Décor :
Un bar de nuit.
Il peut y avoir une porte d’entrée, un comptoir, une porte pour les toilettes.
Un piano ou un piano numérique dans un coin.
SCENE 1
Le bar est tranquille. Un seul client au comptoir.
Dans un coin un piano avec un pianiste derrière, un pianiste qui fait des mots croisés.
Le barman essuie des verres.
LE CLIENT
Ça va, vous ?
LE BARMAN
Oui, monsieur.
LE CLIENT
Vous avez bien de la chance. Moi, ça va pas fort.
LE BARMAN
C’est la vie, monsieur. Il y a des hauts et des bas.
LE CLIENT
Oui, mais par moments…les bas…ils sont vachement bas… C’est calme, hein ?
LE BARMAN
Oui, monsieur. C’est toujours calme quand il n’y a personne.
LE CLIENT
Vous ne vous ennuyez pas trop ?
LE BARMAN
Non. Je m’occupe. Je relave les verres propres.
LE CLIENT
Vous avez raison, ça occupe. Tenez, donnez m’en un autre, avec le même liquide à l’intérieur.
LE BARMAN
Tout de suite, monsieur.
LE CLIENT
Comme ça, vous pourrez laver mon verre sale et le relaver quand il sera propre…ça vous occupera un petit moment.
LE BARMAN
Merci, monsieur. C’est très gentil.
Un temps.
Une femme entre, un peu perdue.
MAURICETTE
C’est un bar ?
LE BARMAN
Apparemment.
MAURICETTE
Je veux dire, on peut boire un coup ?
LE BARMAN
C’est bien possible, si vous savez lever le coude.
MAURICETTE
Non, je m’explique mal, vous fermez ?
LE BARMAN
Ça m’arrive. Au moins une fois par jour.
MAURICETTE
Vous me comprenez pas. Je demande si vous ouvrez la nuit ?
LE BARMAN
Nous sommes ouverts et il fait nuit, madame.
MAURICETTE
Non, c’est pas possible…Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Je parle pas français ? Je veux juste savoir l’heure.
LE BARMAN (regardant sa montre)
23h30, madame.
MAURICETTE
Mais…pas l’heure de maintenant…l’heure, plus tard, l’heure…
LE BARMAN
Ah, dans une demi-heure il sera pas loin de minuit.
MAURICETTE
Mais je m’en fiche de minuit ! Je veux savoir l’heure à laquelle vous fermez.
LE BARMAN
Je peux pas vous le dire.
MAURICETTE
Pourquoi ça ?
LE BARMAN
Parce que vous vous en fichez.
MAURICETTE
Mais…pas du tout, puisque je vous le demande.
LE BARMAN
Si, vous vous en fichez.
MAURICETTE
Mais non, enfin.
LE BARMAN
Vous venez de me le dire.
MAURICETTE
Quoi ?
LE BARMAN
Que vous vous en fichiez.
MAURICETTE
Hé, ho, faut vous faire soigner les oreilles. Le pavillon est méchamment encrassé. Ou alors c’est encore plus haut que ça bouchonne, dans les boyaux de la coloquinte. Faut passer le goupillon dans les interstices quand vous prenez votre douche.
LE BARMAN
Si quelqu’un a besoin d’un bon ramonage de ventricule, c’est plutôt vous. Je vous ai dit que dans une demi-heure il serait minuit et vous m’avez dit que vous vous en foutiez.
MAURICETTE
Parfaitement. Et je double la dose. Je la triple, je la décuple. Minuit je m’en fous comme de l’an cinquante.
LE CLIENT
On dit l’an quarante.
MAURICETTE
Je vous cause, vous ? L’an quarante c’est comme l’an cinquante, je m’en fous, je m’en contrefous et de plus, je m’en tamponne le coquillard à une profondeur que même la Calypso pourrait pas l’atteindre.
LE BARMAN
Hé ben faudrait savoir ce que vous voulez. Minuit c’est l’heure à laquelle je ferme.
MAURICETTE
Ah le con !...Pouviez pas le dire tout de suite ? Ça nous aurait évité les chicaneries.
LE BARMAN
Y’a chicanerie qu’avec ceux qui savent pas causer clairement. Sujet, verbe, complément, je sors pas de là depuis tout petit.
MAURICETTE
Tu me prends la tête ! Voilà ! Tu-me prends-la tête ! T’as le sujet, t’as le verbe et t’as le complément. Je te fais cadeau de l’article.
Elle se dirige vers la porte. Le barman la regarde, ahuri.
LE BARMAN
Et alors, ça consomme pas ?
MAURICETTE
C’était juste pour vérifier l’heure de fermeture, tête de nœud. T’as pas l’adjectif mais t’as le qualificatif.
Elle est sortie.
Un temps.
LE CLIENT
…ça va, vous ?
LE BARMAN
Toujours, monsieur.
LE CLIENT
Hé ben, moi, ça va pas fort.
LE BARMAN
Je sais, monsieur, vous me l’avez dit tout à l’heure.
LE CLIENT
Oui, je vous l’ai dit, mais vous m’avez pas demandé pourquoi.
LE BARMAN
C’est de la discrétion, monsieur.
LE CLIENT
Vous êtes sûr que c’est pas du désintérêt ?
LE CLIENT
Pas du tout. Les garçons peuvent recueillir les confidences des clients, jamais les encourager.
LE CLIENT
C’est écrit où, ça ?
LE BARMAN
Nulle part, monsieur, c’est une règle professionnelle. La plupart des garçons l’adoptent.
LE CLIENT
N’empêche que moi, ça va pas fort…
LE BARMAN
Voilà votre verre, monsieur.
LE CLIENT
Merci, euh…euh… c’est comment, déjà ?
LE BARMAN
Pardon ?
LE CLIENT
Votre prénom ?
LE BARMAN
Lionel, monsieur.
LE CLIENT
Lionel ?...Pfuttt…Je vais vous appeler Max, ça ne vous dérange pas ?
LE BARMAN
Non, monsieur.
LE CLIENT
Je ne connais qu’une personne qui s’appelle Lionel. Mon cousin. Il a piqué de l’argent à toute la famille et à moi, en plus, il m’a piqué ma voiture…avec ma fille à l’intérieur… Je peux pas vous appeler Lionel.
LE BARMAN
Je comprends, monsieur.
LE CLIENT
Ma fille. Vous avez entendu ? Ma petite fille chérie.
LE BARMAN
J’ai entendu, monsieur.
LE CLIENT
Vous trouvez pas ça dégueulasse…euh…Max ?
LE BARMAN
…ça dépend, monsieur.
LE CLIENT
…ça dépend de quoi ?
LE BARMAN
…ça dépend de la petitesse de votre fille, monsieur.
LE CLIENT
Une gamine. Une gosse de vingt ans. A peine sortie de sa barboteuse.
LE BARMAN
Tout de même.
LE CLIENT
Quoi « tout de même » ? Vous en avez une de fille, vous ?
LE BARMAN
Non, monsieur.
LE CLIENT
Alors, vous pouvez pas savoir. Vous pouvez pas savoir ce que ça représente une fille pour un père. Ce Lionel, en enlevant ma fille, c’est comme s’il me plantait son couteau dans le cœur. C’est un meurtre, Max !
LE BARMAN
Tout de même. Elle a vingt ans.
LE CLIENT
Qu’est-ce que c’est, vingt ans, dans la vie d’une femme ?
LE BARMAN
C’est le bel âge.
LE CLIENT
Conneries. Le bel âge, ça n’existe pas. La vie est une saloperie de microbe qu’on vous inocule à la naissance et qui vous bousille un peu plus de jour en jour…
Marinette revient avec une amie
MAURICETTE
C’est lui, « sujet-verbe-complément ».
PRUDENCE (au barman)
Prudence vous souhaite le bonsoir. (explicative) Sujet-verbe-complément.
Elles se dirigent vers une table en riant.
MAURICETTE
Et vous nous apporterez deux cocktails-maison !
PRUDENCE
Sujet, verbe…
LE BARMAN
Complément ! J’ai compris. Et « s’il vous plait » ça n’écorche pas la bouche mais ça fait plaisir !
PRUDENCE
Si ton cocktail a le goût de la rose, loufiat, ma bouche te dira des mots parfumés.
Le garçon hausse les épaules et commence à préparer les boissons.
LE CLIENT
Vous voulez pas danser avec moi, Max ?
LE BARMAN
Euh…non, monsieur.
LE CLIENT
Pourquoi ça ?
LE BARMAN
D’abord y’a pas de musique.
LE CLIENT
Oui, mais il y a un...