PROLOGUE
Le devant de la scène est occupé par une longue table derrière laquelle sont disposées 6 chaises. Milo est debout, à droite de la table, près d’un tas de pots vides. Sont assis de droite à gauche : Belle, Reine, Virgile, Cerise, Roman et Fine. Régis est debout, à gauche de la table. Il tient une grande seringue. Derrière lui, se trouve une autre table plus petite. Ces huit personnages accomplissent des gestes mécaniques évoquant le travail à la chaîne. Milo se baisse, attrape un pot qu’il tend à Belle ; Belle remplit le pot de terre et le passe à Reine qui plante en son centre une tige de chèvrefeuille ; Reine tend le pot à Virgile qui ajoute une décoration avant de le confier à Cerise ; celle-ci « habille » le pot d’une collerette de papier crépon, le remet à Roman qui colle une étiquette avant de transmettre le pot à Fine qui appose un tampon ; Fine glisse le pot à Régis qui pulvérise la plante d’un coup de seringue ; enfin, Régis pose le pot sur la table située derrière lui. Pour accroître l’impression d’aliénation, les personnages assis effectuent dans un ensemble parfait les mêmes mouvements de jambes. Prune fait les cent pas en feuilletant un livre de comptes.
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
MILO : Pot
BELLE : Terre
REINE : Plante
VIRGILE : Décoration
CERISE : Emballage
ROMAN : Étiquette
FINE : Tamponné
REGIS : Fortifiant
(On entend soudain une douce voix off, tandis que la « chaîne » continue de fonctionner.)
VOIX OFF : Monsieur ! Monsieur !
(Sans ralentir le mouvement, Virgile redresse la tête et tend l’oreille.)
VOIX OFF : Monsieur Rondier ? Hé ! Monsieur Virgile Rondier ?
VIRGILE (Il crie) : STOP
(A l’exception de Virgile, tous les personnages se figent instantanément. Ils garderont la pause jusqu‘à la chute du prologue.)
VIRGILE (s’adressant à la voix) : Que me voulez-vous ?
VOIX OFF : Vous êtes bien Virgile Rondier ?
VIRGILE : Je suis bien Virgile Rondier.
VOIX OFF : Virgile Rondier… Le metteur en scène ?
VIRGILE : Oui, je suis bien Virgile Rondier, le metteur en scène.
VOIX OFF : Virgile Rondier, le fameux metteur en scène ?
VIRGILE : Fameux, fameux… Oui, si vous voulez.
VOIX OFF : Mais alors, que faites-vous, là, à remplir des pots de chèvrefeuille au lieu de monter une pièce de théâtre si vous êtes vraiment Virgile Rondier, le fameux metteur en scène ?
VIRGILE : Ça vous intéresse vraiment de le savoir ?
VOIX OFF : Je vous le demande.
VIRGILE : Ne bougez pas, je vais tout vous raconter.
(Virgile se lève, imité dans un même mouvement par tous les comédiens qui étaient assis. Tous les personnages, sauf Virgile, reculent vers le fond et les côtés de la scène emportant tables, pots et chaises.)
VIRGILE : Tout a commencé à la fin de l’été dernier…
(NOIR COMPLET)
Scène 1
(La table, les chaises, les pots, tout a disparu. Une grande animation règne sur la scène. Régis court comme un beau diable en apportant des éléments de décor : un portemanteau, un guéridon, une couverture rouge carmin qu‘il dispose sur un canapé, deux chaises et un chèvrefeuille qu’il pose sur une commode (liste non exhaustive) ... Pendant ce temps des comédiens s’activent : Cerise rectifie son maquillage, Belle va et vient en lisant son texte, Prune discute avec Milo, Roman vocalise, Fine fait des étirements. Virgile, assis devant une petite table, lit attentivement un manuscrit et prend des notes. )
CERISE : Régis ! Ohé Régis ! Tu peux allumer le projecteur, s‘il te plait ? On n’y voit rien ici pour se maquiller.
REGIS : D’accord Cerise, à condition que tu ailles à ma place chercher l’armoire normande.
CERISE : Mais je ne pourrai jamais la porter, cette armoire.
REGIS : Alors je ne peux pas l‘allumer, ce projecteur.
FINE : Ne t’inquiète pas, Cerise. Tu es bien assez belle pour séduire les tocards qui nous entourent.
ROMAN : A-E-I-O-U-O-I-E-A. Vous savez ce qu’ils vous disent les tocards qui vous entourent ? A-E-I-O-U-O-I-E-A.
FINE : Oui, ils nous disent A-E-I-O-U-O-I-E-A, et c’est bien la première fois que je les entends proférer autre chose que des âneries.
BELLE : « Billes de bois, billes de verre, combien de billevesées ne m’as-tu pas contées ? ». Je n’y arriverai jamais. « Billes de bois, billes de verre, combien de billevesées ne m’as-tu pas contées ? ».
MILO : Dis, Prune, je suis un peu en galère ces temps-ci. Ça m’arrangerait que tu m’héberges quelques jours chez toi.
PRUNE : Oh, toi, tu ne serais pas en train de me draguer ?
MILO : Ben, non, je te jure, il n‘y a pas de danger.
PRUNE : Ah ? Tant pis.
(Reine, visiblement furieuse, traverse la scène, interpelle Virgile en brandissant des feuillets.)
REINE : Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
VIRGILE : Une horreur ? Où ça ? De quoi parles-tu ?
REINE : De cette pièce que tu prétends nous faire jouer.
VIRGILE : Tu oses dire que cette pièce est une horreur ?
REINE : Je t’ai dit que c’est une horreur parce que je suis en panne de vocabulaire et que rien de pire ne m’est venu à l’esprit. Laisse-moi deux minutes et je vais trouver le mot juste.
VIRGILE : Encore une fois, ma petite Reine, tu t’emballes, tu t’emballes. Tu lis trop vite, tu ne vas pas au fond du texte et, crac, tu t‘accroches à ta première impression. Je t’assure, cette pièce vaut beaucoup mieux que ce que tu penses.
REINE (Elle s’adresse à Roman) : Hé ! Roman, arrête de brailler comme ça et viens ici, une minute.
ROMAN : A-E-I-O-U-O-I-E-A. Ne me fais pas trop parler, ma voix n’est pas encore chaude.
REINE : Que penses-tu de ça ? (Elle lui montre ses feuillets)
ROMAN : Ça ? C’est de la merde (Et il repart en vocalisant) A-E-I-O-U-O-I-E-A.
VIRGILE : Tu l’as conditionné, c’est sûr.
REINE : On n’en a même pas parlé. Et regarde les autres. Crois-tu qu’ils soient enthousiasmés ?
VIRGILE (il appelle Belle) : Belle, viens ici ma toute belle. Toi, au moins, on voit bien que tu t’en régales de ce texte.
BELLE : Je suis fascinée,…
VIRGILE : Ah, tu vois bien !
BELLE : … admirative !
VIRGILE : Je le savais.
BELLE : Vraiment, c’est exceptionnel.
REINE : Tu es sûre d’aller bien ?
VIRGILE : (à Reine) Toi, ne cherche pas à l’influencer. (À Belle) Dis-nous ce qui te frappe à ce point.
BELLE : Comment dire ?
VIRGILE : Parle avec ton cœur, mon chou, tu verras, les mots viendront tout seuls.
BELLE : C’est vrai, je peux ?
REINE : Allez, ne fais pas la mijaurée.
BELLE : Eh bien… Je ne croyais pas que cela fût possible…
VIRGILE : Ah, tu vois bien.
BELLE : … de faire quelque chose d’aussi…
REINE : … d’aussi quoi ?
BELLE : … d’aussi… tarte !
VIRGILE : Pardon ?
BELLE : Oui, c’est lourdingue, c’est prétentieux, on s’ennuie. C’est à chier, quoi.
REINE : Ça alors, toi, quand tu y vas, tu y vas !!!
VIRGILE : Tu le penses vraiment ?
BELLE : Vraiment Raoul, je suis désolée.
VIRGILE (hystérique) : Ne m’appelle pas Raoul ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas m’appeler Raoul quand on est au boulot ? Au théâtre, je suis Virgile Rondier. Sur les affiches, je suis Virgile Rondier. Pour la postérité, je suis Virgile Rondier.
REINE : D’accord, Raoul, tu es Virgile Rondier. N’empêche que Belle a raison, cette pièce est à chier. Et puis, pour ce qui est des affiches et de la postérité, excuse-moi, mais…
VIRGILE : Quoi, les affiches ? Quoi, la postérité ? Quoi, mais?
REINE : Ce n’est pas en montant des pièces de cette trempe-là que tu vas devenir le metteur en scène du siècle et que ton nom va recouvrir les murs de Paris.
VIRGILE : A la fin, qu’est-ce que vous avez tous contre cette pièce ?
(Les comédiens s’approchent les uns après les autres et se mêlent progressivement à la discussion)
MILO : Mon personnage n’a aucune consistance.
PRUNE : Et moi je dois dire des phrases que je ne comprends même pas. Ça me donne l’air d’une gourde.
FINE : Ne te plains pas, tu seras parfaite dans le rôle.
PRUNE (ravie) : C’est vrai, Fine ? Tu le penses vraiment ? Tu es un amour.
CERISE : Et moi je suis à moitié nue durant toute la pièce.
FINE : Comme ça tu montreras ce que tu as de plus talentueux.
ROMAN : Et puis ce titre… « Le Complexe du Chèvrefeuille » ! Waouh ! Ça c’est du titre ! Pour attirer les foules, il n’y a pas plus sexy.
BELLE : Ne te plains pas, on a peut-être échappé aux « Rêveries du Topinambour ».
MILO : Ou aux « Fantasmes du Potimarron ».
REGIS (entre deux déplacements d’objets) : Eh bien, moi, je ne suis pas d’accord.
VIRGILE : Enfin quelqu’un qui apprécie la pièce. Allez, vas-y Régis, nous t’écoutons.
REGIS : La pièce, je peux pas dire. J’ai surtout lu les indications de l’auteur et je peux vous dire que, pour un régisseur, c’est du pain béni.
VIRGILE : Je ne comprends pas.
REGIS (il ouvre le manuscrit) : C’est pourtant simple. Par exemple… Ecoutez bien: « La couverture, que l’on jettera négligemment sur le fauteuil, doit mesurer 2 mètres 40 sur 2 mètres. Elle est nécessairement en laine rouge carmin. On la trouve en page 412 du catalogue des Joyeux Bergers ». Formidable, non ? (Il tourne les pages) Et là: « Commander le chèvrefeuille à « La main verte de Belleville ». Il doit mesurer au moins 1 mètre 20 de hauteur et autant d’envergure. Penser à l’exposer à la lumière du jour entre deux représentations. »
VIRGILE : Mais, c’est ridicule.
REGIS : C’est parfait au contraire. Figurez-vous que ça me simplifie la vie. D’habitude vous me faites tourner en bourrique.
VIRGILE : En bourrique ?
REGIS : Comme je vous le dis, en bourrique, à ne jamais savoir ce qu’il vous faut.
VIRGILE : Je sais toujours ce qu’il nous faut. Quand il faut un fauteuil, je te demande un fauteuil.
REGIS : Et quand je vous amène un fauteuil, il ne va jamais bien. « Je le voulais plus grand, ou plus vieux, ou plus contemporain, ou plus Directoire ». Et qui c’est qui doit se coltiner des tonnes de matériel dans un sens et des tonnes de matériel dans l’autre sens, parce que Monsieur le metteur en scène ne sait pas ce qu’il veut ? Ne cherchez pas, c’est Régis, le gentil régisseur.
VIRGILE : Mais, je m’inscris en faux.
REGIS : Vous pouvez bien vous inscrire où vous voulez, j’ai commencé, je continue. Jusque là, ça va encore à peu près, mais il y a pire.
VIRGILE : Quoi encore ?
REGIS : Vous me demandez souvent des choses sans vous soucier de savoir si elles sont réalisables.
VIRGILE : Allons bon, voilà autre chose.
REGIS : Ben, tiens ! Vous croyez peut-être que c’était facile de reconstituer les grandes eaux de Versailles sur cette scène, alors qu’on n’a même plus l’eau courante depuis que le gel a fait éclater les canalisations ?
VIRGILE : Il le fallait bien pour jouer « Typhon sur le Trianon ».
PRUNE : Ça, pour une jolie pièce, c’était une jolie pièce.
REGIS : Et de faire descendre deux dromadaires de ces cintres tellement vermoulus qu’on hésiterait à y étendre une lessive à sécher ?
BELLE : Les pauvres bêtes ! Je me souviens, elles ont eu le mal de l’air.
CERISE : Elles ont vomi sur mes pieds tout ce qu’elles ruminaient depuis la veille.
FINE : J’avais bien dit qu’on les nourrissait trop.
MILO : Mais quel succès nous avons eu !!! Je revois la une de la Presse Libre du Faubourg et des Environs : « On nous promettait le retour de Lawrence d’Arabie, on nous a offert Rodéo dans la Ville ».
ROMAN : Il nous a fallu une heure pour rattraper les dromadaires qui s’étaient échappés, affolés par les cris des spectateurs !
FINE : Et renoncer à notre cachet pour payer les dégâts.
PRUNE : N’empêche que, ça aussi, pour une jolie pièce, c’était une jolie pièce.
VIRGILE : Bon, d’accord, ma mise en scène de « Un Privé dans le désert » était un peu trop audacieuse. Trop en avance pour notre époque, sans doute.
REGIS : Alors, vous comprenez, pour une fois qu’un auteur prend la peine de décrire dans le détail l’objet le plus anodin ou le moindre mécanisme, et que toutes ses demandes sont raisonnables, moi ça me repose. Je n’ai qu’à suivre le guide.
REINE : Parlons-en, du guide. Ça, pour tout décrire, il décrit tout, notre cher auteur. Le plus menu détail, le moindre mouvement. Tout juste s’il ne nous dit pas quand il faut respirer. On ne risque pas de se tromper, tout y est. (Elle cherche la bonne page) J’ai trouvé un chef d’oeuvre de précision. Attendez, c’est par là. Ça y est, j’y suis : « Drapée dans un châle en dentelle de Calais, aux motifs alternés de roses épanouies et de coquilles Saint-Jacques béantes… »
REGIS : Là, je dois reconnaître que j’aurais eu du mal à le trouver, ce châle si l’auteur n’avait pas ajouté en marge dans mon exemplaire...