LE BAL DES VAURIENS
PROLOGUE : Conférence de rédaction du journal Paris Soir en aout 1934, juste après la mutinerie de Belle-Île
Pierre Lazareff, Alexis Danan, l’écrivain Colette, journalistes Marcel et Renée
LAZAREFF : Chers amis, champagne ! (Il débouche une bouteille.) Nous sommes en tête de la presse française ! Un million d’exemplaires vendus ! On a détrôné L’Intransigeant !
COLETTE : Bravo, Alexis ! Ton article sur la révolte des enfants à Belle Ile y a été pour beaucoup.
LAZAREFF : Oui, l’accroche est belle. Mais notre succès tient surtout à notre ligne éditoriale populaire, apolitique. On n’a peur de rien à Paris Soir !
MARCEL : Vous pouvez être fier, Monsieur le Directeur. Mais ça a failli tourner très mal à Belle-Île. Beaucoup d’évadés sont des condamnés de droit commun. Le drame a été évité de justesse !
RENÉE : Ces enfants ne sont pas des anges ! Vous vous souvenez de ce gardien pendu au mât d’une goélette ?
COLETTE : Burlut !
RENÉE : Ben quoi, Burlut ?
COLETTE : C’était son nom ! Renée, c’est une vieille histoire. Enfin, on ne peut pas comparer le sort des gardiens avec celui des petits colons. On dépeint ces enfants comme des « sauvages » mais ce sont pour la plupart des orphelins, des vagabonds, des petits voleurs... Et puis, pendant cette révolte à Belle-Île, les gardiens n’ont pas été gravement blessés.
ALEXIS DANAN : N’appelons pas cela une révolte, c’est un acte de désespoir. Le vrai crime c’est d’envoyer les enfants dans un lieu pareil !
RENÉE : Et qu’attend le Ministère pour mener une enquête ?
ALEXIS DANAN : Je n’y crois plus, René. Sais-tu ce que le Directeur de la colonie a dit aux journalistes accourus de Paris ? « Ne vous inquiétez pas, nous avons le règlement en main ! »
MARCEL : Alexis, le sujet est clos, tous les évadés ont été retrouvés, la situation est maîtrisée.
ALEXIS DANAN : « Maitrisée », tu parles comme eux !
RENÉE : Un colon a quand même réussi à s’évader, Dieu sait comment.
ALEXIS DANAN : D’où tiens-tu cette information ?
RENÉE : D’un ami…
MARCEL : Et le régime d’enfermement : il paraît qu’il s’est amélioré à Belle-Île.
ALEXIS DANAN : Ah oui ? Tu l’as constaté de tes propres yeux ?
MARCEL : Ne me cherche pas, Alexis ! Depuis que tu as trouvé ce filon de « l’enfance perdue », tu n’en démords pas. Vous êtes tous témoins – il joue avec l’indignation publique, l’émotion. Il faut reconnaître que ça marche bien !
ALEXIS DANAN : (il s’avance vers lui, en rigolant) Ce filon ? Ah oui ! Bravo, bravo ! Oui, bien sûr, j’utilise la vitrine du journal pour me faire mousser. Et toi, avec tes trémolos autour du gang Mariani et les lettres anonymes, tu n’en as pas profité peut-être ? « Aaah ! Fressart, tu vas mourir, Fressart, c’est la fin ! »
LAZAREFF : Allons, allons, du calme ! La révolte de Belle-Île, c’est fini, passons à d’autres sujets à présent.
ALEXIS DANAN : Oui, c’est fini. Quel imbécile je suis ! Les enfants ont été renvoyés au bercail, privés de nourriture, enfermés au cachot. L’ordre règne, à présent !
LAZAREFF : Enfin, mon coco, tu manques de clairvoyance ! Ce scandale va tout changer, le ministère ne peut plus reculer. Crois-moi, des réformes vont être engagées.
ALEXIS DANAN : Tu y crois encore, Pierre ? Un seul scandale ne suffit pas. Le malheur des autres est si lassant, si ennuyeux.
COLETTE : Oui, il a raison, Pierre… L‘attention retombe vite.
ALEXIS DANAN : Les Français « respectables » vont retourner vaquer à leurs petites affaires et la ronde infernale des enfants perdus se poursuivra.
LAZAREFF : Écoute, Alexis, je te fais confiance et je suis prêt à prendre tous les risques. Alors, si tu crois pouvoir y donner suite, vas-y ! Je te donne carte blanche. Mais l’heure tourne, on doit boucler avant midi.
ALEXIS DANAN : Merci pour ta confiance, Pierre ! Tu connais mon amour pour la vérité, celle qu’on ne cesse de trahir.
RENÉE : Oh, oh ! Un peu moins de lyrisme, Alexis.
LAZAREFF : Par contre, il te faudra des preuves. Le Ministère ne te donnera pas accès aux lieux. Ils ne diront ni « oui » ni « non » et tu risques de te retrouver « le bec dans l’eau ».
ALEXIS DANAN : Oui, mais je veux mener une campagne de presse au niveau national, raconter ce qui se passe dans les autres centres pénitenciers – d’Aniane, de Mettray, d’Eysse ; parler des punitions infligées aux enfants : celle du bal où les enfants doivent tourner pendant des heures sur un rebord en ciment. Pousser les gens à manifester dans la rue, crier au scandale, à la honte !
COLETTE : Un vrai Don Quichotte, son épée à la main.
ALEXIS DANAN : Oui, Colette, je suis fier d’être un Don Quichotte ! On n’a rien compris à l’enfance. Nous sommes responsables de leur révolte.
LAZAREFF : Je n’ai qu’un mot à te dire : fonce.
ALEXIS DANAN : Pour dénoncer les scandales, je vais faire témoigner les anciens du bagne à la Une du journal, comme à Cayenne...
MARCEL : Oh non, pitié, tu ne vas pas remettre le couvert ! On en a assez de cette affaire.
LAZAREFF : On ne peut pas s’éterniser là-dessus ! Allez, dépêchez-vous ! Passons aux autres sujets d’actualité…
COLETTE : Tout aussi brûlants.
LAZAREFF : Toi, Marcel.
MARCEL : Oui, l’affaire Mariani par exemple. J’ai des nouveaux éléments.
LAZAREFF : Et toi, Renée ?
RENÉE : N’oublions pas les priorités. Nous sommes en 34, on sort à peine de la crise de 29, les chômeurs sont dans la rue, ils réclament du travail ! Il faut mettre à la Une la réforme économique, c’est ça qui intéressera nos lecteurs.
LAZAREFF : Écoute ma cocotte, pour la Une c’est encore moi qui décide, d’accord ? Et toi, Colette ?
COLETTE : Moi, j’étais très touchée par l’histoire de cette petite fille Jeanne Robin. Ses parents l’ont vendue à des romanichels. Savez-vous ce qu’elle a confié à l’inspecteur ? « J’ai vécu l’enfer avec ma famille, je me plaisais beaucoup plus parmi les nomades. »
LAZAREFF : Très bien, au travail. Et n’oubliez pas ma devise : « Voir, savoir, savoir-faire, et faire savoir ! »
Tous s’immobilisent, la lumière baisse pour s’orienter sur le centre scène où les enfants se lèvent doucement pour tourner en rond et tomber. Les comédiens sont dans le noir, seul Alexis Danan reste attablé devant sa machine à écrire.
CHOREGRAPHIE ET CHORALE 1 : SCENE DU BAL
Les enfants couchés au sol se relèvent un par un, très lentement puis commencent à tourner en cercle. A la fin du « Bal », les enfants tournent leurs regards vers Alexis Danan en train d’écrire sur sa machine à écrire.
Intermède :
ALEXIS DANAN : Dans ce monde sans pitié, il y a pire que la pauvreté, il y a les enfants pauvres. Au regard de la loi, ils sont des insultes à la société. (Il tape à la machine, puis relève la tête, cherchant ses idées.) Qui sont-ils, ces oubliés, enfermés, jusqu’à leur 21 ans, « la 21 » comme ils l’appellent ? Des rebelles, des délinquants ? (Il tape à la machine, puis il retrouve une lettre sur son bureau et la lit tout haut.)
Un jour, un...