Semis
Fragment en découpe d’un bâtiment ou d’une sorte de cabane plutôt délabrée faisant office à la fois de pépinière et de logement avec jardin, en partie extérieur et intérieur, donnant sur un chemin peu fréquenté. Clémentine est en train d’écrire ou de penser à voix haute à une lettre qu’elle compte envoyer à un éditeur, tout en s’occupant de bacs et de pots plus ou moins rationnellement alignés ou disposés autour d’elle. Tout semble dans la pièce un peu désordonné et cependant très rationnel. Un jeune garçon, à l’extérieur, passe et repasse. Il a une allure très moderne d’adolescent d’aujourd’hui, un peu désinvolte. Il observe.
Clémentine - Je vous connais ?
Kim - Non.
Clémentine - Je connais votre maman ?
Kim - Non.
Clémentine - Quelqu’un vous envoie, quelqu’un à qui je dois de l’argent ?
Kim - Non… Je passais, c’est tout.
Clémentine - Ah bon ! C’est tout ?
Kim - C’est un chemin, non ?
Clémentine - Un cul-de-sac.
Kim - Pas grave ! Je peux regarder ?
Clémentine - Quoi ?
Kim - Qu’est-ce que c’est ?
Clémentine - Des tomates. Enfin, quand ça en donnera, des tomates, parce que avec la tomate, on est jamais sûr de rien.
Kim - Pas seulement avec la tomate.
Clémentine (l’observant avec attention) - Vous seriez pas du Centre, vous ?
Kim - Ça se voit tellement ?
Clémentine - J’ai pas voulu dire ça.
… Alors, là, Monsieur l’Éditeur, je venais d’être prise en flagrant délit de discrimination, qu’on dit… Est-ce de ma faute si j’habite à côté d’un Centre d’Éducation Fermé, même qu’on avait signé une pétition contre ?… Et je les voyais passer, parfois, ils avaient pas le droit, mais… À peine vus, déjà disparus… Tandis que celui-ci…
Kim - Est-ce que je peux observer vos tomates de plus près ?
Clémentine - Inutile, c’est comme partout.
Kim - Quand même… Alors, vous « élevez » des tomates comme ça, moitié dedans, moitié dehors ?
Clémentine - Oui, une serre mais en plein air, presque en plein air.
Kim (observant l’ensemble un peu croulant) - Ça risque pas de casser ?
Clémentine - Quoi ?
Kim - Le toit, et le reste… Et puis, c’est très à l’étroit…
Clémentine - Pas tant que ça !
… Et je lui ai tourné le dos, Monsieur l’Éditeur… Et de reprendre ma tâche auprès de mes chéries… Mes petites tomates… Je n’aurais pas su dire pourquoi je m’y consacrais à ce point… Ça en était devenu une obsession… (Retournant s’occuper avec amour de ses pots et bacs.) Peut-être parce que la tomate, c’est un peu pour moi la douceur, c’est de la paix, la simplicité, une tomate qui arrive à maturité c’est rien que des angles arrondis, enfin pour certaines variétés…
Kim - Je peux vous demander quelque chose ?
Clémentine - Quoi ?
Kim - Vous allez téléphoner au Centre ?
Clémentine - Pour quoi faire ? D’ailleurs, j’ai pas le téléphone.
Kim - Ah bon !… Je vous laisse…
Clémentine - … Mais qu’est-ce qui m’a pris soudain, Monsieur l’Éditeur, de le retenir ? Est-ce que la tomate comblerait pas tout ?…
Ça te dirait pas un bon petit café bien serré ?
Kim - Ça vous gênerait de pas me tutoyer ? Je suis pas votre copain.
Clémentine - Très bien ! Voudriez-vous me faire le plaisir d’accepter un café ?
Kim - C’est bon ! Vous pouvez me dire « tu » maintenant.
Clémentine - Mais pourquoi pas ? (Elle le fait entrer avec plaisir chez elle, ouvrant la barrière.) Par ici, la cuisine-salon jouxte le jardin d’hiver qui colle à celui d’été… Installez-vous ! Je veux dire : tu t’installes !
Kim (qui s’assoit, un peu intimidé) - Merci.
Elle lui sert un café, s’installe en face de lui.
Clémentine - … Et on s’est retrouvés face à face, Monsieur l’Éditeur… Rien à se dire…
Kim - Hum !… Donc, vos tomates ?
Clémentine - Non ! Le Centre…
Kim - Les tomates, plutôt !
Clémentine - Eh bien, elles vivent leur petite vie, plutôt riquiqui encore, mais ça ne désespère pas… Vont leur petit train-train !
Kim - On peut se promener parmi vos tomates ?
Clémentine - … Ça, ça me sidérait !… La première personne qui, depuis des siècles, s’intéressait à mes tomates, prenait la peine, au moins, de faire semblant…
Kim (passant très sérieusement de pot en pot, faisant l’inspection) - Très très intéressant !
Clémentine - Oh ! faut pas exagérer, mais quand même, c’est vrai, les tomates ont leur originalité ! (De plus en plus à l’aise.) Tu sais que les tomates avaient très mauvaise réputation autrefois ?
Kim - Elles aussi ?
Il écoute avec beaucoup d’intérêt.
Clémentine - D’abord, on les considérait comme immorales, conduisant à l’immoralité, excitantes…
Kim - Sexuellement ?
Clémentine - Exact ! Également toxiques, maléfiques. Pouvaient envoûter… Rien que leur couleur : rouge, un appel à la débauche… Les sorcières s’en servaient pour préparer des potions, des philtres, c’était utilisé pour tout, sauf pour manger !… Ça, strictement interdit à la consommation sous peine de malaises, d’empoisonnements, d’indigestions… Jusqu’au jour où… On peut plus s’en passer maintenant… En fait, pour tout te dire, moi, c’est le côté extrêmement philosophique de la tomate que j’apprécie… Oui, la tomate a une philosophie.
Kim - Laquelle ?
Clémentine - D’abord, elle demande qu’à donner… Pour peu qu’on la respecte, elle donne, donne…
Kim - Mais les autres plantes aussi donnent, et la nature…
Clémentine - Aucune plante dans la nature ne donne autant que la tomate ! D’une générosité à écraser tous ses concurrents… C’est simple : même moi, dans ce trou, il m’arrive d’en avoir…
Kim - … trop !
Clémentine - C’est ça, je finis par déborder de tomates, la tomate me submerge, la tomate fournit, et que je te livre, et encore, je te livre de la tomate, que j’entasse…
Kim - Ça se perd, alors…
Clémentine - Jamais, parce que ça aussi c’est une autre caractéristique de la tomate : elle tient. Elle a un terrible sens de la conservation, la tomate… Cueillie, elle se pose sur son petit derrière tout rond et ne bouge plus…
Kim - Vous parlez de la tomate comme si c’était du vivant, des personnes…
Clémentine - C’est des personnes. Des personnes tomates… Ici, tu as de futures personnes…
Kim - Et il y a longtemps que vous vous intéressez aux individus tomates ?
Clémentine - … Alors, Monsieur l’Éditeur, on a eu une conversation passionnante sur les tomates, ou à partir des tomates… La vie, la mort, tout, le temps qui passe, pour les tomates comme pour les autres, et comment elles s’agrippent, particulièrement, font tout pour se flétrir le plus tard possible sans jamais renoncer à offrir… La Tomate, c’est l’Offrande… Joli, non, Monsieur l’Éditeur… D’où le motif de ma lettre, cette décision, enfin une envie déjà, que j’ai d’écrire un bouquin sur et autour de la tomate… Une histoire qui…
Kim - On vous l’a dit que mon Centre s’appelle Centre Fermé d’Éducation ?… Interdiction totale d’en sortir…
Clémentine - Sauf pour ceux, je suppose, qui ont une autorisation… Tu en as une ?
Kim - Non ! Mais je reviendrai.
Il sort à toute allure et disparaît, laissant la dame très inquiète.
Clémentine - Attends !… Je veux pas avoir d’ennuis, moi… Mais quels ennuis ? Ah ! Clémentine, tu vas pas recommencer encore à rechigner, te replier et fermer la porte… Si ce garçon s’arrache le droit de sortir, très bien, on obtient rien qu’en arrachant ! (Elle arrache un plant.) Hop ! toi, débarrasse le plancher ! Je déteste les rachitiques.
… Est-ce que je vous ai dit, Monsieur l’Éditeur, que je trouvais ce garçon d’une robustesse intéressante ?… En tout bien tout honneur, bien sûr… Ce qui, en conséquence, va m’amener à vous proposer une sorte de synopsis, que je vais développer, là, à présent… Mais rassurez-vous, je sais pas du tout écrire ! Alors, ça risque d’être original, non ?… D’autant plus que quand on a pas grand-chose à dire, on se donne un mal fou pour le dire, ça aussi, c’est mon avis…
(À ses tomates.) N’est-ce pas, mes petites bichonnes ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Ça vous plairait pas d’être les héroïnes de mon prochain best-seller ?… Mais faudra avant me donner de bons petits fruits, des fruits à sa mémère, d’accord, hein, hein ?
PLANTATION
La lumière change. La dame est penchée vers ses tomates qui ont poussé ; on aperçoit à présent de petites tiges. Le jeune homme apparaît, plus à l’aise que la première fois. Il tape à la vitre.
Kim - Coucou !
Clémentine - Oh ! tu m’as fait peur !
Kim - Vous leur parlez souvent comme ça ?
Clémentine - Toujours.
Kim - Et qu’est-ce qu’elles répondent ?
Clémentine - Ça reste entre nous… Toujours sorti sans autorisation ?
Kim - Toujours.
Clémentine - C’est pas raisonnable !
Kim - Si vous croyez que ça l’est plus, là-bas !… Je peux rentrer ?
Clémentine - Ils te puniront.
Kim - On verra… (Allant avec intérêt vers les pieds de tomates.) Alors, qu’est-ce qui leur est arrivé, à vos tomates, depuis mon dernier passage ?
Clémentine - Retourne à ton Centre.
Kim - Dans un moment… Alors, quoi de neuf chez les tomates ?
Clémentine - Du soleil, de la pluie, des jours avec, des jours sans…
Kim - Elles seraient pas un peu rachitiques ?
Clémentine - Mes tomates, rachitiques !… Non, tout juste en attente.
Kim - De quoi ?
Clémentine - Je les ai semées à peine il y a trois semaines ! Faut du temps.
Kim - Parce que vous achetez pas des pieds tout faits chez…
Clémentine - Non ! C’est moi qui le fais le pied… À base de semis… Tout ici, depuis la graine jusqu’au fruit… Je sème et…
Kim - Et c’est vous aussi qui faites vos graines ?
Clémentine - Bien sûr ! À partir des pépins… C’est une grande sécherie de pépins ici, en automne.
Kim - Vous m’épatez !
Clémentine - Tu rigoles ?
Kim - Non, vraiment, ça m’épate !
Clémentine - Eh bien, s’il faut que ça pour épater, pourquoi pas… Alors, tu vois, c’est comme ça que je sème, là, gentiment, avec doigté, tact, dans un bon terreau préparé à base de restes de légumes, pelures, feuilles de thé, marc de café, si, si, je tiens au marc de café, un peu de levure et de chicorée même, tout ça bien touillé… Dis donc, à propos…
Kim - Oui ?
Clémentine - C’est pas grave ?
Kim - Quoi ?
Clémentine - …
Ils s’observent soudain graves, silencieux.
Kim - Bon ! Tournez pas autour du pot, j’ai compris. Récidiviste, comme ils disent.
Clémentine - De quoi ?
Kim - De tout.
Clémentine - Mais encore ?… J’ai pas à demander, mais…
Kim - Vous voulez savoir. Ils veulent tous savoir.
Clémentine - Non, moi, je…
Kim - Mais après, faut pouvoir être capable d’entendre… .
Clémentine - À ce point ?
Kim -...