Les Deux timides

Thibaudier est un homme à la timidité maladive, ce qui a permis à Anatole Garadoux, un sans-gêne, d’obtenir sans mal la main de Cécile, fille du premier. Mais cette dernière ne souhaite pas épouser son prétendant et a jeté son dévolu sur Jules Frémissin, un avocat… timide, lui aussi – et qui, donc, n’ose pas demander au père la main de Cécile. Grâce à l’énergie et à la détermination de la jeune fille, sans compter un sacré coup de théâtre, rien ne se passera comme prévu.

SCÈNE PREMIÈRE

 

Annette ; puis Cécile

 

Salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin par une grande porte. — Porte à gauche. — Portes dans les pans coupés. — Cheminée à droite. — Une pendule et des vases sans fleurs sur la cheminée. — Une table avec encrier, papier et plumes, à gauche. — A droite, un guéridon. — Un petit buffet après la porte de gauche. — Chaises, fauteuils.

 

Annette, venant du fond une bouilloire à la main et entrant par la gauche, pan coupé. – Monsieur, c’est votre eau chaude… (Descendant en scène.) Il est drôle, le futur de Mademoiselle, M. Anatole Garadoux… il passe tous les matins une heure et demie à sa toilette… ses ongles surtout lui prennent un temps ! il les brosse, il les ratisse, il a un tas de petits instruments… Il travaille ça comme de la bijouterie, c’est curieux à voir ! Je ne sais pas si c’est par là qu’il a séduit M. Thibaudier, toujours est-il que le bonhomme s’est laissé prendre comme… Au fait, comme il se laisse prendre par tout le monde. C’est incroyable ! un homme de son âge… pas plus de défense qu’un enfant… une timidité… il n’ose jamais dire non… Ah ! quelle différence avec sa fille ! Voilà une petite tête qui, avec son petit air tout doux, ne fait que ce qui lui plaît. (On entend chanter Cécile dans le jardin.) Ah ! je l’entends. Elle revient de sa promenade du matin avec une botte de fleurs dans son panier et son petit volume à la main.

Cécile, venant du jardin. –

Air de la « Clef des champs » (Deffès)

Le bon La Fontaine

Nous peint le tableau

D’un robuste chêne,

D’un frêle roseau

La force inutile

De l’un n’est qu’un nom ;

Le roseau débile

Résiste et tient bon.

Par peur, par faiblesse,

On voit des papas

Qui tremblent sans cesse

Au moindre embarras.

Mais, dans les familles,

L’on peut, en ce cas,

Voir des jeunes filles

Qui ne tremblent pas.

Le bon La Fontaine…

(Etc.)

Annette ! vite ! les vases de la cheminée.

Annette. – Voilà, mademoiselle. (Elles disposent ensemble les fleurs dans les vases qu’Annette pose sur le guéridon.) Dites donc, mademoiselle… il se lève… Je viens de lui porter son eau chaude.

Cécile. – A qui ?

Annette. – A M. Garadoux…

Cécile. – Eh bien, qu’est-ce que ça me fait ?

Annette. – Avez-vous remarqué ses ongles ?

Cécile. – Non…

Annette. – Comment, vous n’avez pas remarqué ses ongles ?… Ils sont longs comme ça ! Mais l’autre jour, en voulant ouvrir sa fenêtre, il en a cassé un !…

Cécile, ironiquement. – Voilà un grand malheur !

Annette. – Je sais bien que ça repousse… mais il a paru vivement contrarié… car, depuis ce temps-là, il me sonne pour ouvrir la fenêtre.

Cécile. – Je t’ai déjà priée de ne pas me parler sans cesse de M. Garadoux… cela m’est désagréable, cela m’agace !

Annette, étonnée. – Votre futur ?

Cécile. – Oh ! mon futur ! le mariage n’est pas encore fait ! Où est mon père ?

Elle porte un vase sur la cheminée.

Annette. – M. Thibaudier ?… il est dans son cabinet depuis une grande heure avec un particulier venu de Paris…

Cécile, venant vivement à elle. – De Paris ? Un jeune homme… un jeune avocat ? blond… l’air doux… les yeux bleus ?

Annette. – Non… celui-là est brun… avec des moustaches et une barbe comme du cirage.

Cécile, désappointée. – Ah !

Annette. – Je crois que c’est un commis voyageur en vins… Monsieur ne voulait pas le recevoir… mais il a presque forcé la porte avec ses fioles.

Cécile. – Pourquoi papa ne le renvoie-t-il pas ?

Annette. – Monsieur ?… il est bien trop timide pour cela !

Elle porte le deuxième vase sur la cheminée.

Cécile. – Ça, c’est bien vrai !

 

 

 

 

 

SCÈNE II

 

Les mêmes, Thibaudier

 

Thibaudier, venant du pan coupé de droite, à la cantonade, en saluant. – Monsieur, c’est à moi de vous remercier… Enchanté… (Montrant deux petites bouteilles d’échantillon.) Je n’en avais pas besoin… mais j’en ai pris quatre pièces.

Cécile. – Vous avez acheté du vin ?

Annette. – Votre cave est pleine.

Elle remonte.

Thibaudier. – Je sais bien… Mais le moyen de refuser un monsieur bien mis… qui vient de faire quatre lieues… de Paris à Chatou… pour vous offrir sa marchandise… Car, enfin, il s’est dérangé, cet homme !

Cécile. – Mais c’est vous qu’il a dérangé.

Annette, au fond. – Est-il bon, au moins, son vin ?

Thibaudier. – Veux-tu goûter ?

Annette, prenant un verre sur le buffet. – Voyons ! (Elle boit et jette un cri.) Brrr !

Thibaudier. – C’est ce qu’il m’avait semblé… J’ai même osé lui dire… avec ménagement : « Votre vin me paraît un peu jeune ! » J’ai cru qu’il allait se fâcher… Alors, j’en ai pris quatre pièces…

Annette, prenant les échantillons. – Voilà de quoi faire de la salade. (On sonne à gauche.) C’est M. Garadoux qui sonne pour me faire ouvrir sa fenêtre.

Elle entre à gauche, pan coupé.

 

 

 

 

 

SCÈNE III

 

Thibaudier, Cécile ; puis Annette

 

Thibaudier. – Comment ! il n’est pas encore levé, M. Garadoux ?

Cécile. – Non. Il ne paraît jamais avant dix heures…

Thibaudier. – Ça ne m’étonne pas… Tous les soirs, il s’empare de mon journal… Dès qu’il arrive, il le monte dans sa chambre… et il le lit pour s’endormir.

Cécile. – Eh bien… et vous… ?

Thibaudier. – Moi ?… je le lis le lendemain…

Cécile. – Ah ! c’est un peu fort…

Thibaudier. – Je t’avoue que ça me prive...

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