Acte I
Jeudi 9 avril 1671, J-15
Narrateur
Nous sommes au mois d’avril 1671 au château de Chantilly. Cette somptueuse demeure est celle du prince de Condé, l’un des plus illustres personnages du xviie siècle. Mieux connu sous le nom de Grand Condé, il n’est autre que le cousin du roi de France Louis XIV. Pour l’instant, la maisonnée s’affaire comme à l’accoutumée en cette matinée printanière. Mais une nouvelle inattendue pourrait bien changer le cours des choses…
Scène 1
La Lettre
Le Grand Condé, Charlotte de Montmorency, Jean Gourville
Dans le salon, le Grand Condé est assis à son bureau, en train de trier son courrier.
Le Grand Condé
Facture… facture… facture… Tiens, mais c’est ce bon Molière qui m’offre la primeur de sa nouvelle pièce. Les… Fourberies… de… Scapin . Fort bien, je vais l’inviter tantôt à la jouer céans. Facture… facture… Oooh ! (Il se lève et saisit sa canne .) Ha ha ha ! Le roi m’a écrit ! Le roi m’a écrit ! Enfin… Enfin est venue l’heure où je serai lavé du déshonneur. Enfin, le nom de « Condé » recouvrera tout son éclat. Enfin, je reprendrai ma place et plus rien ne pourra entraver mon glorieux dessein. Après tout, je suis encore dans la force de l’âge ! Ha ha ha !
Charlotte de Montmorency
Mon Prince, êtes-vous souffrant ? On a ouï vos cris jusques aux grilles du château !
Condé
Que nenni, mère, je n’ai jamais été aussi heureux ! (Il montre l’enveloppe à Charlotte qui regarde systématiquement à côté.) Regardez, juste là ! Non, là ! Lààà ! Vous voyez un sceau ?
Charlotte
(Regardant Condé.) Un sot ? Assurément, j’en vois un.
Condé
Eh bien, il en aura mis du temps à répondre !
Charlotte
Souffrez, mon fils, que je vous rafraîchisse la mémoire. N’avez-vous point mené une fronde contre lui ?
Condé
Pas contre lui, non, contre Mazarin. Ce faquin écarlate !
Charlotte
Vous moquez-vous ? Sa Majesté était certes trop jeune à l’époque, mais c’est bien le pouvoir royal que vous avez défié en la personne du cardinal.
Condé
Oui, et après ?
Ils se prennent tour à tour la lettre des mains.
Charlotte
Après, vous avez mis votre épée au service du roi d’Espagne.
Condé
Je n’étais plus chez moi au royaume de France, il fallait bien que je me réfugiasse en terre étrangère !
Charlotte
Vous avez donc choisi notre pire ennemi.
Condé
Il m’a fait une offre que je ne pouvais point refuser. Je n’allais pas rester sans emploi. Un prince de mon rang !
Charlotte
Et vous avez combattu contre le roi de France.
Condé
Où voulez-vous en venir, mère ? J’ai mérité mon sort, c’est ça ? Être arrêté, emprisonné, condamné à mort, exilé, déchu de tous mes titres et mes biens ! Vingt ans de disgrâce , n’est-ce pas assez pour vous ?
Charlotte
Calmez-vous, mon Prince ! C’est mauvais pour votre goutte. Ce que je veux dire, c’est que votre cousin le roi avait quelque raison de vous en vouloir…
Condé
En fin de compte, son autorité s’en est trouvée renforcée. Il aurait dû me remercier !
Charlotte
C’est ce qu’il a fait, il vous a remercié ! Bon, et si nous ouvrions cette lettre ?
Gourville entre sans crier gare.
Gourville
Aaah ! Madame ! (Apercevant Condé.) Hum, Monseigneur…
Condé
Gourville, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voyez bien que vous nous dérangez ! (Il agite l’enveloppe sous le nez de Gourville.) Allez, foutez-moi le camp ! (Gourville sort, prenant au passage un livre sur le bureau afin de justifier son intrusion. Condé ouvre la lettre. Grandiloquent.) « À l’attention de Louis II de Bourbon-Condé, Premier prince du sang, Prince de Condé, Duc de Bourbon, Duc de Montmorency, Duc de Châteauroux, Duc de Bellegarde, Duc de Fronsac, Comte de Sancerre, Gouverneur du Berry, Gouverneur de Bourgogne, Seigneur de Chantilly… » Mais c’est moi, ça, c’est moi !
Charlotte
Quel enfant !
Condé
(Expéditif.) Nous, Louis de Bourbon, quatorzième du nom, roi de France et de Navarre, bla-bla-bla… acceptons l’invitation de notre cousin à dîner en sa demeure de Chantilly.
Condé et Charlotte
Il a dit oui ! Il a dit oui !
Charlotte
Encore heureux qu’il n’écrive point pour décliner.
Condé
Ça va être grandiose ! Ha ha ha ! Je vais rentrer en grâce ! Je vais rentrer en grâce ! Il n’y a pas une minute à perdre, je m’en vais de ce pas quérir Vatel.
Il sort.
Scène 2
Poème en « ut »
Charlotte, Gourville
Gourville réapparaît, se jetant aux pieds de Charlotte.
Gourville
Aaah ! Madame ! Madame ! Charlotte ! Ma divine Princesse !
Charlotte
Vous m’avez mise dans une position fort inconfortable, tout à l’heure. Le prince a bien failli nous découvrir. Allons, relevez-vous !
Gourville
Me relever ? Vous n’y pensez pas ! Comment, dès lors, vous témoignerai-je mon inclination ?
Charlotte
Soit, restez là, alors.
Gourville
(Il sort un papier de sa poche.)
Hi-er, au fond de ma cahute
À l’insomnie, j’étais en butte
Votre lit fut mon point de chute
Car vous échapper, vous ne pûtes.
Charlotte
Flûte !
Gourville
Bouillant comme une cocotte-minute
Deux coups de langue et trois turluttes
J’enfonçai mon anacoluthe
Au plus profond de votre…
Charlotte
Chut !
Gourville
La voici, la chute !
Charlotte
Zut !
Gourville
Plus affamé que Belzébuth,
Mon vigoureux vit est en rut
Il vous désire tous azimuts
Allons encore à la culbute !
Charlotte
Enfin ! Monsieur ! Pensez-vous que ce soit le moment et le lieu pour vos vers licencieux ?
Gourville
C’est que j’écris à la façon du sieur La Fontaine ! Voyez-vous, il n’a pas publié que des fables, il est aussi l’auteur de contes grivois .
Charlotte
Au moins La Fontaine use-t-il de métaphores !
Gourville
(Entreprenant.) Pourtant Madame aimait, il n’y a guère, que je lui caressasse l’oreille…, l’esprit… et le reste…
Charlotte
(Se dégageant.) Mon ami, j’ai à vous entretenir d’une affaire pressante.
Gourville
Je suis tout ouïe.
Charlotte
Le roi nous fait tantôt l’honneur de sa visite.
Gourville
Ah, la lettre, c’était donc cela !
Charlotte
Si les festivités sont à son goût, mon fils recouvrera sa position.
Gourville
Le prince doit être en joie.
Charlotte
Et nous réintégrerons la cour.
Gourville
La cour !
Charlotte
Allons, Gourville, nous ne pouvions rester indéfiniment reclus à Chantilly !
Gourville
Madame, comment survivrai-je…
Charlotte
Et moi, comment survivrai-je une minute de plus ici ? Vous savez, j’étais très en vue à la cour, j’avais la confiance de la régente, j’étais de toutes les fêtes, de toutes les conversations. On louait la vivacité de mon esprit, l’élégance de mes toilettes, la hauteur de mes perruques… Mais ça, c’était avant. Avant que mon fils ne décide, sans même m’en parler, de guerroyer contre son propre roi !
Gourville
Moi qui pensais contribuer un tant soit peu à votre bon plaisir…
Charlotte
Mais oui, mon cher, vous m’avez rendu cette retraite plus supportable. Fort heureusement, elle s’achève bientôt par un grand festin.
Gourville
Un grand festin implique de grandes dépenses. Or, nos finances sont au plus mal. D’ailleurs, je m’en vais le dire au prince.
Il va pour sortir.
Charlotte
Vous ne direz rien au prince, voyons ! Le roi en personne se rend chez nous, vous n’allez pas jouer les grippe-sous !
Gourville
Je ne fais que remplir mon rôle d’intendant chargé des finances…
Charlotte
(Voulant l’amadouer.) Et l‘intendant chargé des finances va bien nous trouver une solution… (Silence de Gourville.) Dieu soit loué, au moins, pour l’organisation, nous savons sur qui nous pouvons compter : Vatel !
Gourville
Aaah, Vatel, toujours Vatel, encore Vatel, tout le monde n’a que ce nom à la bouche !
Charlotte
Pour notre « contrôleur général de la bouche », c’est fort à propos ! S’il réussit, il nous suivra à la cour.
Gourville
La cour ! Et moi, je…
Charlotte
Le roi a déjà moult intendants à son service, mon ami.
Gourville
Et des maîtres d’hôtel, il n’en a pas, peut-être ?
Charlotte
Il n’a pas Vatel !
Gourville
Raaah, Vatel ! C’est toujours la même chose ! Qui trouve les fonds pour organiser la réception ? C’est moi ! Et qui reçoit les honneurs quand la fête est finie ? C’est lui ! À lui le beau rôle, à moi le rôle ingrat ; à lui les éloges, à moi les reproches ; à lui la gloire, à moi… l’oubli…
Charlotte
En voilà une crise de jalousie !
Gourville
Que puis-je faire, Madame, pour caresser l’espoir de conserver à mes côtés votre aimable présence, votre admirable personne ?
Charlotte
Rien, Gourville. Les choses sont ainsi faites : la place des Bourbon-Condé est au plus près du Soleil.
Gourville
Icare pensait la même chose.
Charlotte
(À part.) Quel pisse-froid !
Gourville
Eh bien, soit, je me plierai à la destinée de votre illustre maison. J’attendrai là patiemment vos séjours ; mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour.
Charlotte
C’est agir là en gentilhomme.
Gourville
Et en poète !
Charlotte
Si vous le dites. Bien, cette discussion m’a donné quelques vapeurs, je descends prendre l’air aux jardins.
Gourville
Je suis votre serviteur dévoué, Madame. (Charlotte sort.) Vatel me doit tout ! C’est moi qui l’ai fait entrer dans cette maison, et c’est lui qui va aller servir le roi ? Et Charlotte, ma divine princesse… Non… Charlotte n’ira pas à la cour ! Et Vatel encore moins !
Il sort.
Scène 3
L’annonce à Marie
Marie Tarton, François Vatel, Condé
Marie Tarton entre dans la cuisine.
Marie Tarton
Alors… Qu’est-ce que nous avons là ? (Ajoutant une à une les épices dans une marmite.) Cardamome… Safran… Cannelle, numéro 5… (Elle s’asperge de cannelle.) Gingembre… Poivre… Et… Qu’est-ce que c’est ? Zut, y a plus l’étiquette. Bon ben, ce sera l’épice surprise. (Elle en met abondamment.) Ah, j’ai failli oublier ! Girofle… Le clou du...