Scène 1
Thierry, Anne, Jérôme
Au lever du rideau, la scène est vide. Arrivent alors sur le palier trois individus cagoulés, tout de noir vêtus. L’un a un sac à dos, le deuxième une mallette, le troisième un autre sac.
Thierry retire sa cagoule et un pull noir qu’il fourre dans sa mallette ; il se retrouve en chemise-cravate avec un pantalon noir.
Thierry. – Bon, les enfants, le premier et le second c’est terminé ! Jérôme, tu as refermé la porte derrière toi ?
Jérôme, remontant sa cagoule comme un bonnet sur sa tête. – Oui, papa !
Thierry. – O. K. ! T’as posé une carte comme je t’avais dit ?
Jérôme, grignotant du chocolat. – Ouais ! Je l’ai mise avec un magnet sur la porte du frigo.
Thierry. – Mais qu’est-ce que tu manges ?
Jérôme. – Du chocolat !
Thierry. – Ça va pas, non ? Tu vas nous foutre des traces de doigts partout !
Jérôme. – C’était pour me changer du mauvais goût que j’avais dans la bouche !
Anne. – Le mauvais goût ! Quel mauvais goût ?
Jérôme. – Ben j’avais piqué une crème caramel au premier, j’ai commencé à la manger et j’avais pas vu qu’elle était périmée depuis un mois…
Anne. – Bien fait pour toi ! Mais gros malin, t’aurais pu t’en douter : les propriétaires sont sûrement en vacances pour tout le mois d’août.
Jérôme. – J’ai failli gerber ! Alors j’me suis rabattu sur une tablette de chocolat au riz soufflé !
Anne. – La bouffe, ça te perdra !
Jérôme. – Oui, mais le chocolat, ça me déstresse. Oh ! j’ai les chocottes, papa ! On va se faire gauler !
Thierry. – Écoute, Jérôme, c’est pas la première fois qu’on vide un immeuble, alors arrête d’avoir les foies parce que tu vas finir par nous foutre la trouille à nous aussi. Alors maintenant, tu vas t’occuper de l’appartement du sixième. Avec ta sœur, on reste là ! (À Anne qui a également retiré sa cagoule.) Anne, c’est bien au troisième qu’il crèche ton Pierre-Antoine ?
Anne. – Pierre-Édouard, papa ! Pierre-Édouard !
Thierry. – Oui ! Eh bien, Pierre-Antoine, Pierre-Édouard, avoue que je suis pas tombé bien loin ! Alors, c’est bien ici ?
Anne, regardant le nom sur la sonnette. – Delavalette, oui, c’est bien là !
Thierry. – Et son père c’est comment déjà son prénom ? Charles-Édouard ?
Anne. – Non ! Charles-Henri, papa ! Le père de Pierre-Édouard, c’est Charles-Henri ! Ce n’est pourtant pas si compliqué !
Thierry, essayant de se souvenir. – D’accord, le père de Pierre-Henri, c’est Charles-Édouard, c’est ça ?
Anne. – Mais non ! Non ! Tu mélanges tout ! (Elle soupire.) Pff…
Thierry. – Mais moi je m’y perds aussi avec ces prénoms composés à la con. Ah ! les bourges ! Ils ont du fric, et il faut que ça se sente dès que tu prononces leur prénom. Tu avoueras qu’ils ne savent pas faire simple, les rupins !
Anne. – Le prénom composé ça fait riche, qu’est-ce que tu veux !
Jérôme. – Tu vas t’embrouiller, papa, et tu vas nous faire piquer !
Thierry. – Bon, toi, tu arrêtes ou je vais t’en coller une ! (À Anne.) Il va nous foutre la poisse ce con ! (À Jérôme.) Et arrête avec ton chocolat, tu m’énerves !
Jérôme, la bouche pleine. – Non, ça me déstresse, papa ! Oh ! ça y est, j’ai trouvé : t’as qu’à l’appeler Delavalette, le gus ! Comme ça pas d’embrouilles avec son prénom !
Thierry. – Ouais ! T’as raison, Jérôme. Pour une fois que tu as une bonne idée ! Comme ça, je suis sûr de pas me gourer, au moins.
Anne. – Au fait, j’ai dit à Pierre-Édouard que je m’appelais Anne-Bérénice.
Jérôme, en rigolant. – Oh ! trop nul ! Pourquoi ? T’as honte de ton prénom ou quoi ?
Anne. – Mais non, pauvre crétin ! Je viens de te le dire : un prénom composé, ça fait plus classe. J’ai pensé que pour brancher un type comme ça, il valait mieux avoir l’air de son monde.
Thierry. – Bonne idée, ma fille ! Anne-Béatrice c’est très bien !
Anne. – Anne-Bérénice papa ! Pas Béatrice, Bé-ré-ni-ce !
Thierry. – Oui ! O. K. ! Anne-Bérénice ! J’essaierai de me souvenir.
Jérôme, toujours en mangeant. – Oh là là ! Tu compliques tout, la frangine ! On va s’louper avec tes trucs de dernière minute à la con.
Anne. – Oh ! toi, le trouillard… (Elle lui fait signe avec sa main.) Camembert, hein !
Jérôme. – Oh ! l’autre, eh ! Comment elle me parle ? De toute façon, je le sens pas depuis le début ce coup-là.
Thierry, énervé. – Bon, monsieur « j’ai les j’tons », quand tu auras fini d’être négatif, on pourra peut-être avancer. (De plus en plus énervé.) Et puis file-moi du chocolat, parce que tu m’as stressé maintenant !
Anne. – Il faut leur faire croire que nous sommes de leur milieu. Alors un minimum de classe, s’il vous plaît, tous les deux ! Déjà, papa, tu remets ta veste, tu arranges ta cravate ! (Thierry sort une veste de costume de sa mallette, Anne sort une brosse de son sac.) Et un petit coup de brosse dans les cheveux ! Voilà ! C’est déjà mieux ! Eh, c’est quand même grâce à moi si on a eu le code de la porte.
Thierry. – Tiens, Jérôme, prends ça si tu n’arrives pas à ouvrir la serrure proprement. (Il lui tend un pied-de-biche qu’il tenait à la main.)
Jérôme. – O. K. ! Mais je ne pense pas en avoir besoin ; les serrures, tu sais bien que c’est ma spécialité. Eh, Anne ! T’es sûre qu’il n’y a personne au sixième ?
Anne. – Sûre ! Pierre-Édouard m’a fait des confidences l’autre jour au restaurant coréen. Je crois qu’il est fou amoureux, le coco. Par contre, Jérôme, tu fais gaffe en passant au cinquième, il paraît qu’il y a encore une vieille fille qui ne part jamais en vacances. C’est une pipelette qui emmerde tout l’immeuble.
Jérôme. – Oh ! je le sens pas ! Les mauvais plans c’est toujours pour moi !
Anne. – Mais quel pétochard celui-là ! Tu ne vas pas me dire que tu as peur d’une bonne femme sans défense ? En plus, elle est sûrement complètement sourde.
Jérôme. – T’as qu’à y aller, toi !
Anne. – T’as les chocottes ! Tu fais ta chochotte ?
Jérôme. – C’est malin !
Anne. – Reprends du chocolat si t’es stressé !
Jérôme. – Pauvre naze !
Anne. – T’en as plus, c’est dommage, hein !
Jérôme. – Eh ben, si ! J’en ai piqué six tablettes au premier, alors il m’en reste cinq !
Thierry. – C’est fini tous les deux, oui ? Un petit peu de confiance en toi, mon fils ! Depuis le temps qu’on fait ça, Jérôme, tu t’en es toujours très bien tiré. Mais je compte sur toi, cette fois-ci, pour ne pas piquer n’importe quoi. Pas comme la dernière fois !
Jérôme. – Quoi la dernière fois ?
Thierry – Alors, les bijoux, le liquide et tout ce qui a de la valeur, d’accord. Mais on pique pas des bandes dessinées !
Anne. – Ni des crèmes caramel périmées !
Jérôme. – Oh ! ça va toi, hein !
Thierry. – Ni les Kinder Surprise des gosses !
Jérôme. – Oui, mais le chocolat…
Thierry, lui coupant la parole. – … ça te déstresse, on commence à le savoir ! Non, mais t’as pas honte ? Dans la famille Maréchal, on est Chapardeurs depuis quatre générations ! Mon grand-père, ton arrière-grand-père, Alphonse Maréchal, était bandit de grand chemin ; mon père, ton grand-père, André Maréchal, a réussi à voler des généraux allemands pendant l’Occupation. Dans la famille, c’est une tradition : on ne vole que les riches ! On a une réputation à défendre, quand même. On ne t’a donc pas appris la morale à l’école ? C’est vrai, quoi ! Bon, tu te débrouilles pour que tout tienne dans un sac-poubelle de trente litres. Et pour la marchandise, tu fais comme on vient de faire aux deux autres appartements : tu laisses descendre le sac avec une corde par la fenêtre dans la grande poubelle de la cour.
Jérôme. – J’ai toujours pas compris comment on va sortir la camelote de l’immeuble.
Thierry. – T’inquiète pas, j’ai mon plan ! Allez ! File, maintenant, et tu nous rejoins ici dès que tu as terminé. (Jérôme va pour remonter dans les étages.) Eh Jérôme ! Cagoule !
Jérôme, redescendant sa cagoule sur son visage. – Ah oui ! Merde ! (Il sort.)
Thierry. – Tu es sûre qu’il y a un coffre-fort chez Pierre-Henri-Charles-Édouard-machin-chose là ?
Anne. – Oui, papa ! Pierre-Édouard me l’a dit. On est dans un des quartiers les plus riches de Paris, et en plus, coup de chance, c’est le mois d’août, il n’y a personne. Alors c’est vraiment le bon plan cet immeuble !
Thierry. – C’est vraiment le bon plan, c’est toi qui le dis ! Mais il faut que j’opère quand le proprio est là. Et ça, j’ai jamais fait ! Alors c’est pas un bon plan du tout !
Anne. – Bon, papa, il est quinze heures ; on a rendez-vous, il faut y aller maintenant ! (Elle lui rajuste sa cravate.)
Thierry. – Vas-y ! Sonne ! (Il prend un accent très bourgeois.) Anne-Bérénice !
Scène 2
Thierry, Anne, Pierre-Édouard, Charles-Henri
Anne sonne à la porte d’entrée. Au bout d’un instant, apparaît un jeune homme qui vient leur ouvrir.
Pierre-Édouard, très émotif et pas à l’aise du tout. – Bonjour ! Bonjour ! Écoutez… Ne restez pas là ! Entrez, je vous en prie.
Anne, en lui faisant la bise. – Bonjour, Pierre-Édouard. Ça va ?
Pierre-Édouard, rougissant. – Oh ! Anne-Bérénice, tu es très élégante comme toujours !
Anne. – Merci !
Pierre-Édouard. – Bonjour, monsieur. Vous êtes… ?
Dès qu’il est devant les Delavalette, Thierry essaie de faire très bourgeois et prend un accent très stylé.
Thierry. – Le père d’Anne-Béatrice… d’Anne-Bérénice ! Bonjour, jeune homme.
Pierre-Édouard, toujours pas à l’aise du tout. – Monsieur, si je puis me permettre… Je ne voudrais pas paraître trop familier… Les mots me manquent… Eh bien… je trouve votre fille… exquise ! Je suis également très heureux de faire votre connaissance aujourd’hui. Je ne sais comment vous remercier d’être venu l’accompagner.
Thierry. – Ce n’est rien, mon petit, ce n’est rien. (Il jette un coup d’œil autour de lui.) C’est un joli quartier, et vous n’êtes pas mal logé, dites-moi, ici.
Pierre-Édouard. – Oui, père a acquis cet appartement il y a maintenant dix ans pour être plus proche de son travail, vous comprenez ?
Thierry. – Oui, oui, oui ! Tout à fait ! Et dans quoi travaille-t-il exactement votre père ?
Pierre-Édouard, plutôt gêné. – Mon père… il travaille dans… dans l’administration… voilà… je n’ai… jamais vraiment su exactement ce qu’il y faisait.
Thierry. – C’est souvent le cas avec l’administration : beaucoup de gens y travaillent et on ne sait jamais exactement ce qu’ils y font. On ne sait même pas s’ils y font quelque chose, d’ailleurs ! (Il rigole tout seul.) Non ! Je plaisante, mon ami, je plaisante !
Anne. – Moi, je trouve que c’est vraiment super-classe chez toi.
Pierre-Édouard. – Merci, Anne-Béré. Toujours un mot gentil… Asseyez-vous. Vous désirez boire un cocktail ? un rafraîchissement ?
Thierry, oubliant son accent. – Moi, ce sera un p’tit jaune…
Pierre-Édouard. – Un petit jaune ?
Thierry, se reprenant. – Un Ricard « siouplait », sans glace !
Anne. – Moi, je prendrais bien un gin tonic si tu as.
Pierre-Édouard. – Bien sûr, bien sûr ! Je vous sers cela tout de suite.
Thierry. – Alors vous faites des études dans quel domaine, mon jeune ami ?
Pierre-Édouard, gêné. – Eh bien, je prépare un concours… Mais je n’aime pas en parler… Rien que de prononcer le mot « concours », ça me glace le sang ! (Il leur sert les boissons.)
Thierry. – Merci Pierre… heu… Pierre… ?
Pierre-Édouard. – … Édouard. Pierre-Édouard, monsieur. Mais vous pouvez m’appeler Pierre-Éd.
Thierry. – Eh bien, merci, Pierre-Éd !
Anne. – Merci !
Pierre-Édouard. – Je vais aller voir si père est dans le petit bureau. Je reviens dans un instant. (Il sort.)
Thierry pose son verre et se lève d’un bond.
Thierry, sans accent bourgeois. – Ah ! dis donc, il a l’air coincé du derrière Pierre-machin, là ! Il a avalé un parapluie ou quoi ? (Imitant Pierre-Édouard.) « Je vais aller voir si père est dans le petit bureau. » Bon, allez, Anne ! Surveille, et dis-moi quand tu le vois revenir. Je vais essayer de trouver ce coffre-fort.
Anne. – Tu es vraiment obligé de prendre cet accent bizarre ?
Thierry. – Quoi ? Ce n’est pas toi qui as dit que tu voulais que j’aie l’air classe ?
Anne. – J’avais dit classe, pas ridicule !
Thierry. – Moi je trouve que c’était plutôt réussi mon imitation du bourgeois du 16e.
Anne. – Oui, alors dans ce cas, il faudrait que tu aies les manières qui vont avec.
Thierry. – C’est-à-dire ?
Anne. – Eh bien, que tu ne marches pas comme un plouc déjà, mais avec du style dans la démarche. (Elle fait quelques pas pour lui montrer.) On redresse le dos, on cambre les reins… Comme ça, tu vois ! On se donne de la contenance. On essaie d’être un peu plus précieux.
Thierry. – Non, mais je ne vais pas marcher comme une tapette, quand même !
Anne. – Pour le vocabulaire, c’est la même chose. On ne dit pas « une tapette » mais « un gay ». On ne dit pas « un p’tit jaune », t’es pas au bistrot du coin !
Thierry. – Je me suis repris, t’as vu ? J’ai demandé un Ricard après.
Anne. – Ah oui ! « Un Ricard siouplait » ! Alors ça, ça fait classe ! On est dans le grand monde ici, on demande un martini dry, un whisky-soda ou un Malibu ananas.
Thierry. – Ah oui ! D’accord ! Alors chez les riches, même les apéros portent des doubles prénoms ! Oui, bon, pour l’instant j’ai autre chose en tête, là, tu vois.
Il fouille et cherche pour trouver le coffre-fort. Anne surveille la porte par où est sorti Pierre-Édouard.
Anne. – Attention, les voilà !
Ils retournent vite s’asseoir en prenant des poses qu’ils croient être naturelles et décontractées. Pierre-Édouard revient précédé de son père.
Charles-Henri, avec un accent très snob. – Bonjour, mademoiselle. (Il lui fait un baisemain.) Vous êtes Anne-Bérénice, sans doute, si j’en crois la description que mon fils m’a faite de vous.
Anne, se levant. – Oui, c’est cela. Bonjour, monsieur.
Charles-Henri, à Thierry, en lui serrant la main. – Charles-Henri Delavalette.
Thierry, imitant l’accent de Charles-Henri. – Alphonse-André de La Roche-Baignaud.
Charles-Henri. – De La Roche-Baignaud ? Vous n’êtes pas de famille avec les de La Roche-Baignac par hasard ?
Thierry, essayant de suivre les conseils de sa fille en ce qui concerne sa démarche et sa gestuelle. – Du tout, du tout ! L’origine de notre nom de famille vient des de La Roche-Pinchard du côté de mon arrière-arrière-grand-père paternel qui a épousé une Baignaud du Pontais en 1794 après la Révolution. Depuis, nous nous appelons de La Roche-Baignaud pour faire plus simple, vous comprenez ?
Charles-Henri. – Vous avez raison, pas de chichis ! Moi aussi j’ai horreur des chichis. Pierre-Édouard, pourquoi n’irais-tu pas faire visiter ton loft à Anne-Bérénice ?
Pierre-Édouard. – Bonne idée, père ! Si M. de La Roche-Baignaud est d’accord, bien sûr !
Thierry. – Pardon ?
Pierre-Édouard. – Vous permettez, monsieur, que j’emprunte votre fille...