Les Héritiers

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À peine arrivés chez la veuve, après les mots d’usage et les airs de circonstance, ils s’installent et, petit à petit, ils s’incrustent. Puis ils évaluent, marchandent et enfin raflent tout. Ils sont répugnants, immondes et sans scrupule, mais ils sont dans leur droit : ce sont les héritiers. Avec en fond un vrai thème de société (héritage et concubinage), l’auteur, en relatant un véritable pillage organisé, fait une peinture décapante de la famille, décortiquée avec humour, cynisme et causticité. Ça fait mal mais ça fait rire.

Romain, est devant la porte entrouverte d’une chambre donnant sur le salon. Il a un air compassé.

Romain - … Me faire ça à moi !… A huit jours de notre semaine en Suisse, c’est un peu raide, t’avoueras… Dieu merci, j’ai un plan B pour Marrakech, ça tombe à pic… Tu es beau, Pascal… Même mort, tu es beau… Tu étais mon seul ami… Mon seul ami… Tu ne me ménageais pas toujours, mon salaud, mais tu vas me manquer… Pas qu’à moi d’ailleurs ! Ils pleurent, tes amis du tennis club… Ils pleurent aussi, tes amis du golf… Adieu Pascal… Dors en paix… Dors en paix, mon pote… (Gros soupir.) Nous n’irons plus à Gstaad…

Il referme la porte doucement. Il part dans le couloir.

Peu après, on tape à la porte d’entrée. Personne ne vient ouvrir.

La porte s’ouvre doucement sur Alice, en blouson, sa sacoche à la main.

Alice - Excusez-moi… Il y a quelqu’un ?… Je peux entrer ?… Ho ! ho !… Personne ?… C’est pour le chauffage… Il y a quelqu’un ?…

Elle entre, incertaine, et regarde un peu partout. Elle se place devant un petit tableau de Soulages et l’admire.

Elle regarde un vieux radiateur électrique, la prise ouverte. Elle grimace et la repose.

Elle va vers la porte d’où est sorti Romain et l’entrouvre après avoir frappé brièvement.

Alice - Oh ! pardon. Bonsoir monsieur… Je viens pour la chaudière… (Elle attend quelques secondes.) Elle est dans la cuisine ?… Le couloir, peut-être ?… (Petit silence.) Bon ben ne vous dérangez pas, je trouverai… (Un peu pincée.) Merci quand même…

Elle referme la porte. Grimace de vague étonnement. Elle attend en se replaçant devant le tableau de Soulages.

Florence arrive d’un couloir. Elle a quelques papiers à la main. Alice la regarde avec intérêt.

Alice (joyeuse) - Ah ! j’étais à deux doigts de m’en aller ! Bonsoir madame. SOS Dépannetout. Je viens pour la chaudière.

Florence - La chaudière ?… Ah oui ! Oui… Très bien… Très bien. Bonsoir…

Alice - Plutôt frisquet, non ? Vous devez être contente de me voir, non ?… Enfin, d’habitude, quand j’arrive, les gens sont contents… Un des bons côtés du métier. On est généralement mieux reçus que les huissiers ! (Petit rire.)

Florence ne répond pas à sa bonne humeur.

Florence - La chaudière est par là.

Florence la conduit vers un placard où se trouve une chaudière à gaz.

Alice retire son blouson, découvrant un pull léger soulignant ses formes. Florence la regarde faire. Alice retrousse ses manches. Elle ouvre sa sacoche et en sort des outils.

Alice - C’est top, chez vous. J’aime bien… Il y a des endroits, comme ça, des gens… L’approche est bonne. Important, l’approche. Sinon, je me sens mal et le travail s’en ressent, forcément… (Le visage de Florence n’exprime toujours aucune joie.) Oh ! ne faites pas cette tête-là ! Dans la vie il y a des choses plus graves, non ?

Florence - Il paraît…

Alice - Rien ne dit qu’il soit mort, en plus… le chauffage… C’est parce que je suis une femme ?

Florence - Hein ?… Non, non, rien à voir… Pas du tout…

Alice - Certains clients sont surpris, d’autres se méfient, j’ai l’habitude… Ah ! je vois ce que c’est ! On a dû vous donner nos tarifs ? (Navrée.) Ben oui, je sais… Mais la nuit, c’est normal, c’est plus cher. (Examinant la chaudière.) Alors, qu’est-ce qu’elle nous fait, la méchante ?

Florence - Elle s’est arrêtée, il n’y a pas eu moyen de la faire repartir.

Alice - On va examiner ça… Votre mari n’a pas su réparer ?

Florence - Mon mari ?

Alice (désignant la chambre) - Le monsieur qui dort, là…

Florence (effarée) - Vous… Vous êtes entré dans la chambre ?!

Alice - Je ne l’ai pas réveillé, rassurez-vous. Encore qu’il avait l’œil ouvert… Enfin, à moitié… Comme un petit air absent… Cela dit, il n’est pas frileux. Dormir comme ça, sans même un drap… Surtout qu’il n’a pas trop bonne mine, je trouve. Je serais vous, je lui mettrais un duvet… Enfin, ce que j’en dis, je ne suis pas médecin, après tout…

Le téléphone sonne. Florence hésite à répondre.

Arrivée rapide de Romain du couloir.

Romain - Laisse, Florence ! (Il décroche le téléphone.) Allô ?… (…) Bonsoir… (…) Non, actuellement, elle ne… (…) Elle y sera très sensible… (…) Mais oui, je transmettrai… (…) Bien sûr. Bonsoir, madame… (Il raccroche. Puis, à Florence.) La dame qui tient le pressing en bas… Elle ne pourra pas venir demain, mais elle est bouleversée. Elle te fait ses amitiés.

Florence - C’est gentil à elle.

Romain (à Alice, vaguement méfiant) - Bonsoir…

Alice - Bonsoir… Vous aimez bien tripoter, vous, non ?

Romain (effaré) - Je vous demande pardon ?

Alice - La vis !

Romain - La quoi ?

Alice - La vis de réglage !

Romain - Ah !… Possible, oui… J’ai dû essayer de réparer…

Alice - N’essayez plus ! Il y a de l’eau partout, les fils sont trempés maintenant !

Romain - Je suis désolé…

Alice (énervée) - Désolé ! Toujours pareil ! C’est pourtant marqué en gros, là, qu’il faut laisser faire les spécialistes. Vous lui avez peut-être enlevé six mois de vie.

Romain - Vous êtes gentille, vous évitez de me faire la morale, d’accord ? Vous êtes venue pour réparer, alors réparez, ma petite dame.

Alice, vexée, referme sa boîte à outils.

Florence - Qu’est-ce que vous faites ?

Alice - Je m’en vais, je n’aime pas qu’on me parle sur ce ton.

Florence - Non, mais… Attendez ! Qu’est-ce qu’on va devenir, nous ? J’attends du monde et… vous avez vu le thermomètre ?

Alice - Il y a d’autres dépanneurs.

Florence - Vous savez bien qu’on ne trouvera personne avant demain. Au mieux.

Alice (heureuse) - Eh oui ! C’est le bon côté du métier. In-dis-pen-sables ! Ce qui nous permet de garder notre fierté… (Rêveuse.) Il y a des moments de bonheur, vous n’imaginez pas. Un tuyau percé, l’eau qui envahit tout, les gens désespérés, suppliants… Cette impression de pouvoir écrasant, total, absolu… On peut tout se permettre. Tout…

Romain - Certains en abusent un peu…

Alice - J’ai des confrères, c’est vrai. Ils se rattrapent sur la facture. D’autres obtiennent des petites faveurs… Moi, on m’ennuie, je m’en vais. C’est tout. (Elle va vers la porte.) Madame, monsieur, au plaisir…

Florence - Ecoutez… Mon ami s’est sans doute montré maladroit…

Alice - Il s’excuse ?

Romain - Mais oui, petite madame, il s’excuse…

Alice - Vous vous enfoncez, là…

Romain - Auriez-vous l’extrême bonté de nous réparer cette chaudière, chère madame ?

Florence (suppliante) - S’il vous plaît, j’ai froid.

Alice - Bon… (A Florence.) Je ne reste pas pour le petit monsieur mais pour vous… Votre « s’il vous plaît » est particulièrement émouvant… (Elle l’imite.) « S’il vous plaît, j’ai froid… » (A Romain.) Je prendrais bien un verre, tiens.

Romain (effaré) - Un verre ?

Alice - Du cognac, si vous avez !

Romain - Du cognac ?

Florence fait signe à Romain de ne pas prêter d’importance à ce que peut dire Alice.

Florence - Romain…

Alice - Ou de l’armagnac… Ce que vous avez, je ne suis pas difficile…

Romain se force à se contenir et va prendre une bouteille dans le bar.

On frappe à la porte. Florence va ouvrir.

Paul et Colette apparaissent. Colette a un sac à main et Paul tient une petite valise à la main. Ils ont un air attristé et compassionnel de circonstance.

Florence - Bonsoir…

Paul (enlaçant Florence) - Laurence ! Ma pauvre petite Laurence ! Quelle misère, hein ?

Colette (bas, à Paul) - Florence !

Paul - Florence ! Ma pauvre petite Florence ! Quelle misère, hein ?

Colette - Fauché dans la fleur de l’âge ! Quelle injustice !

Paul - S’il y a un Bon Dieu, ben dès fois, on se demande, hein ? Hein ?

Romain tend un verre à Alice.

Romain (pincé) - Si vous voulez autre chose, n’hésitez pas, surtout. Champagne, caviar, saumon…

Alice - Ça ira pour l’instant… Merci, vieux.

Romain va pour répliquer, mais se contient au prix de gros efforts.

Paul (à Florence) - On ne s’est pas présentés mais vous avez dû comprendre. Je suis Paul, le frère aîné de Pascal.

Colette - Colette, sa grande sœur… C’est moi que vous avez eue au téléphone. On vient tout droit de Bar-le-Duc…

Florence - Oui, oui… Bien sûr…

Colette (se frottant les bras) - Il fait un peu froid, non ?

Florence - La chaudière est tombée en panne. Le réparateur… Enfin, la réparatrice s’en occupe…

Colette - Ah ! d’accord. Je me disais aussi… Bonsoir madame.

Alice - Bonsoir !

Colette - Un jour pareil, c’est vraiment pas de chance.

Paul - Ça ne choisit pas…

Paul et Colette vont vers Romain.

Romain - Je suis Romain, un ami de Pascal… Enfin, un ami du couple…

Paul - Ah ! d’accord. Enchanté.

Colette - Moi aussi… C’est terrible, hein ? Quelle horreur !

Paul - Quelle horreur !

Romain - Quelle horreur, oui…

Paul s’approche d’Alice.

Paul - C’est rare, les femmes chauffagistes. Chez nous, ils n’envoient que des hommes…

Colette - Et alors ? Pourquoi ce serait moins bien ?

Paul - J’ai pas dit ça.

Colette - Y’a bien des femmes qui pilotent des Airbus ! Pourquoi elles répareraient pas les chaudières ?

Paul - Non, mais j’ai rien contre, moi. Au contraire. C’est sympa… Sympa, mais dangereux…

Alice - Dangereux pour qui ?

Paul - Ben… Vous n’êtes jamais tombée sur des types qui cherchent à… Voyez ce que je veux dire…

Alice - Non…

Paul - Des types qui… Des obsédés, des… Des vicelards, quoi… Des salauds qui essaient de… (Alice montre une grosse clef à molette, sourire menaçant. Il recule.) Oui… Non, vous ne devez pas trop les attirer…

Alice - C’est une question de diplomatie…

Paul - Bien sûr, la diplomatie…

Colette - Il ne marche pas non plus le radiateur électrique ?

Romain - Il vient de la cave. J’ai essayé de le brancher : rien à faire.

Alice - Laissez-moi voir…

Alice commence à bricoler la prise du radiateur électrique.

Le téléphone sonne. Romain décroche.

Romain (au téléphone) - Allô !… (…) Ah ! Béatrice ! (…) Non, Florence n’est pas… (…) Ils l’emmènent demain, dix heures… Direct au crématorium… (…) Je lui dirai. (…) D’accord… (…)  D’accord… (…) Je t’embrasse, Béatrice. A demain, Béatrice. (Il raccroche. Puis, à Florence.) C’était Béatrice. Elle est anéantie. Elle t’embrasse. Demain, elle viendra directement ici, elle partira avec nous. Elle amène son fils…

Florence - Pauvre môme ! A son âge, il n’a pas besoin de voir ça.

Romain - Elle y tient. Bruno aimait beaucoup Pascal…

Florence - Tout le monde aimait Pascal.

Paul - Il va être incinéré ?

Romain - C’est ce qu’il voulait.

Colette - Je n’aimerais pas, moi.

Paul - Chacun ses goûts…

Colette - Ils vont mettre les cendres dans une urne ? Parce qu’on peut aussi les disperser dans le cimetière, les cendres… (A Paul.) Pour tata Nicole ils ont fait comme ça. Tu te rappelles ?

Paul - Oui, même que ça m’a fait drôle. Elle était énorme, tata Nicole. Deux heures après, il restait à peine de quoi remplir une bouteille.

Colette - On est bien peu de choses…

Florence (à Romain) - Ils ont été prévenus, Mylène et Roger ?

Romain - Je m’en suis occupé, Florence. Ne t’inquiète pas. Ils seront là demain… Je manage !

Paul - Dans un sens, l’incinération, c’est bien : ça évite le granit, la plaque, les couronnes, tout ça…

Colette - La tombe, c’est chouette au début, pour se recueillir, mais après un temps plus personne n’y va et…

Paul - Sans parler qu’on y pense quand même et qu’on se sent coupable de ne pas y aller.

Colette - Cela dit, il paraît que ce n’est pas moins cher, l’incinération.

Paul - Ils en profitent. Soi-disant le prix du gaz, et tout… Mais bon, on dépense une fois pour toutes. Il n’y a pas la concession, l’entretien, les fleurs à la Toussaint…

Colette - A terme, c’est sûr, on y gagne.

Florence (à Romain) - Ernest ! On n’a pas prévenu Ernest !

Romain - Mais si ! J’y ai pensé, ne t’inquiète pas, cool. Cool, Florence…

Florence - Merci, Romain. Sans toi, je ne sais pas ce que…

Romain - Je t’en prie, voyons… Détends-toi… Cool… Je manage…

Paul (montrant sa petite valise) - Pour la route, on n’a pas voulu se mettre en noir, mais n’ayez pas peur, on a ce qu’il faut.

Florence - J’en suis persuadée…

Colette (à Florence) - Dites, Florence, c’est arrivé comment, l’accident ?

Florence - Il est rentré dans un arbre, pas loin de Chartres…

Paul - Quelle horreur !… En pleine nuit, c’est ça ?

Florence - A trois heures du matin, oui…

Colette - Quelle horreur !

Paul - On a beau dire, mais les liens familiaux c’est quelque chose. Un frère, c’est un frère. Et quand on perd un frère, quelque part, c’est… On perd un frère, quoi…

Colette (grimaçant et se touchant le ventre) - Ça fait mal.

Paul -...

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