L’intérieur de l’appartement au 5e étage de François, avec une cuisine ouverte à îlot central et une belle verrière donnant sur un balcon.
François, en peignoir, sort de la salle de bains et traverse l’appartement. Il est au téléphone, effondré, agacé par ce qu’il entend et surtout pressé car en retard sur son planning. Pendant la conversation, il sort des bouteilles, des coupelles, des verres, etc. Il est en pleine préparation d’un apéro dînatoire.
FRANÇOIS Oui… Oui… Mais non… Non, mais Gilles, évidemment que je comprends… Je comprends tellement… Je comprends même trop… Je vous assure qu’il y a des jours où j’aimerais comprendre moins, mais là, dans ce cas particulier, je suis probablement la personne qui vous comprend le mieux dans cette entreprise. (On sonne à la porte, François ouvre machinalement sans regarder qui est là.) Oui, oui, on se sent un peu seuls, vous et moi. Et pourtant on est 253 dans la boîte ; comme quoi, un seul être vous manque et tout est dépeuplé…
Pierre entre avec une petite valise à roulettes et une caisse à chat, qu’il présente à François.
PIERRE (Discrètement, à François.) Dis bonjour à Minou.
François, tout en continuant de ponctuer de « Oui, oui » ce que Gilles lui dit au téléphone, passe un doigt dans la caisse. Cri du chat. François retire aussitôt son doigt avec un « Aïe ». Pierre pose la valise et la caisse puis ressort. François retourne à la préparation de son apéro tout en continuant sa conversation.
FRANÇOIS Écoutez, Gilles, on va trouver une solution… Ne prenez pas les choses trop à cœur… Ne sombrez pas dans la dépression… Vous l’avez déjà fait l’année dernière et ça vous a coûté votre promotion… Ah ! vous ne le saviez pas ? Eh bien, si, ça vous a coûté votre promotion. (Pierre entre à nouveau avec un carton qu’il dépose dans l’appartement et ressort.) Alors maintenant que vous nous êtes revenu bien requinqué, tout frais, tout neuf, après six mois dans cette jolie maison médicalisée, ne lâchez pas la rampe. On va se soutenir, vous et moi. J’ai besoin de vous. On va bien trouver un hangar disponible pour stocker cette cargaison aussi absurde qu’encombrante… (Pierre entre à nouveau en traînant un chariot surmonté d’un amoncellement impressionnant de cartons. Il ferme la porte et écoute la fin de la conversation.) Les sapins, on en est où ? Eh oui, toujours pas arrivés… C’est dommage… C’est dommage parce que moi, à un mois de Noël, j’aurais préféré recevoir mes sapins plutôt que seize tonnes de muguet. Oui, oui, je sais. Je sais que c’est la décision stratégique et mûrement réfléchie de « Monsieur Serge Allari, notre maître à tous », mais j’imagine que vous en pensez la même chose que moi… Oui, voilà, c’est ça, il est con. Il est con mais c’est le patron. Trouvez-moi trois étagères de libres pour ranger les seize tonnes et on verra ça lundi. Je vais lui parler, il va m’écouter et on va faire en sorte qu’il comprenne… Allez, on est fort, on y croit ! Si on sent qu’on va pleurer, on le fait un bon coup, sur le carrelage des toilettes du troisième étage, en position fœtale si le besoin s’en fait sentir et on n’oublie pas de prendre ses pilules… Oui… Oui… On se dit à lundi, maintenant, on n’a plus que ça à faire. Oui… Oui… Bien sûr, je comprends… Alors, je vais raccrocher mais ne le vivez pas comme un échec. Bon week-end. (François raccroche. À Pierre.) Il passera pas l’année. (Regardant machinalement sa montre.) Oh ! la vache ! Je suis en retard ! Ils vont arriver, je suis en peignoir ! Je peux pas les recevoir en peignoir ! De quoi j’aurais l’air ? Installe-toi, hein, fais comme chez toi. (Il sort vers la chambre pour se changer. Pierre détaille avec envie les bouteilles que François a sorties. On entend François off depuis la chambre.) Sers-toi un verre d’eau.
Pierre, moyennement enthousiasmé par le verre d’eau, ouvre une bouteille et se sert un verre de vin.
PIERRE Vous recevez le muguet du mois de mai en décembre ? Vous anticipez vachement.
FRANÇOIS (Passant la tête tout en se changeant.) Ce qui est beau, c’est que tu crois que c’est par anticipation alors que pas du tout. Depuis le décès d’Allari père, la société Allari fleuristes de père en fils vient de voir débarquer le fameux fils aux commandes. Et c’est une joie de chaque instant.
PIERRE Tant mieux ! Parce que c’est pas toujours facile de réussir une transition.
FRANÇOIS (Même jeu.) Oh ! c’est plus qu’une transition, là, c’est une révolution ! Il a plein d’idées.
PIERRE Génial ! C’est bien, pour une entreprise, d’avoir du sang neuf, une nouvelle vision, de faire bouger les lignes. Ça va vous booster, c’est très positif.
FRANÇOIS (Même jeu.) Tu dis ça parce que tu as l’impression que j’ai dit qu’il a de bonnes idées, alors que j’ai dit qu’il a plein d’idées. C’est une nuance qui a son importance. Là, par exemple, il a eu l’idée de lancer la mode du muguet de Noël.
PIERRE Du muguet de Noël ?
FRANÇOIS (Off.) Oui ! C’est une bonne idée, non ?
PIERRE Non. Pourquoi il fait ça ?
FRANÇOIS (Passant la tête tout en se changeant.) Parce que toi tu ne le sais pas, mais les Français en ont marre du sapin de Noël. Ça pique les mains, ça salit les parquets et en plus tous nos concurrents le font déjà. Qu’est-ce que tu veux ? Il faut bien se démarquer ! Nous allons donc proposer aux gens de déposer leurs cadeaux au pied d’un brin de muguet !
PIERRE Comment on va faire tenir les boules dessus ? Ou alors il faut tout racheter en mini. Des miniboules. Des miniguirlandes. Et une mini-étoile… Quand on va arriver dans la maison de famille et que je vais dire à mes neveux « allez, les enfants, on va décorer le muguet », ils vont croire qu’ils sont punis, ils vont pleurer, devenir tout rouges, se mettre à léviter avec la tête qui tourne à 180 degrés en proférant des insultes en latin et les murs vont saigner… C’est-à-dire que ce sont de vrais petits amours, mais ils supportent mal la frustration et leurs parents leur donnent beaucoup trop de sucre.
FRANÇOIS (Même jeu.) Non, mais laisse tomber le muguet, prends un sapin comme tout le monde.
PIERRE Oui. En même temps, je sais pas… Imagine que ton patron ait vu juste…
FRANÇOIS (Même jeu.) Oh non !
PIERRE Il sait de quoi il parle. Il a fait les grandes écoles, quand même.
FRANÇOIS (Même jeu.) Les grandes écoles, il les a faites à une table de poker, un martini à la main, pendant que son père achetait ses diplômes.
PIERRE Si tous les voisins ont un muguet qui clignote dans le salon et qu’on est les seuls à avoir un sapin, mes neveux vont hurler tellement fort que la maison sera rasée en un souffle ! Il y a un vrai choix à faire…
François sort de la chambre, changé, et se remet à préparer frénétiquement son apéro.
FRANÇOIS Non, il n’y a pas de choix à faire. Ses seize tonnes de muguet, il va se les ramener chez lui, les planter dans sa baignoire, et il ira les vendre, le 1er mai, sur l’autoroute. Je peux te dire qu’avec moi il va vite comprendre qui a le dernier mot. J’étais pas du genre à me faire marcher dessus par le père, c’est pas avec le fiston que ça va commencer. Surtout quand on sait que c’est moi qui devrais avoir sa place !
PIERRE Quand tu dis que tu n’étais pas du genre à te faire marcher dessus par le père, je crois me souvenir que tu n’étais pas, non plus, du genre à l’affronter.
FRANÇOIS (De mauvaise foi.) Je la jouais fine : je lâchais du lest pour qu’il ne se sente pas frustré et j’avais l’indulgence de valider ses bonnes décisions.
PIERRE Les mauvaises aussi…
FRANÇOIS Les mauvaises pouvaient amener aux bonnes. C’est une forme de courage que d’avoir confiance en son patron. (En constatant que Pierre s’est servi un verre.) Tu as bien fait de te servir un verre du vin que je réservais à mes invités… Ça va, il est bon ?
PIERRE Il est correct. Chambré, il serait meilleur.
Aussitôt, Pierre se ressert et pioche dans une coupelle d’apéritifs. François découvre les cartons de Pierre.
FRANÇOIS Dis-moi, on est d’accord que toi qui t’installes ici, c’est temporaire ?
PIERRE Oui.
FRANÇOIS Oui. Donc tu as déposé l’intégralité de tes meubles chez moi de façon temporaire ?
PIERRE Oui.
FRANÇOIS Pierre, il y a beaucoup de cartons, là…
PIERRE Ça ? C’est rien ! C’est tout ce que j’ai réussi à sauver de l’incendie.
FRANÇOIS Ouais, ben ça ne peut pas rester là… et ton fauve non plus !
PIERRE C’est pas un fauve, c’est un petit ange !
FRANÇOIS C’est un petit ange qui a une moissonneuse-batteuse à la place de la gueule. Mets tout ça dans la chambre. (Pierre récupère un carton et l’emporte dans la chambre de François.) Non, pas dans ma chambre à moi, dans la chambre d’amis.
PIERRE Ah… (Il emporte le carton dans sa chambre et revient.) Excuse-moi, j’ai la tête ailleurs. Avec tout ce qui me tombe dessus, je te jure, je les cumule en ce moment…
FRANÇOIS Je sais bien, mon pauvre vieux.
PIERRE Entre le départ de mon fils qui a décidé de vivre à l’autre bout du monde pour se rapprocher de sa mère, la perte de mon boulot qui a décidé, lui aussi, de partir à l’autre bout du monde pour se rapprocher des paradis fiscaux, et maintenant mon appart qui a décidé de partir en fumée… je me sens un peu abandonné et, surtout, je suis dans une mouise ! Je sais même pas comment je vais rembourser mon crédit. Dans le meilleur des cas, l’assurance va me payer la moitié des dégâts… et encore, dans six ans !
FRANÇOIS Ça va s’arranger.
PIERRE Ça va s’arranger ? Ça va s’arranger ? La formule magique… « Mesdames et messieurs, notre bateau est en train de couler au milieu de l’Atlantique et nous avons complètement oublié d’embarquer les gilets et les canots de sauvetage, mais ça va s’arranger. » Ça n’a jamais rien arrangé de dire « ça va s’arranger ».
FRANÇOIS T’as vraiment pas le moral, toi, en ce moment.
PIERRE Non ! Bien sûr que non, j’ai pas le moral ! Il faut vraiment que je retrouve du boulot. Ça urge. Je prendrai n’importe quoi, je suis prêt à tout. Parce que dès que Sophie va s’apercevoir que mon salaire ne rentre plus sur le compte joint, je n’aurai plus aucune excuse pour ne pas faire comme mon fils et la rejoindre là-bas.
FRANÇOIS C’est ce que je disais : ça va s’arranger. Ta femme et toi, vous étiez séparés physiquement parce que vous ne pouviez pas faire autrement. Toi bloqué par ton boulot ici, elle bloquée par son boulot là-bas. Maintenant que tu n’as plus ton boulot ici, tu peux enfin la rejoindre là-bas. Tu l’aimes bien, ta femme, ce serait pas super que vous soyez réunis ?
PIERRE Oui, je l’aime, et oui, ce serait super qu’on soit réunis, mais pas là-bas… au Groenland ! Tu as une idée de ce que ça représente, le Groenland, moralement et physiquement ? En août, il fait entre cinq et neuf degrés. Et quand je dis neuf degrés, c’est en plein cagnard à midi. En ce moment on est plutôt sur du moins neuf. Tu me vois, moi, par moins neuf ? Moi qui attrape une angine quand j’ouvre le frigo ?
FRANÇOIS Bien couvert, pour le plaisir d’être en famille et te souvenir à quoi ressemble ta femme…
PIERRE Oui, mais pour ça, encore faudrait-il que je puisse la voir, ma femme. Au Groenland, en hiver, il fait nuit tout le temps.
FRANÇOIS Ben vas-y en été, tu la verras mieux.
PIERRE En été, il fait jour tout le temps. Tu sais bien que je ne peux dormir que dans le noir complet.
FRANÇOIS Oui, t’es jamais content, quoi !
PIERRE Et puis d’abord, pourquoi ce serait moi qui la rejoindrais ? Pourquoi ce ne serait pas elle qui reviendrait ?
FRANÇOIS Parce qu’elle est missionnée pour observer la fonte des glaces à Upernavik.
PIERRE Oui, et alors ?
FRANÇOIS Et alors, c’est plus pratique de le faire à Upernavik qu’ici… Moi j’adorerais partir six mois au Groenland. Le dépaysement, les grands espaces, le ciel immense, l’air pur… Toute une faune et une flore à découvrir… Franchement, si je n’étais pas bloqué ici par un boulot qui m’épuise, à qui je donne tout et qui...