Le Garde-Fou

Surveiller, être surveillé·e, enfermer, être enfermé·e : une ronde folle appa­raît où quatre personnages tour à tour interrogent et sont interrogés.
Avec Le Garde-Fou, la question de l’enfer­mement prend un double visage. Qui décide ? Qui en a le droit ? Comment se retrouve-t-on en maison de retraite, en hospitalisation forcée ou en centre de détention ? La pièce met en place ces rapports de force où chacun·e cherche à défendre sa position ou confondre son·sa interlocuteur·rice. Suite de dialogues en huis clos générant de puissantes fictions, ce texte nous fait passer de l’obéissance à la domination — et vice versa.

 

I

Une pièce vide. Deux chaises. Iels sont face à face.

Larsène

Est-ce que vous avez envie de m’expliquer ce qu’il s’est passé ?

Carla

J’aimerais mieux parler à une femme, si c’est possible.

Larsène

Ce soir, c’est moi qui suis de garde. Demain, vous pourrez vous entretenir avec ma collègue.

Carla

Mais demain je serai partie.

Larsène

Ça, nous allons le décider ensemble.

Carla

Comment ça ?

Larsène

Racontez-moi ce qu’il s’est passé.

Carla

Mais il ne s’est rien passé. Rien que des choses très banales. Minuscules. Des choses sans importance. Je ne comprends pas bien ce que je fais là.

Larsène

Vous êtes là parce que vous vous êtes retrouvée dans un état d’agitation important.

Carla

Je peux vous demander votre nom ?

Larsène

Audran.

Carla

Et votre prénom ?

Larsène

Je m’appelle Larsène.

Carla

Larsène Audran.

Larsène

Et vous ?

Carla

Carla Daumare.

Larsène

Alors, Carla, vous voulez bien me raconter ce qu’il s’est passé ce soir ?

Carla

Eh bien, j’étais à une terrasse.

Larsène

Toute seule ?

Carla

Oui, j’aime bien être seule, boire un petit verre de prosecco et regarder le monde vivre autour de moi. Donc j’étais là, je fumais une cigarette. J’étais pas mal. Et puis il est venu me parler.

Larsène

Qui ça ?

Carla

Le type, là. Le sale type. Le sale type, là. Ce type, là. Et moi, je ne sais pas ce qu’il me veut. J’étais dans mes pensées et lui. Il me surprend. Et il commence à me parler.

Larsène

Et de quoi il vous parle ?

Carla

De rien, je ne sais pas, je n’écoute pas, je ne le regarde pas. Je fais comme si je ne le voyais pas. Mais je le vois. Il continue, il me parle, il me tutoie. Et ça, je n’ai pas supporté. Il y a des gens qui n’ont pas de notion de leur corps dans l’espace, vous avez remarqué ? Moi je suis très sensible à ça. C’est aussi parce que j’ai fait beaucoup de danse. Donc j’ai ça. Pour moi. Une conscience aiguë de l’espace. Et des autres aussi. Et en fait ça va de pair. Puisque nous sommes avec les autres dans l’espace. Et il y a des gens qui n’ont pas ça. Mais pas un gramme. Pas une once de cette conscience-là. Alors ça, je trouve, c’est dramatique. Pour eux et pour nous. Nous qui devons subir ce manque-là. Et donc lui, ce type, il en était dépourvu. Et il était très près. Vraiment très près de moi. Et il me sort des trucs… Que je suis jolie… Des choses comme ça… Alors, sans le regarder, je lève mon majeur dans sa direction. Et là il commence à me demander pour qui je me prends. Alors qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre ? Qu’est-ce qu’on peut répondre à ça ? Pour qui je me prends ? C’est vaste. C’est un sujet en soi. Donc je me suis levée et je lui ai éclaté le cendrier dans la gueule. Voilà. Rien de plus. Et je ne comprends pas ce que je fais là. Vous n’avez pas chaud ? Il fait chaud ici. Non ?

Larsène

Un peu.

Carla

Vous pourriez ouvrir une fenêtre, peut-être ? Qu’en pensez-vous ?

Larsène

Ça risque d’être pire. Il fait plus chaud à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Carla

C’est pour ça que les gens deviennent fous.

Larsène

Ah oui ?

Carla

Oui, les gens sont fous, les hommes sont fous, complètement cinglés, là, depuis quelques jours. Évidemment, vous, vous ne vous en rendez pas compte. Mais les mecs sont à enfermer passé trente degrés.

Larsène

C’est pour ça que vous avez réagi ainsi ?

Carla

Bien sûr. Je me suis défendue. C’est normal. Il a pris pour les autres de la journée. Ça lui servira de leçon. (Au public : ) Ne me dites pas merci. (Silence.) En plus il avait un chien.

Larsène

Ah oui ?

Carla

Oui, il avait un chien. Un de ces grands chiens, je ne sais plus le nom, comme un braque, un peu… Et il tirait sur sa laisse comme un taré. Je n’ai pas aimé ça non plus. C’est lui qui devrait être là, non ? À ma place. Non ? Je ne comprends pas ce que je fais là.

Larsène

Vous étiez très agitée. Vous ne vous rappelez pas ?

Carla

Évidemment, j’étais agitée, évidemment, il y avait pas mal de sang, comment ça s’appelle ? Décidément, les mots m’échappent… Arcane ? Arcade ? Comment on dit ? Enfin, ça pissait fort. Ça giclait. Et puis voilà, j’étais quand même stressée parce que je n’étais pas sûre de parvenir à bien le frapper. Il y a toujours de l’appréhension dans ces cas-là. Je ne fais pas non plus ça tous les jours, même si, entre nous, j’aurais des clients sans problème… Faudrait peut-être vous y mettre un peu, vous aussi. Sinon ça va dégénérer. La preuve. Vous allez devoir en enfermer, des filles, si vous continuez à ne rien faire. Faut vous y mettre un peu, aussi.

Larsène

Me mettre à quoi ?

Carla

À vous remettre en question. Mais en profondeur. Je veux dire… C’est un vrai chantier que vous avez devant vous. Mais je ne sais pas, c’est comme si vous ne vous sentiez pas concernés. C’est con. Pardon mais c’est très con. Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais ça. Jamais. Nan, vraiment jamais. Jamais. Mais bon, c’est comme tout, le terrorisme et tout ça. On enterre, on enterre, on met des couches et des couches, et vas-y que je t’en rajoute une, et puis un jour ça nous explose à la gueule. Et on fait les étonnés. Ça va vous exploser à la gueule, un jour, Larsène, et je ne pense pas que vous soyez bien préparés à ça. Enfin je dis « vous », mais c’est un « vous » large. Un « vous » englobant. Quoique vous ayez aussi votre rôle à tenir dans tout ce chaos.

Larsène

Ah oui ? Et quel rôle, selon vous ?

Carla

Eh bien, qu’est-ce qu’on demande à quelqu’un qui prétend être humain ? Je veux dire, pour ceux que ça intéresse encore. D’être un vrai être humain. Qu’est-ce qu’on demande ? J’aimerais beaucoup avoir votre avis sur la question, Larsène.

Larsène

Est-ce que vous avez bu ?

Carla

C’est interdit de boire, maintenant ? Alors, après, ça va être quoi ? On n’a plus le droit de manifester, de se réunir, de s’opposer, de planter des graines, on doit tous se faire vacciner et quand on veut danser : allez, zou ! dans le canal, mon gars. Magnifique. C’est magnifique. Bravo à vous ! Ouh là là ! Vous vous promettez de beaux jours. De beaux jours. Enfin, c’est vous que ça regarde. Alors ? Hein ? Hein ? Qu’est-ce que vous en dites, vous ?

Larsène

De quoi ?

Carla

Vous n’êtes pas très concentré, je vais finir par me vexer. Larsène. Vous êtes avec moi, là ?

Larsène

Oui.

Carla

Larsène ? Vous n’avez pas bu, rassurez-moi ? Vous ne vous en êtes pas jeté un petit derrière la cravate avant de prendre votre service, rassurez-moi ?

Larsène

Posez-moi votre question.

Carla

Mais la question, c’est la même depuis le début de tout. Qu’est-ce qu’on demande à un humain qui prétend appartenir à la catégorie des êtres humains ?

Larsène

De la compassion.

Carla

Nan. De se positionner. De se positionner. Et c’est quoi, alors, votre position à vous ? Si on prend tout ça d’une manière très objective. À quoi sont en train d’assister les spectateurs ? Je vais vous le...

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