ACTE I
Scène 1
- Martin, Mme Martin
À l’ouverture, M. Martin est assis à son bureau et semble très nerveux. Il tapote frénétiquement le bois du meuble avec ses doigts, prend des papiers, les lit rapidement, les replace. Ensuite, il regarde sa montre, lève les yeux au ciel, se met debout et fait les cent pas, visiblement agacé. Le téléphone retentit. M. Martin se précipite sur le combiné et décroche.
- Martin (ampoulé) - Allô ! M. Martin à l’appareil… (Changeant de ton, irrité.) Oui, belle-maman ? (Un temps.) Que j’arrête de courir comme un cabri ? D’abord je ne cours pas, de plus un cabri ça saute ! (Un temps.) Oui, je sais : vous me l’avez déjà demandé plusieurs fois. Écoutez, je n’y suis pour rien si le plancher est mal isolé ! (Un temps. Il s’assoit.) C’est un parquet 1830, je sais belle-maman. (Un temps. Expliquant.) Les tapis sont au nettoyage. (Un temps.) Vivement qu’ils reviennent, oui belle-maman ! Je vous suggère de changer de pièce, ce n’est quand même pas l’espace qui manque chez vous ! (Un temps.) Je ne vous manque pas de respect, je vous propose de quitter le petit salon pour une autre pièce, votre chambre par exemple ! (Un temps. Il souffle d’agacement.) Oui belle-maman : je souffle ! Je n’ai pas que ça à faire, figurez-vous ! (Un temps.) Non, ce n’est pas pour reprendre mes activités physiques au-dessus de votre tête ! J’attends du monde. (Un temps.) Non, vous ne la connaissez pas ! (Un temps.) Oui, il s’agit d’une femme ! (Un temps.) Non, Lorraine ne la connaît pas : c’est un rendez-vous d’affaires. (Un temps.) Un samedi, oui ! Oh ! et puis zut ! (Il raccroche mal le combiné.) Quelle emmerdeuse ! (Il regarde à nouveau sa montre.) Mais qu’est-ce qu’elle fout la mère Huisknecht, avec son nom à coucher dehors ? (Il se lève.)
Mme Martin entre côté jardin.
Mme Martin - Je peux entrer ?
- Martin (grognon) - Il semble que c’est déjà fait !
Mme Martin - Tu pourrais être aimable !
- Martin - Excuse-moi, mais je viens d’avoir ta mère au téléphone, elle commence à me gonfler !
Mme Martin - Qu’est-ce qu’elle voulait ? Et pourquoi elle appelle sur ta ligne directe ?
- Martin - À propos : je retiens l’andouille qui lui a transmis ma ligne directe !
Mme Martin - C’est moi.
- Martin - Eh bien, je te retiens !
Mme Martin - C’était en cas d’urgence.
- Martin - Tu parles ! Elle n’arrête pas de me harceler depuis une heure !
Mme Martin (inquiète) - Elle est malade ? Firmin n’est pas avec elle ?
- Martin - Mais non, elle n’a rien ! Je t’aurais avertie ! Je ne suis pas un monstre, en dépit des tentations ! Quoi qu’il en soit, elle m’appelle toutes les cinq minutes pour me demander de faire moins de bruit.
Mme Martin (avec un ton de reproche) - Qu’est-ce que tu as encore fait ?
- Martin (excédé) - Une partie de tennis ! (Après un temps.) Je me contente de vivre ! Tu m’excuseras d’exister ! (Expliquant.) Je marche, je m’assois, il m’arrive même de temps à autre de respirer.
Mme Martin (ayant une illumination) - Les tapis !
- Martin (agacé) - Non. Quand même pas les tapis ! Pourquoi pas fumer la moquette aussi, tant que tu y es ?
Mme Martin (expliquant) - On a mis les tapis au nettoyage ! C’est pour ça que maman râle : le parquet résonne en dessous, c’est une horreur !
- Martin - Ta mère pourrait changer de pièce, elle n’est pas encore grabataire que je sache !
Mme Martin - Tu sais bien qu’elle affectionne tout particulièrement le petit salon !
- Martin - Pour l’espace d’une soirée, elle pourrait préférer l’une des huit autres pièces qui composent son appartement d’indigente !
Mme Martin - Ne sois pas inutilement méchant !
Firmin frappe à la porte côté cour.
Scène 2
Les mêmes, Firmin
Mme Martin (ouvrant la porte, surprise) - Ah ? C’est vous, Firmin ?
Firmin (très snob, un rien insolent) - Il semblerait Madame.
Mme Martin (décontenancée) - Vous n’êtes pas avec ma mère ?
Firmin - Madame est observatrice !
- Martin (agacé) - Vous êtes bien gentil Firmin, mais nous n’avons pas le temps de jouer aux devinettes, alors épargnez-nous vos gamineries !
Firmin - Monsieur peut parler !
- Martin - Pardon ?
Firmin (méprisant et hautain) - J’évoque les cavalcades de Monsieur. Franchement, nous sommes loin de la chevauchée des Walkyries si je puis me permettre !
- Martin (agacé) - Vous vous permettez Firmin ! Vous vous permettez ! Mais je vous pardonne, vu votre grand âge.
Mme Martin - Arrêtez ! Vous êtes ridicules l’un comme l’autre ! (À Firmin.) Que se passe-t-il, Firmin ?
Firmin - Mme la Marquise fait savoir à Madame que son mari a mal raccroché le combiné et que conséquemment, Mme la Marquise n’a pas perdu une miette de la conversation issue de cette pièce.
- Martin (allant raccrocher) - Voilà ! Elle n’était pas obligée d’écouter non plus !
Mme Martin - Quand maman s’adresse à moi en tant que Marquise, c’est que la rupture diplomatique n’est pas loin !
Firmin - Je crains que Madame n’ait raison. (Un temps.) Mme la Marquise voulait en outre savoir si Madame était au courant que Monsieur recevait des femmes aux origines douteuses à son insu…
Mme Martin - Pas du tout, il s’agit de Madame H. !
Firmin (surpris) - Madame H. ?
Mme Martin - Je l’appelle comme ça, car je ne parviens ni à me souvenir de son nom et encore moins à le prononcer !
Firmin - Je vois : Madame est consentante.
- Martin (sortant Firmin par le bras par la porte centrale) - Bon, écoutez Firmin, cela commence à bien faire ! J’ai un rendez-vous d’affaires important avec Mme Huisknecht, alors je n’ai pas le temps d’écouter vos élucubrations ni celles de ma belle-mère par votre bouche !
Firmin (résistant afin de sortir côté cour) - Si Monsieur n’y voit pas d’inconvénient, je vais sortir par la porte de service : c’est beaucoup plus direct.
- Martin (relâchant Firmin) - Oui, bon, si vous préférez l’escalier à l’ascenseur !
Firmin sort.
Scène 3
- Martin, Mme Martin
Mme Martin (s’apprêtant à sortir) - Je vais descendre aussi. Il vaut mieux que j’explique les choses de vive voix à maman ! Ensuite j’irai faire quelques courses. Tu n’as besoin de rien ?
- Martin - Si : de calme et de solitude, mais c’est plutôt mal parti !
Mme Martin (sortant par la porte centrale) - Je cours par l’escalier principal pour devancer Firmin !
Scène 4
- Martin, Marie-Françoise
- Martin (resté seul) - Dire qu’on s’est battu pour avoir un ascenseur ! (Un temps.) Bon alors, elle me pose un lapin Mme Huisknecht ou quoi ? Trois quarts d’heure de retard ! (Il va vers la fenêtre.) Ça alors ! Il neige ! Paris sous la neige, c’est très joli, mais question circulation, ça va être la galère ! Le conducteur parisien d’ordinaire si arrogant et pressé, va se transformer en escargot débile ! Je ne suis pas près de récupérer Mme Huisknecht ! (Le téléphone sonne, il va décrocher et en profite pour s’asseoir. Pendant la conversation, Marie-Françoise entre par porte centrale, sur la pointe des pieds. Elle porte des peluches dans un sac. Elle en dépose sur le sofa, en les faisant « asseoir », puis reste prostrée près du sofa.) Allô ! Bonjour madame Huisknecht ! Quel plaisir de vous entendre ! (Menteur.) Non, rassurez-vous, je ne m’inquiétais pas du tout : j’ai vu le temps par la fenêtre ! (Machinalement.) Oui… De la neige… On appelle ça comme ça chez nous… Chez vous aussi ? Oui, suis-je bête ! (Un temps.) Non pas des faucons, des flo-cons ! (Embarrassé.) Excusez-moi de vous reprendre madame Huisknecht, je ne remets pas en cause vos connaissances linguistiques ! (Un temps.) Vous parlez beaucoup mieux français que beaucoup de Wallons ? C’est possible… (Se rattrapant.) C’est certain ! (Un temps.) Vous avez essayé de me joindre à de nombreuses reprises, mais ça sonnait occupé ? (Embarrassé.) Oui… euh… j’avais mal raccroché, c’est trop bête ! (Sur un ton plus alerte.) Dans une dizaine de minutes ? Je vous attends !
Il raccroche en se frottant les mains et se lève pour arpenter la pièce. Il tombe nez à nez avec Marie-Françoise raide comme la mort.
Marie-Françoise (agitant sottement deux peluches sous le nez de M. Martin) - Bonjour beau-frère !
- Martin (sursaute et fait les gestes désordonnés de quelqu’un happé par la surprise et la frayeur, tout en hurlant) - Aaahhhh ! (Marie-Françoise ne s’attendant pas à cet accueil, lâche ses peluches d’effroi, en poussant un cri de souris. M. Martin reprend ses esprits.) Marie-Françoise ! À quoi est-ce que tu joues ? Pourquoi te caches-tu dans les coins sombres pour me faire peur ? C’est belle-maman qui t’envoie pour se venger ? (En off, on entend des coups sourds qui viennent du plancher.) Quand on parle du loup !
Marie-Françoise (ramassant les peluches tombées au sol) - Je suis désolée… Je ne voulais pas déranger !
- Martin - C’est réussi ! Bon, assieds-toi. (Un temps, puis voyant que Marie-Françoise ne parle pas.) Qu’est-ce que tu veux ? Je n’ai pas beaucoup de temps.
Marie-Françoise (s’assoit sur le sofa à côté des peluches) - Ce ne sera pas long. Je suis venue te fourguer des peluches.
- Martin - Excuse-moi, cela ne m’intéresse pas du tout : j’ai passé l’âge et mes enfants aussi !
Marie-Françoise (suppliante) - C’est pour les petits enfants du Burkina Faso !
- Martin - Eh bien, c’est à eux qu’il faut les donner !
Marie-Françoise - Le but c’est de les vendre, ces peluches !
- Martin - Tu veux vendre des peluches aux Burkinabés ? Je sais que tu n’as ni le sens des réalités ni celle des affaires, mais je te signale que le niveau de vie au Burkina Faso est à ras des pâquerettes !
Marie-Françoise - Mais non ! C’est pour qu’ils puissent manger !
- Martin (ironique) - Ils vont manger tes peluches ?
Marie-Françoise - Tu es horrible ! (Enlaçant une peluche.) Ils ne vont pas manger mes nounours !
- Martin (amusé) - Ah ? Parce qu’en plus, ils sont difficiles ! (Un temps, puis voyant la tête de Marie-Françoise.) Non, là je blague Marie-Françoise !
Marie-Françoise - Allez ! Sois sympa ! Quinze euros par peluche, ce n’est pas la mer à boire pour toi !
- Martin (retournant à son bureau pour prendre son chéquier) - Bon, d’accord ! Je t’en prends une ! Tu me feras un reçu pour mes impôts.
Marie-Françoise (gribouillant un reçu) - Prends-en un aussi pour Lorraine. Je viens de la croiser, elle m’a dit qu’elle voulait participer.
- Martin (faisant le chèque en levant les yeux au ciel) - Bon. Trente euros… (Tendant le chèque.) Voilà.
Marie-Françoise - Merci pour eux Francis ! (Désignant les peluches sur le sofa.) Choisis.
- Martin (observant rapidement) - Celui-ci et celui-là. (Marie-Françoise lui donne les peluches. M. Martin les renifle.) D’où elles sortent tes peluches ? Elles empestent !
Marie-Françoise (tendant le reçu) - Ce sont des dons. C’est normal qu’il y ait une petite odeur : les gens récupèrent ça dans leur grenier… (Reprenant l’une des peluches et lui en proposant une autre.) Tiens ! Prends plutôt celle-ci.
- Martin (allant ranger les peluches dans un tiroir de la bibliothèque) - Oui, bon ! Merci ! (Il sort côté jardin.) Je vais me laver les mains, je n’ai pas envie de choper des miasmes !
Marie-Françoise (se déplaçant pour parler à travers la porte) - Je vais y aller. Ne te dérange pas, je connais le chemin.
- Martin (en off) - J’arrive !
Marie-Françoise (laisse tomber un canard qui fait pouêt et sort par la porte centrale) - Non, non ! Je ne veux pas déranger ! Au revoir Francis !
- Martin (revenant en scène et surpris de ne plus voir personne) - Elle est partie ? C’est vraiment un cas ma belle-sœur ! (Il marche sur le canard qui fait pouêt et sursaute.) Ah !!! C’est quoi ce truc encore ? (Il ramasse l’objet et le jette dans la corbeille à papier de rage.) Pénible ! (Il retourne se laver les mains.)
La sonnette retentit.
Scène 5
- Martin, Mme Huisknecht, puis Marie-Françoise
- Martin (sort précipitamment pour aller ouvrir) - Ce doit être Mme Huisknecht ! (Il revient suivi de Mme Huisknecht. Il s’efface devant elle.) Entrez chère Madame !
Mme Huisknecht (portant une mallette) - Comme il est difficile de parquer chez vous autres !
- Martin (la débarrassant de son manteau) - J’en conviens. Enfin, je constate que vous avez fini par trouver une place…
Mme Huisknecht - Pas du tout ! Mon chauffeur m’a déposée et il fait le tour du quartier encore en ce moment même !
- Martin (surpris) - Ah ? Vous avez un chauffeur ? (Il accroche le manteau au portemanteau.)
Mme Huisknecht (pète-sec) - Oui. Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire !
- Martin (décontenancé) - Euh… non… Effectivement… (Un temps. Désignant le siège du bureau.) Asseyez-vous, je vous prie ! Je vous offre quelque chose à boire?
Mme Huisknecht (prenant place et posant sa mallette à côté du bureau) - Merci. Un thé s’il vous plaît. Je préfère garder les idées claires !
- Martin (surpris) - Un thé ? (Se dirigeant vers la cuisine.) Je vais mettre l’eau à bouillir.
Mme Huisknecht - Frémissante !
- Martin (passant la tête par la porte) - Pardon ?
Mme Huisknecht - L’eau : frémissante. Surtout pas bouillante ! Vous n’êtes pas expert en thé, cela se voit !
- Martin (en off) - Je vous le concède !
On entend des bruits de casseroles en off. Mme Huisknecht se lève et fait le tour de la pièce, en vérifiant la poussière éventuelle sur les meubles.
Mme Huisknecht (parlant fort en direction de la cuisine) - J’ai croisé une folle en sortant de l’ascenseur.
- Martin (en off, distraitement) - Ah oui ?… Comme c’est intéressant !
Mme Huisknecht - Je trouve ça plutôt inquiétant ! Elle voulait me vendre des peluches qui sentaient le vomi et l’urine !
On entend un bruit de vaisselle brisée en off.
- Martin - Quoi ? (Surgissant dans la pièce.) Vous avez croisé ma… ma…
Mme Huisknecht - Votre quoi ? Vous la connaissez ?
- Martin (rattrapant la situation) - Oui… Très peu… C’est une folle que l’on surnomme « Mamma ». Ne me demandez pas pourquoi ! (À part.) Cela m’arrangera ! (S’adressant à Mme Huisknecht, inquiet.) Elle vous a importunée ?
Mme Huisknecht - Je lui ai répondu en flamand pour avoir la paix.
- Martin - Vous avez bien fait !
Mme Huisknecht - Elle a cru que je lui parlais en danois ! Vraiment, est-ce que j’ai une tête de viking ?
- Martin - Non, on ne peut pas dire !
Mme Huisknecht - Du coup, elle a commencé à me parler en danois… Enfin, je suppose : je n’ai rien compris !
- Martin - Rassurez-vous, même en français, on a du mal à la suivre !
Mme Huisknecht - Le danois, c’est très guttural comme langue. Rien à voir avec le flamand, si chantant !
- Martin (surpris) - Ah bon ?
Mme Huisknecht - Évidemment ! Écoutez plutôt : « De tjiftjaf is veel kleiner en slanker dan een mus. » (Prononcer : dé tiftiaf és vél kleiner èn schlanker dane èn musse.) N’est-ce pas joli ?
- Martin (ne sachant que répondre) - Euh… qu’est-ce que ça veut dire au juste ?
Mme Huisknecht - « La paruline est beaucoup plus petite et plus mince qu’un moineau. »
- Martin (atterré) - Ah bon ? (À part.) C’est marrant, ce n’est pas la première phrase qui me vient à l’esprit quand je veux illustrer la beauté de la langue française ! (S’adressant à nouveau à Mme Huisknecht.) Et c’est quoi une paruline ?
Mme Huisknecht - Un petit oiseau.
- Martin (consterné) - Fascinant ! (À part.) Je la retiens ma belle-sœur !
Mme Huisknecht (ayant entendu) - Que vient faire votre belle-sœur là-dedans ?
- Martin (embarrassé) - Euh… c’est un drôle d’oiseau ! (Changeant de sujet.) Enfin, savoir que vous avez rencontré cette « Mamma » me fait frémir !
Mme Huisknecht - C’est mon eau qui doit frémir !
- Martin (retournant dans la cuisine) - Vous avez raison ! (Il revient avec un plateau où trônent une théière, une tasse, un sucrier et un pot de lait.) Voilà votre thé ! (Il désigne les sièges du bureau.) Asseyez-vous, je vous...