Le Dieu des Causes Perdues

Anna part à la recherche de son frère, Maxime, dont elle n’a plus de nouvelles depuis ses douze ans. En quête de signes, Anna se lance dans une épopée initiatique mue par une seule question : quand l’absence et le silence envahissent tout, en qui croire, à quels signes s’accrocher ?
Monologue musical pour une interprète, Le Dieu des Causes Perdues est une commande de la metteuse en scène Ambre Kahan.




Le Dieu des Causes Perdues

2001

Parfois c’est le téléphone fixe qui sonne au milieu de la nuit.

Une trouée dans le silence qui éveille en sursaut.

Qui secoue en sueur.

Il y a le cri strident du téléphone fixe qui joue le même air répétitif et vaguement mélodique que dans la journée

(qui, d’ailleurs, invente ça, les musiques de sonneries de téléphone, les mêmes partout sur la terre qu’on soit à Rouen ou à Bombay ? Quand j’étais ado, quand j’étais petite, on pouvait choisir, il y avait une voix à la télé qui disait : Tu veux une sonnerie personnalisée de petit chat qui fait miaou ? Envoie MIAOU au 82323. MIAOU au 82323. Et on recevait sur l’écran noir et blanc du Nokia ou du Samsung à clapet une sorte de drôle de mélodie de robot qui rappelait les intonations d’un chat).

Il y a donc, au milieu de la nuit, au cœur du sommeil, la sonnerie du téléphone fixe qui ne s’arrête pas, et encore et encore, et qui continue de retentir jusqu’à ce que La Mère — c’est toujours La Mère — finisse par faire grincer le sommier de la chambre ; grommeler au Père oui c’est bon j’y vais et se traîne jusqu’à la petite table de l’entrée avec la chaise à côté pour les conversations privées et appuie sur le petit bouton vert rétroéclairé qui veut dire que allô oui, c’est bon, la communication est établie.

Et je suis sûre qu’à ce moment-là tout dans l’appartement, même le chien-vieux-à-la-patte-qui-traîne, même les esprits mauvais dans le placard du haut, même les assiettes-porcelaine accrochées sur les murs du salon, que tout, vraiment tout retient son souffle et sait déjà, sait précisément que ça, recevoir l’appel qui ne s’arrête pas au milieu de la nuit, qui éveille en sursaut, qui secoue en sueur, ça veut déjà dire que ce n’est pas une erreur du style pardon Madame de vous avoir réveillée, je me suis trompé de numéro, je cherchais à joindre ma grand-mère pour son anniversaire. Elle est insomniaque, c’est pour ça, l’heure tardive, mais cent ans ça se fête, non ? À la façon dont la sonnerie insiste et insiste encore jusqu’à faire tousser le-chien-vieux-à-la-patte-qui-traîne qui dormait sur la couverture râpeuse de la cuisine, à la façon spéciale qu’ont les téléphones de sonner quand c’est pour annoncer quelque chose de terrible, ça veut forcément dire que la nuit s’arrête tout de suite et que demain c’est maintenant

Parfois c’est le téléphone, oui

Ou les coups frappés à la porte

BOUMBOUMBOUM

Vous avez déjà entendu ça ? Les coups frappés à la porte sur les coups de cinq heures du matin. Pas des gentils petits coups timides de cambrioleurs qui débutent, non. De vrais coups qui appellent une réponse immédiate parce que ceux qui sont derrière n’ont pas de temps à perdre avant de commencer à taper vraiment dedans la porte et enfoncer le bois verni en sombre BOUM BOUM BOUM et La Mère qui toujours fait grincer le sommier et grommelle au Père bon j’y vais j’y vais. Et moi dans le lit, les joues qui chauffent et les jambes qui tremblent de froid même sous la montagne de couettes et le rempart de peluches disposées en cercle, d’abord le roi lion Simba, puis le dauphin bizarre, puis l’ours pensif et la fourmi bavarde, tous bien en cercle autour des bords du lit pour protéger des esprits mauvais du placard du haut, des esprits qui viennent voler le cœur des petites filles pour en faire de la confiture pour les squelettes des ancêtres morts tout en bas dans les tombes du cimetière qu’on voit depuis les fenêtres de l’immeuble, et moi dans mon lit qui écoute les coups sur la porte ou la sonnerie du téléphone et qui prie, qui prie très fort un dieu, qui murmure s’il vous plaît s’il vous plaît Dieu de n’importe quoi, Dieu de n’importe qui, Le Dieu des Causes Perdues et des vies à gagner, s’il vous plaît Le Dieu des Causes Perdues, faites que ce soit une erreur, une toute toute petite erreur

Mais déjà le temps fait son travail terrible de rappeler les prières des...

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