La salle à manger d’un appartement parisien assez branché.
Jules, d’un air satisfait, fignole les derniers préparatifs de la table dressée pour quatre personnes. On sonne à la porte. Il va ouvrir. Pascal apparaît. Il est tiré à quatre épingles, très élégant, en costume-cravate. Ils s’embrassent.
Pascal - Laisse ouvert, Fabrice arrive, il vient enfin de trouver une place. Dans ta rue, c’est sportif. Ça faisait une demi-heure qu’il tournait… (Reprenant son souffle, se dirigeant vers le canapé.) Tu vas bien ?
Jules - Super bien… (Il se recule pour mieux le détailler.) Oh ! la vache ! T’es joli ! C’est pas super jeune comme style, mais c’est joli… Remarque, t’es pile dans ta fonction : quand on te voit, c’est assez facile de penser que t’es directeur commercial.
Pascal - Ah ! O.K., d’accord ! On est obligé de commencer par des vannes… Ben oui, tu m’excuses, j’ai un vrai métier, moi… Je ne peux pas arriver sapé comme un ado attardé…
Jules - Attends, tu plaisantes ? Hoggans dernier modèle, jeans Diesel, chemise 416… J’en ai pour cinq mille balles sur le cul… Un ado habillé comme moi faut qu’il ait des parents blindés…
Il se dirige vers le bar pour sortir de quoi servir à boire. Au même moment, Fabrice entre discrètement dans la pièce, le sourire aux lèvres, content d’être déjà dans l’ambiance. Il embrasse Pascal, puis Jules qui les rejoint avec un plateau dans les mains.
Pascal - Mais Janson de Sailly en est peuplé, mon petit bonhomme… Mais, en plus, eux ne disent pas « cinq mille balles », mais « sept cent cinquante euros »…
Fabrice (à Pascal) - Non mais il se fout de toi, Pascal, il connaît très bien Janson de Sailly, c’est là qu’il chasse… (À Jules.) Dis-moi, Jules, la petite Sandrine avec qui tu es venu voir le foot à la maison, elle était au moins en terminale, non ?
Jules (se disculpant presque) - Séverine… Elle s’appelle Séverine… Et elle est en deuxième année des cours Florent…
Pascal (riant) - Ah oui ! Une apprentie comédienne, en plus ! Tu vas finir comme Eddie Barclay. C’est pathétique…
Fabrice - Remarque, elle est appétissante… On ne peut pas dire que la classe soit son atout majeur, mais elle est appétissante.
Jules (offusqué) - Attends, elle est très mignonne, qu’est-ce que tu racontes ?
Fabrice (paternaliste) - Enfin, Jules, à peu de choses près, tu pourrais être son père… En plus, franchement, on dirait presque un tapin… Je t’assure, que tu viennes avec elle à la maison, moi, tu sais bien que je m’en fous, mais vis-à-vis d’Isabelle, j’étais gêné…
Jules (amusé de la mauvaise foi de Fabrice) - Oh non ! Mais je rêve ! Un tapin ? Elle est mignonne comme tout… Tu dis ça parce qu’elle est blonde et qu’elle a des gros seins, c’est tout… Et puis qu’est-ce que tu viens mélanger Isabelle à ça ? Elle en a rien à foutre. C’est avec moi qu’elle sort, pas avec toi…
Pascal (changeant de camp) - C’est pour ça qu’il était gêné : c’est parce qu’il aurait bien aimé la grimper…
Ils rient de bon cœur et trinquent.
Jules (à Fabrice) - En tout cas, Fabrice, t’es un héros. À trente-huit ans, ça fait seize ans que tu es avec la même femme. Enfin, moi, je t’admire.
Pascal - La stabilité. Ce mot a été inventé pour lui. Il est stable dans tout ce mec-là : il est de droite depuis qu’il a quinze ans… Du lycée jusqu’à son doctorat de droit, en passant par une licence de science politique, il n’a jamais retapé une année… Il a deux p.-v. pour mauvais stationnement par an… Il est avec Isabelle, qu’on aime, d’ailleurs…
Jules (renchérissant) - Qu’on adore !
Pascal - Oui, qu’on adore… depuis sa deuxième année de fac…
Jules (ironique) - Il a eu sa période rebelle, quand même ! Tu ne te souviens pas, le 16 Février 1980, quand il a acheté l’album « Highway to hell » d’AC/DC ?
Pascal - Ah oui ! C’est vrai. Là, j’avoue que c’est le moment où l’on a eu peur de te perdre. Je pense que ça doit être la seule vraie inquiétude de tes parents cet achat contestataire…
Fabrice (amusé de la moquerie de ses copains) - Non, ils ont été très inquiets au moment de mon soutien à Balladur… Moi aussi, d’ailleurs…
Pascal - Oui, mauvaise pioche.
Jules (ironique) - Pourtant, je ne comprends pas. Voilà un mec que je sentais vachement proche de moi, proche de notre époque… Peut-être un peu trop populo…
Pascal - Attends, pour Fabrice, Chirac c’est un punk !
Jules (changeant de sujet, à Fabrice) - Bon, comment elle va notre Isa nationale ?
Fabrice - Bien. Elle va bien. Elle me tanne pour en avoir un troisième, mais là, je te dirais que je n’ai pas super envie de remettre le nez dans les couches, les biberons et tout le merdier…
Jules - Ce n’est pas moi qui vais te dire le contraire.
Pascal - Ni moi non plus.
Fabrice - Non, mais pour être tout à fait honnête, il faudrait qu’un enfant, il ait tout de suite six, sept ans, tu vois. Qu’il puisse tout de suite tenir des conversations, tout ça…
Pascal - Ah ! ben ce serait l’idéal ! On pourrait tout de suite l’emmener au tennis, au foot, il ne nous emmerderait pas des mois et des mois la nuit, il ne nous collerait plus la honte au restaurant, on n’aurait plus à changer la table basse et tout ce qu’il y a dessus…
Jules - Et puis faudrait être sûr que ce soit un garçon. Et même moi, je signe.
Fabrice - C’est vrai, moi, j’adore mes enfants, vous le savez…
Jules et Pascal (opinant de la tête et pressés d’entendre la suite) - Oui, oui…
Fabrice - Mais franchement quand ils sont bébés… Ça nous attendrit dix minutes par jour et, le reste du temps, ça nous fait chier.
Jules et Pascal (opinant de la tête de la même façon) - Oui, oui…
Jules - On est tous d’accord : le problème, c’est qu’on nous oblige de plus en plus à penser autrement, à penser contre-nature, en quelque sorte…
Pascal - Non, non. Je t’arrête tout de suite. Il y a des mecs qui adorent s’occuper de leurs bébés, de les nourrir, de les changer. Qui connaissent par cœur les marques de lait et leurs dosages dans le biberon, qui savent au gramme près combien leurs mômes pèsent à quatre mois, qu’on le numéro du pédiatre en mémoire, tout ça…
Jules - T’en connais beaucoup, toi, des mecs comme ça ?
Pascal - Perso, non. Mais t’en vois plein à la télé… Dans les reportages, chez Delarue… Enfin, ce genre d’émission-là, quoi…
Jules (sûr de lui) - Voilà ! La grande manipulation médiatique !
Fabrice (se moquant abusément de Jules) - Mais oui, tu as raison, on est victime d’un infâme complot, Mel Gibson.
Jules (à Fabrice) - Mais tu ne crois pas si bien dire ! Primo : s’il y en avait autant que ça, des mecs pareils, on n’aurait pas besoin de te les montrer à la télé… Genre : regardez, ils sont au tableau d’honneur… Deuzio : le Roi Lion, mon pote. Et ça, c’est pas innocent.
Pascal (ne comprenant pas) - Le Roi Lion ? Excuse-moi mais là, je ne te suis pas vraiment…
Fabrice (rieur) - Oh ! putain ! Ça sent l’énorme analyse de fond, ça !
Jules (content de son effet) - Quand on était mômes, nous on a eu Bambi, O.K. ?
Fabrice (faussement demeuré) - Oui, Casimir aussi, et le Capitaine Flam…
Jules (agacé) - Oui, bon… (Reprenant sa démonstration.) Si tu analyses Bambi dans sa globalité… Quand Bambi naît, tu vois son père seulement au début du film. On te montre un cerf majestueux, fier de sa progéniture, mais c’est tout, tu ne le revois plus… Bambi est tout le temps avec sa mère, elle lui apprend tout… Si, tu revois un peu le père au milieu du film, tu sais, le grand cerf majestueux qui vient en haut d’un rocher jeter un œil bienveillant sur sa petite famille. Et c’est fini, tu ne le revois plus qu’à la fin du film, tu sais, quand la mère de Bambi est morte et qu’il vient pour sauver Bambi des flammes…
Pascal (attentionné) - Ouais, eh ben ?
Fabrice (toujours moqueur) - On peut prendre quelques minutes, là ? Parce que moi, Bambi, à chaque fois, ça me remue…
Jules (poursuivant) - Eh bien, vingt ans après, le même studio te ressort un film : « Le Roi Lion ». C’est...