Le Grand déménagement

Tout va bien pour Benoît Duchemin, directeur de la communication de la société Zoom. À 41 ans, grâce à une confiance en lui hors pair et un sens de la délégation qui le rend chaque jour plus léger, il se concentre essentiellement sur la presse, son swing et les bons restaurants.
Mais voilà qu’on lui apprend que la société va déménager et qu’il lui appartient d’en superviser l’organisation et la communication. Son accès au comité de direction est en jeu, lui dit-on.
Convaincu que son art de la « com » et que quelques chargés de mission suffiront à venir facilement à bout de cette mission et à réaliser son rêve de devenir un leader, il doit peu à peu se rendre à l’évidence : ce déménagement est en train de le rendre fou. À sa décharge, il ne sait pas tout de ce qui se trame dans son dos…




Le Grand déménagement

Acte I

Scène 1

La salle de réunion d’un comité de direction. Autour de la table : J.-F. Prédat, président de la holding Ratazor ; Barbara Q., directrice générale de Ratazor ; Mouducou, directeur financier de Ratazor ; et Sylvianne D., présidente de la société Zoom, filiale de Ratazor.

Prédat. — Je vous écoute, Mouducou.

Mouducou, lisant sur un ordinateur portable. — Minox : +5. Fédora : +7. Viandame : +2,6. Moquettos : +1,2.

Prédat. — C’est mou !

Mouducou. — Van Mutte : +0,4. Grignotin : +0,2.

Prédat. — C’est mou, c’est mou !

Mouducou. — Et Zoom : −2,4.

Prédat. — Moins 2,4 ? Ça pue, ça ! Et au premier trimestre ?

Mouducou, consultant ses notes. — Moins 0,8.

Prédat. — Barbara ?

Barbara. — Ça pue.

Prédat. — Mouducou ?

Mouducou. — C’est surtout Zoom qui pue.

Prédat. — On peut savoir pourquoi Zoom pue autant, Sylvianne ?

La présidente. — C’est la première fois depuis sa création que Zoom est négatif.

Prédat, à Mouducou. — C’est quoi la moyenne de l’année ?

Mouducou, en tapant sur sa machine. — … 0,7.

Prédat. — Vos prévisions, Sylvianne ?

La présidente. — On devrait finir l’année à l’équilibre.

Prédat. — Vous savez ce que ça veut dire, l’équilibre ? Ça veut dire zéro dividende. C’est niet !

La présidente. — Dans un an on sort une fibre optique nouvelle génération et on s’installe comme leader pendant dix ans, ça vaut bien un peu de patience.

Prédat. — Et qu’est-ce que je leur donne à bouffer, aux actionnaires, pendant ce temps ? Des fibres optiques nouvelle génération pour leur transit ?

Barbara et Mouducou éclatent de rire.

La présidente. — Ils ont investi en connaissance de cause.

Prédat. — Ils ont investi parce qu’ils ont faim. Pas pour se prendre du −2,4.

Barbara. — En outre, je vous trouve bien imprudente. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous serez leader l’an prochain ?

La présidente. — Nous avons une réelle avance technologique sur nos concurrents.

Prédat. — Qu’est-ce que vous en pensez, Mouducou ?

Mouducou, ironique. — Moins 0,8. Moins 2,4. On peut se demander où ça va s’arrêter…

Prédat. — Solution ? Madame la présidente de Zoom ?

La présidente. — L’imprudence serait de tout remettre en cause maintenant.

Prédat. — Barbara ?

Barbara, à Sylvianne. — Vos locaux sont toujours avenue Franklin-Roosevelt à Paris ?

La présidente. — Oui.

Barbara. — Vous déménagez. Vous vendez l’immeuble. Avec la plus-value, vous gonflez le bilan et tout le monde est content.

Prédat. — Mouducou ?

Mouducou. — C’est une idée…

Prédat. — Une excellente idée !

La présidente. — On ne déménage pas une entreprise au moment où elle doit être archiconcentrée !

Prédat. — Vous préférez qu’on fasse des économies sur votre rémunération, madame la présidente ?

La présidente. — Je préférerais qu’on ne perturbe pas les ingénieurs de Zoom qui font un travail remarquable.

Prédat. — Ils feraient mieux de faire plus de cash ! (Rires des autres.) Mouducou, où peut-on reloger, ces pauvres petits ingénieurs, sans trop les déconcentrer ?

Mouducou. — On a les anciens locaux de Fédora à Gratte-en-Burette ; on pensait les louer à Calberton mais…

Prédat. — On les loue à Zoom !

Barbara. — Vous serez très bien là-bas, Sylvianne.

Mouducou. — C’est le 78, c’est encore les bords de Seine, vous savez.

La présidente. — Vous êtes trop bon.

Prédat. — C’est qui le dircom chez vous ?

La présidente. — Benoît Duchemin.

Mouducou. — Un ancien de Grignotin.

Prédat. — C’est moi qui l’ai embauché quand je dirigeais Minox. À l’époque, ses dents rayaient le parquet.

Barbara. — C’est devenu un vrai glandeur, d’après ce que je sais.

Prédat. — Très bien ! Ça va le réveiller, ce déménagement !

La présidente. — Duchemin s’ennuie à son poste mais il n’est pas bête, il sera difficile de le convaincre de la pertinence de ce déménagement.

Barbara. — Dites-lui que s’il réussit, il pourra siéger parmi nous au comité de direction de Ratazor.

Mouducou. — Vous êtes sérieuse ?

Barbara. — Ça ne coûte rien de lui promettre…

Prédat. — Vous êtes très inspirée, Barbara.

Mouducou. — Y va plus en pouvoir, Duchemin.

Prédat, à la présidente. — Il va de soi que les véritables raisons de ce déménagement restent notre petit secret. Je ne veux pas de vagues, pas de protestations, pas de grèves, évidemment.

La présidente. — Je ne suis pas sûre que ce genre de méthode soit…

Prédat. — Merci, madame la présidente. Les actionnaires de la holding Ratazor que je dirige vous renouvellent leur confiance et vous souhaitent tous leurs vœux de succès pour ce déménagement. D’autres questions ?

Noir

Scène 2

Deux bureaux accessoirisés (ordinateurs, téléphones, dossiers, etc.), séparés virtuellement par un marquage au sol qui signifie deux espaces de travail distincts : celui de Benoît Duchemin, face au public (un bureau de chef), et celui de Catherine, son assistante (le même en plus simple), perpendiculaire au public.

Benoît Duchemin est debout dans son bureau. Un putter de golf à la main, il tente de faire rentrer plusieurs balles dans un trou d’entraînement.

Dans le bureau d’à côté, Catherine travaille derrière son ordinateur. Soudain, la présidente entre dans le bureau de Catherine.

Catherine, en se levant. — Bonjour, madame la présidente !

La présidente. — Bonjour, Catherine. Benoît est là ?

Catherine, se saisissant de son téléphone. — Je le préviens tout de suite. (Le téléphone sonne dans le bureau de Duchemin. Il décroche.) Monsieur Duchemin, Mme la présidente est là pour vous.

Duchemin, pris de court, le putter à la main. — Je finis un dossier. Trente secondes, Catherine !

Duchemin range précipitamment les balles et le trou d’entraînement.

Catherine, à la présidente. — Il est à vous dans trente secondes.

La présidente. — Merci, Catherine. (Elle entre dans le bureau de Duchemin.) Bonjour, monsieur Duchemin.

Duchemin tente de dissimuler son putter derrière son dos.

Duchemin, en lui tendant sa main libre. — Bonjour, madame la présidente. Si vous voulez bien vous asseoir…

La présidente. — J’ai une grande nouvelle à vous annoncer !

Duchemin. — Grande et bonne, j’espère !

La présidente. — Vous aimez la campagne ? Les bords de Seine ? Tant mieux ! Notre société va déménager ! Le conseil d’administration de Ratazor, la holding dont fait partie Zoom, vient d’en décider !

Duchemin, surpris. — Déménager ? Mais où ?

La présidente. — À Gratte-en-Burette. Tout près d’ici. Dans des locaux du groupe. Le transfert doit avoir lieu dans six mois ; 177 jours exactement. Inauguration le 18 mai.

Duchemin. — À Gratte-en-Burette ?

La présidente. — Un petit paradis.

Duchemin. — Mais pourquoi ? On est bien ici…

La présidente. — Alléger les frais fixes, travailler dans plus grand… Nous serons mieux là-bas. Des péniches. Des arbres. Des grenouilles. Un endroit merveilleux. Je compte sur vous pour le faire savoir à l’ensemble du personnel !

Duchemin. — Des grenouilles ?

La présidente. — Je ne veux pas de vagues, pas de protestations, pas de grèves. Je veux de l’enthousiasme, de la rigueur, un oui franc et massif. Qui d’autre que vous peut obtenir tout ça dans cette boîte ?

Duchemin. — C’est gentil… mais je vais avoir besoin d’infos, moi…

La présidente. — La communication c’est votre métier, pas le mien.

Duchemin. — Oui, mais il faut que j’aie quelque chose à communiquer…

La présidente. — Ce déménagement est une superbe opportunité pour Zoom. Aération. Aventure. Écologie. Donnez-leur envie !

Duchemin. — Il me faut des arguments.

La présidente. — Le mieux est que vous alliez vous-même vous faire une idée sur place. Mon assistante vous enverra un plan d’accès.

Duchemin. — Vous y avez déjà été ?

La présidente. — J’ai vu des photos. Splendide. Pêche, promenades, mulots. C’est extraordinaire, un mulot, de nos jours.

Duchemin. — Excusez-moi mais c’est plutôt des rats, sur les bords de Seine.

La présidente. — Ne soyez pas négatif ! Tout le monde rêve de travailler à la campagne, aujourd’hui. Dites-le, c’est tout !

Duchemin. — De là à quitter le centre de Paris où Zoom est installé depuis quinze ans…

La présidente. — Je vous conseille de ne pas y aller par quatre chemins, si je peux me permettre, monsieur Duchemin. Communication. Organisation. Action. Vous demanderez à Thierry Ino de vous donner un coup de main sur cette mission.

Duchemin. — Ino du journal interne ? Il plane complètement ! Ce n’est pas du tout l’homme de la situation.

La présidente. — Ne faites pas non plus un événement de ce déménagement ! Si tout se passe bien… je veux dire quand tout se sera magnifiquement passé, il va de soi que vous aurez gagné votre accès au comité de direction.

Duchemin, rêvant. — Au comité de direction ?

La présidente. — Vous y serez à votre place ! D’autres questions ?

Duchemin. — C’est vrai que c’est beau, un mulot. Et puis le contact avec la nature…

La présidente. — Y a que ça de vrai.

Duchemin. — Quant à Thierry Ino, ça ne lui fera pas de mal de sortir de sa bulle.

La présidente. — Petite précision : il y a un golf tout près de nos nouveaux locaux.

Duchemin. — Dans 187 jours, nous sablerons le champagne en regardant passer les péniches !

La présidente. — Cent soixante-dix-sept ! Le moindre retard et ce n’est pas les péniches que vous regarderez passer mais les petites annonces…

La directrice sort. Duchemin se jette sur son oreillette de téléphone.

Duchemin, tout en remettant sa cravate. — Allô !… Chérie, c’est moi ! Tu sais quoi ? Je vais intégrer le comité de direction !… Une mission hypercool : la boîte déménage et c’est moi qui dirige les opérations… Gratte-en-Chaussette, un truc comme ça… Quoi ? Tu rigoles ! C’est de la gnognotte, un déménagement… Mais t’inquiète pas, mon petit mulot ! Tu ferais mieux de préparer le nôtre, de déménagement, parce qu’avec mon nouveau salaire, tu vas l’avoir ta maison, ma caille ! Je te dis pas la bagnole de fonction que je vais me choper… La peau de l’ours, la peau de l’ours… Écoute, ne commence pas à me bassiner avec des...

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