les surprend le Maître d’hôtel.

Le Maître d’hôtel

Je vois qu’on se la coule douce aux étages ! L’altitude sans doute, qui rend les esprits volages.

Le Larbin

Parce qu’en cuisine… ?

Le Maître d’hôtel

En cuisine, Monsieur, la discipline est une religion. Pas question de tremper un doigt dans la sauce ! Le Maître-Queux ne transige pas… et le Maître d’hôtel – en quelque sorte son ministre des Affaires étrangères – le soutient de toute son autorité.
La Cuisine est un temple où l’on respecte l’ordre.

La Larbine

Et que nous vaut l’honneur de la présence du ministre des Affaires étrangères ?

Le Maître d’hôtel

La cuisson, mademoiselle.

La Larbine

La cuisson ?

Le Maître d’hôtel

Parfaitement, la cuisson. Il y va du prestige du Maître-Queux… et, derrière le prestige du Maître-Queux, du prestige de toute la brigade, Maître d’hôtel compris.

Le Larbin, à la Larbine.

Ah, tu vois.

La Larbine

Je vois quoi ?

Le Larbin

Le prestige ! Toujours le prestige !

Le Maître d’hôtel

Le Maître-Queux m’a missionné pour savoir où ils en sont avant de mettre ses côtelettes au feu.

Il va pour prendre les jumelles qui ont été posées sur une table. Mais le Larbin les lui arrache des mains.

Le Larbin, en se dirigeant sur le balcon
pour observer la plage.

S’il vous plaît, à chacun son prestige ! Le mien, c’est...

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