Le désagréable incident de la Rue des Rigondes

Josiane Lepape, une personne banale dans une rue banale dans un pays banal se retrouve coincée dans un trou. Plus précisément : la roue arrière gauche de son déambulateur se retrouve coincée dans un trou.

Ce n’est rien. Mais cette bête péripétie va bouleverser la marche du monde, en faisant intervenir de façon non exhaustive un chirurgien, un chœur de philosophes, des loups, un poisson rouge, La Mort, l’armée française et Taylor Swift.

I – Un trou

LE NARRATEUR : Avant de commencer cette désagréable histoire, il faut peut-être rappeler le contexte pour les quelques-unes et les quelques-uns qui ne sauraient pas ce qu’est la Rue des Rigondes.

Il s’agit d’une petite rue de moins d’un kilomètre de long, bordée de part-et-d’autre de petites habitations modestes, et également d’entreprises diverses, telles une boîte de confection de tapis en vinyle. Il y a également un terrain vague. Voilà tout.

Une des particularités de la Rue des Rigondes est qu’elle se trouve exactement à la frontière entre Montreuil et Bagnolet, deux villes de Seine-Saint-Denis, en Île de France. Précisons ici : la frontière ne se trouve pas au milieu de la rue des Rigondes, c’est à dire entre le numéro 44 et le numéro 46, mais la frontière EST la rue des Rigondes. Comme si la Rue des Rigondes était une rivière, un fleuve frontalier, le Mississippi ou la Moselle. Vous voyez ?

Cette particularité n’est pas si incroyable, nombreuses sont les rues/frontières, et, bien sûr, cette histoire aurait tout à fait pu ne pas se produire, mais voilà, comme nous le savons tous et toutes, cette histoire s’est bel et bien produite, et elle s’est produite, justement, parce que la Rue des Rigondes est à la frontière entre Montreuil et Bagnolet.

Celles et ceux qui ont eu l’occasion de passer par la rue des Rigondes avant les événements décrits ci-dessous ont pu le constater d’elleux mêmes : la Rue des Rigondes était en sale état.

Peut-être que c’est mieux de vous montrer des photos.

Voilà.

En sale état.

Voilà, un parfait exemple des nids de poules qui étaient dans le quotidien des usagers de la Rue des Rigondes.

Et celui là aussi.

Sale état, sale état.

C’est très désagréable à voir.

Bon.

DONC, la rue des Rigondes était en sale état, et de la mairie de Montreuil ou celle de Bagnolet, personne ne voulait s’en occuper arguant que c’est à l’autre de s’en occuper maintenant. Et puis que bon, de toute manière, hein, si vous voulez une jolie rue, allez donc en parler à la mairie d’en face, et puis on est occupés, s’il vous plaît personne suivante.

Voilà. Je crois que j’en ai dit assez sur la rue elle-même.

Parlons maintenant de Josiane Lepape.

Josiane Lepape, c’est elle.

JOSIANE : C’est moi.

LE NARRATEUR : Josiane Lepape est une vieille dame de 93 ans, mais elle se sent toujours jeune à l’intérieur.

JOSIANE : La personne que je vois dans le miroir n’a rien à voir avec la personne que je suis vraiment.

LE NARRATEUR : Rien de bien surprenant jusque là. Josiane Lepape vit depuis maintenant 51 ans au numéro 103 de la rue des Rigondes, c’est à dire la maison tout au bout de ladite rue, côté Montreuillois.

JOSIANE : C’est mon père qui l’avait faite construire, à la fin de sa vie. Il travaillait dans une manufacture d’explosifs à Vincennes. Il est mort avant de pouvoir prendre sa retraite, le pauvre. Accident de voiture.

LE NARRATEUR : Josiane Lepape est ce que l’on appelle une vieille fille.

JOSIANE : j’ai eu de belles histoires, hein, mais pas du genre qu’on peut trop raconter, et puis je ne sais pas si tout le monde ici a envie d’écouter les radotages d’une petite vieille. Et puis il y a eu mon Louis, mais bon, ça ça me rend trop triste d’en parler. Maintenant, j’aimerais bien avoir quelqu’un à la maison, mais en même temps, je suis pas mal toute seule.

LE NARRATEUR : Depuis deux ans, Josiane se déplace avec un déambulateur. C’est à cause de sa hanche.

JOSIANE : Mon chirurgien ne veut pas m’opérer

LE CHIRURGIEN : Oui, j’ai déjà précisé à ma patiente qu’à son âge, une opération de ce type est beaucoup trop risquée. Le problème, c’est l’anesthésie.

JOSIANE : ça m’a foutu un coup.

LE NARRATEUR : comme si, soudainement, l’âge la rattrapait, et qu’elle se retrouvait confrontée à une réalité qu’elle avait préféré ignorer jusque là.

JOSIANE : comme si soudainement l’âge me rattrapait et que je me retrouvais confrontée à une réalité que j’avais préféré ignorer jusque là.

LE CHIRURGIEN : oui, je vois beaucoup ça.

LE NARRATEUR : DONC, Josiane se déplace avec un déambulateur, fourni par la pharmacie du Square

JOSIANE : côté Bagnolet

LE NARRATEUR : ceux avec trois roues, une devant et deux derrière, appelés Rollators, et que la personne n’a pas besoin de soulever.

JOSIANE : j’aurais pas la force.

LE NARRATEUR : Josiane, bien qu’elle ait eu une vie solitaire, n’est pas une personne solitaire. Elle a toujours aimé entretenir de bons rapports avec ses voisins, arrose les plantes des petits jeunes d’à côté, et surtout, va, tous les mardi, boire le thé chez Annie,

ANNIE : C’est moi.

LE NARRATEUR : au numéro 70

JOSIANE : côté Bagnolet.

LE NARRATEUR : Josiane et Annie se connaissent depuis que le père de Josiane a fait construire la maison du numéro 103

ANNIE : Et puis on est devenues vieilles, et on s’est créé ce petit rendez-vous.

JOSIANE : On parle de choses et d’autres

ANNIE : La pluie, le beau temps,

JOSIANE : Les nouveaux qui s’installent, les anciens qui meurent

ANNIE : Les présidents qui changent,

JOSIANE : les façades qu’on refait, les façades qu’ont décrépi

ANNIE : et puis la rue qu’est toute pourrie.

JOSIANE : Ah, la rue.

ANNIE : Me parlez pas de la rue.

JOSIANE : ça, nous lancez pas sur la rue.

LE NARRATEUR : effectivement, ne les lancez pas sur la rue. Centre de toutes leurs discussions, l’état lamentable de la rue, les nids de poule, la mousse qui pousse dans les caniveaux, les trottoirs qui s’effritent, les voitures qui se garent n’importe où, la signalétique absente…

ANNIE : j’ai envoyé des lettres à mon maire

JOSIANE : j’ai envoyé des courriers au mien

LE NARRATEUR : et on leur a répondu que ce problème de chaussée était une priorité et que l’on s’en occuperait dans les plus brefs délais.

ANNIE : Mouais

JOSIANE : Bof.

LE NARRATEUR : Ce qui nous mène à ce fameux mardi que nous connaissons tous, le mardi noir, le début de la fin, mais je ne vais pas trop en dire pour le moment. Josiane, vous voulez bien nous dire ce qu’il s’est passé ?

JOSIANE : euh, oui, alors, je partais chez mon amie Annie, pour boire le thé, et puis j’avais mon déambulateur, et donc bon, ben je sors de chez moi, je passe le petit portillon, là, et puis quand j’arrive sur la route, je vais tout droit, parce qu’Annie elle habite vraiment juste en face, côté Bagnolet, vous voyez, et donc, je vais tout droit, parce que le premier passage piéton il est pas loin, mais il est quand même à une sacrée trotte, alors je vais tout droit, parce que c’est le chemin le plus rapide quoi, enfin je vais tout droit, y’a pas de voitures, tout va bien, mais j’avance pas vite, parce que bon, j’ai quand même le déambulateur, et puis la route elle est bien pourrie, y’a pas à dire, alors j’avance, en direction de chez Annie, pour le thé, je vais vers chez elle, tout droit, normal, comme d’habitude, comme tous les mardis, et puis la route est vraiment très pourrie, et je ne suis pas sereine sereine parce que même si c’est tout droit, juste en face, ben ça me prend vraiment du temps, alors à chaque fois j’ai un peu peur qu’il y ait une voiture, mais bon, j’avance, et faut préciser que la visibilité est pas super, on est en hiver, entre chien et loup, alors on ne voit pas grand-chose, mais j’ai des bandes réfléchissantes sur mon déambulateur alors ça va on me voit, mais là je me suis rendu compte que j’étais habillée tout en noir, et puis qu’il faisait sombre, et c’était quand ils ont coupé la lumière, là, à cause de l’explosion, ou de l’économie, ou des insectes, ou de la guerre, je sais plus lequel, mais donc j’avance, je suis sur la route, là, pas très très loin du milieu, mais la rue elle est toute pourrie, et là, alors qu’il fait presque noir, et qu’il fait pas super chaud, je vois pas, alors que jusque là, vraiment, jamais ça m’était arrivé, tous les mardis, je vais chez Annie, et jamais j’ai eu un problème, là, j’ai peut-être dévié, c’est peut-être parce que je me suis dit qu’il faisait trop sombre, enfin, j’étais déconcentrée quoi, alors que j’avançais, paf, mon déambulateur enfin, pas mon déambulateur mais une roue du déambulateur, la roue arrière gauche, il a trois roues, une devant et deux derrière, la roue arrière gauche, qu’est plus petite que celle de devant, mais qui, évidemment, fait la...

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