Les sardines grillées

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Victoire est là, sur ce banc, ce même banc depuis vingt ans. Clocharde un peu hargneuse, elle squatte sans dégâts sous les fenêtres des Chaudeloque en faisant inlassablement griller ses sardines.
Solange débarque à Bordeaux, seule au monde et naïve, et vient sonner chez les Chaudeloque pour se présenter comme bonne, enfin, « aide familiale », après avoir quitté sa précédente place parce qu’elle refusait de participer à une partie de bridge pour le moins… curieuse. Victoire se prend d’affection pour Solange à sa manière, et lui fait, en même temps que son éducation accélérée, un singulier portrait des Chaudeloque. Elle semble en savoir beaucoup sur cette famille en particulier…
Solange est drôle de simplicité, Victoire, bourrue, apporte la juste dose d’humour noir, et les Chaudeloque en prennent pour leur grade.

Des dialogues vifs et précis qui ne manquent pas d’un souffle « café-théâtre ».




Les sardines grillées

I

Victoire, inénarrable clocharde, casse la croûte sur son banc, maquillée, chapeautée, entourée d’une multitude de caisses et de cartons de toutes sortes. Une vieille voiture d’enfant à ses côtés. Elle surveille des sardines qui sont en train de griller sur un barbecue de fortune.

Solange passe et repasse, nerveuse, sa petite valise à la main, cherchant visiblement quelque chose. Son manège dure un bon moment, puis…

Solange, repassant encore une fois, exaspérée, s’adresse à Victoire en désespoir de cause. — Pardon madame ? Peut-être pourriez-vous me renseigner ? Je suis complètement perdue. Je cherche la rue Victoire de Pécouilh.

Victoire, la détaillant, puis. — Depuis longtemps ?

Solange. — Depuis une bonne heure. Je vais, je viens, je tourne, je retourne. Je suis épuisée.

Victoire. — Asseyez-vous.

Solange. — Merci. (Elle s’effondre sur le banc.) Ça fait du bien.

Victoire. — Une sardine ?

Solange. — À cette heure ? Non. Merci.

Victoire, dévorant. — Vous avez tort. Elles sont succulentes mes sardines. Et y’a pas plus fraiches, croyez-moi. Je viens de les faire griller.

Solange. — Je m’en doute. Ça empeste dans tout le coin.

Victoire. — Si ça n’empestait pas c’est que je serais morte ! Voilà plus de vingt ans que je fais griller des sardines ici-même. Je suis une institution. Tout Bordeaux me connait. Un petit coup de rouge ?

Solange. — Non merci. Je ne bois pas.

Victoire. — Vous devriez. La sobriété c’est pas bon pour le caractère. Ça aigrit. Moi j’ai l’âme assoiffée, il faut que je l’arrose ! (Elle avale une rasade de vin, savoure, se gargarise.) Excellent. Pas assez chambré peut-être. (Elle repose la bouteille, puis jette à Solange, s’essuyant la bouche d’un revers de manche.) Eh bien vous y êtes !

Solange. — Où ça ?

Victoire. — Dans la rue que vous cherchez. Vous n’avez pas de chance c’est l’heure creuse. Autrement vous auriez déjà fait une demi-douzaine de clients ! (Elle la regarde encore, sceptique tout à coup.) Quoique l’emballage ne soit pas vendeur !

Solange, balbutiant. — Je ne comprends pas.

Victoire. — Ça vaut mieux. (Elle lui murmure à l’oreille.) Méfiez-vous, elle est extrêmement mal fréquentée cette rue.

Solange. — Vous êtes sûre que c’est la bonne ? Je n’ai pas vu de plaques.

Victoire. — C’est normal.

Solange. — Ah bon ?

Victoire. — Je les ai dévissées.

Solange. — Les plaques de rue ? Mais pour quoi faire ?

Victoire. — Des cartes de visite. (Solange est surprise.) Ça vous épate, hein ?

Solange. — Ben oui.

Victoire. — Qu’est-ce qu’il y a d’écrit sur les vôtres ? (Solange la regarde sans comprendre. Victoire poursuit, s’énervant.) Sur vos cartes de visite qu’est-ce qu’il y a d’écrit ?

Solange. — Rien.

Victoire. — Pour quelle raison ?

Solange. — Je n’en ai pas.

Victoire, poursuivant, superbe. — Sur les miennes il y a écrit : « Rue Victoire de Pécouilh ». Vous comprenez ?

Solange. — Non.

Victoire, sous son nez. — Je m’appelle Victoire de Pécouilh.

Solange. — Non ?

Victoire. — Si.

Solange. — Comme la rue ?

Victoire. — Exactement. Il faut vous y faire. Bien sûr ce n’est pas les Champs-Élysées, mais je veille à maintenir dans cette petite artère des traditions qui ne sont pas sans déplaire à une certaine clientèle. Pourquoi la cherchiez-vous ma rue ?

Solange. — Je vais au numéro 18.

Victoire. — Chez les Chaudeloque ?

Solange. — Chaudeloque, oui. C’est bien ça.

Victoire, avec un geste dans son dos. — Vous ne pouviez pas mieux tomber. C’est ici. Vous n’êtes pas la nouvelle bonne, tout de même ?

Solange. — Si. Enfin… la nouvelle « aide familiale » comme ils disent à l’agence.

Victoire. — Oh ! Pardon ! (Elle la détaille encore un peu, inquisitrice.) Eh bien pour une fois ils ne l’ont pas prise au berceau. D’habitude ils n’engagent que des tendrons. Les temps changent. Remarquez, il y a des occasions qui sont de bonnes affaires.

Solange, s’écriant. — Je ne suis pas une occasion ! Je suis toute neuve.

Victoire, la détaillant une nouvelle fois. — Oui, enfin, sevrée, quand même. Il ne faut rien exagérer. À part ça, pas de problèmes ?

Solange. — Comment ça ?

Victoire. — Dans la tête tout est en ordre ?

Solange. — Je ne comprends pas.

Victoire. — Laissez tomber ! Vous avez des certificats ?

Solange, baissant les yeux. — Non. Je ne suis à Bordeaux que depuis dix jours. Et Monsieur Levasseur, mon ancien employeur, a refusé de m’en établir. (Elle éclate en sanglots.) Il m’a jetée dehors comme une malpropre.

Victoire. — Au bout de dix jours ?

Solange. — Oui. Et tout ça parce que je ne voulais pas jouer au bridge avec eux, en famille. (Elle étouffe encore un sanglot.) C’est affreux !

Victoire. — Vous n’aimez pas ça le bridge ?

Solange, pincée. — Ce que Monsieur Levasseur appelait « faire un bridge » vous savez… C’était spécial.

Victoire. — Comment savez-vous ça?

Solange. — J’ai regardé une fois par un trou de serrure.

Victoire. — Et alors ?

Solange. — Ce soir-là c’était leur cousine qui faisait la quatrième. Ça a commencé par un long silence et puis elle a ôté son blouson d’un geste nerveux, comme si elle cherchait la bagarre, elle l’a fait tournoyer au moins trois bonnes minutes au-dessus de sa tête comme un ventilateur et quand elle l’a lâché il est parti comme une torpille en direction du grand-père qui est tombé, raide.

Victoire. — Mort ?

Solange. — C’est ce que j’ai cru, mais non. Il faisait le mort, simplement, pour se rendre intéressant. Mais ça n’intéressait personne. Alors la cousine a hululé sous le nez de mon patron en bombant le torse : « T’as vu mes atouts, mon mignon ? Ils tomberont si t’obéis. C’est moi le maître aujourd’hui et toi le valet. Déshabille-toi ou je te fouette ! » Enfin quelque chose dans ce genre-là.

Victoire. — Ben dites donc !

Solange. — Et puis elle a foncé vers son épouse comme une furie et elle lui a crié sous le nez : « Toi la grosse, tu es la reine… » Et elle a ajouté  :« Mais ne rêve pas trop quand même, parce que tu n’as aucun pouvoir ! » Enfin quelque chose dans ce genre-là. Et elle l’a balancée sur le canapé d’une pichenette.

Victoire. — Ben dites-donc !

Solange. — Oui. Et le plus fort c’est qu’elle n’a pratiquement rien dit, Madame Levasseur, et pourtant c’était une râleuse, vous pouvez me croire ! Elle s’est écrasée comme une bouse entre les coussins et elle a attendu bouche bée que la partie commence. Après la cousine a foncé vers le grand-père qui faisait toujours le mort, elle l’a attrapé par le cou pour le remettre sur ses pieds et elle a murmuré – exprès – alors qu’il était sourd comme un cactus : « Toi tu es l’As, mon chou, tu es le plus fort de tous… (Elle se met à crier faisant sursauter Victoire.) Mais attention tu obéis quand même au roi ! Et c’est qui le roi ? C’est moi ! »

Victoire. — Effectivement, ce n’était pas vraiment académique comme partie.

Solange. — Je vous l’ai dit. Et pourtant je ne connais pas les vraies règles. Et après lui avoir dit ça au malheureux grand-père, elle s’est frottée contre lui, la cousine, comme un chat qui veut ses croquettes. Il en a perdu son dentier. Et puis elle lui a tourné le dos tout à coup et elle a sorti une paire de menottes de sa poche qu’elle a passée à mon patron…

Victoire. — Elle était flic, en plus ?

Solange. — Je ne sais pas. Je n’ai rien compris. Après elle a commencé à les battre.

Victoire. — Les cartes ?

Solange. — Non. Les Levasseur.

Victoire. — Et ils n’ont rien dit ?

Solange. — Ben non.

Victoire. — Même le grand-père ?

Solange. — Ben non. Pourtant il faisait peine à voir, le pauvre. Et il ne devait pas avoir chaud.

Victoire. — Pourquoi ?

Solange. — Il n’avait plus que ses pantoufles. Et ses couches.

Victoire, intéressée. — Et après ?

Solange. — Après je ne sais pas. Il s’est mis à vibrer sur ma cuisse.

Victoire, agacée. — Mais qui ça ? Vous êtes confuse !

Solange. — Mon portable.

Victoire. — Et c’était qui ?

Solange. — Une erreur.

Victoire. — Oh ! Merde !

Solange. — Et le temps que je raccroche ils avaient éteint la lumière. J’ai juste entendu le grand-père qui s’est mis à crier : « Ça y est ! J’ai ma première levée. » J’étais de plus en plus dépassée. Alors je suis montée me coucher. (Et elle jette, catégorique.) Je déteste les jeux de société. (Un temps puis elle demande, inquiète.) Vous croyez qu’ils me...

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