Cette pièce ne se veut pas un hommage, encore moins une biographie. Elle est un simple clin d’œil à mon ami Boris Vian. Lui, plus que tout autre, vécut et vit sans doute encore là haut sur son nuage, mille et une vies parallèles.
ACTE I
Nous nous trouvons dans le bureau de Boris Sullivan, écrivain encore jeune. Il vit en solitaire, dans l’unique compagnie de sa bonne, Marguerite, entre les murs d’une petite maison située en bordure de lac.
Les murs de la pièce sont chargés de livres. Un bureau demi-ministre est situé sur le côté jardin, latéralement à une fenêtre qui donne sur le lac. Sur la table de travail se trouvent des papiers, encore des livres, un téléphone et une vieille machine à écrire. De l’autre côté se trouvent une tablette à tiroir surmontée d’une lampe à abat-jours ainsi qu’un fauteuil Voltaire (ou autre mais suffisamment haut pour qu’une personne assise soit invisible vue de dos) bizarrement retourné et accolé vers le fond de scène. Au centre de la pièce, entre les étagères de livres, s’ouvre une seule porte qui dessert entrée, cuisine et chambres.
Scène 1
Boris, Marguerite
Boris est assis derrière son bureau, il tape à la machine en pestant après les multiples corrections qu’il doit effectuer manuellement.
BORIS ― Sacrée foutue machine… (Il gomme.) Elle me met un pluriel où il n’y en a pas… (Il tape.) Non ! Trois s maintenant ! (Il rature au stylo.) Ça va devenir illisible… (Il tape.) Ça l’est déjà… (Il s’interrompt.) Qu’est-ce que j’ai écrit, là ?... transquinement ! Qu’est-ce que ça veut dire, transquinement ?... Rien ! (Il biffe.) Elle m’énerve… (Il tape.) Elle n’en fait qu’à sa tête. Rien que pour m’énerver, je le sais… Et voilà ! (Il s’interrompt.) Elle a sauté le u. Je suis sûr d’avoir tapé u. Elle a écrit « le frit de mon imagination »… Parce que je déteste la friture… (Il tape.) Elle me cherche, elle me cherche… (Il lève les mains au ciel.) Friture ! J’ai tapé « voiture », elle a écrit « friture » ! Elle ne cesse d’y faire allusion. « Ville » devient « huile », « baigneur » se transforme en « beignet »… Il est logique qu’une « voiture » finisse en « friture »… (Il tape.) Elle me cherche, elle me cherche… et elle va me trouver… (Il se lève soudain, en fureur.) Ça, c’est trop fort ! Trop, c’est trop ! (Il se dirige vers la tablette, ouvre le tiroir, plonge la main à l’intérieur, la ressort immédiatement.) Aie ! (Il se masse les doigts.) Évidemment, elle prend sa défense. Mais je ne me laisserai pas intimider. (Il maintient fermement le tiroir de la main gauche, replonge la main droite à l’intérieur, en sort un révolver malgré les soubresauts de la tablette.) Ah ! Ah ! On rigole moins maintenant. (Il abandonne la tablette, se retourne vers la machine à écrire, et la vise. Il tire : PAN ! La machine tressaute[1]. Deuxième coup de feu : PAN ! La machine tressaute à nouveau. Il tire une troisième fois : PAN ! La machine ne bouge plus. Il baisse son arme.) Elle est morte.
Entrée inquiète de Marguerite, la bonne, un torchon à la main.
MARGUERITE ― Eh bien ! Que se passe-t-il ici ?
BORIS, empoche l’arme. ― Je l’ai tuée ! Ça lui pendait au clavier. Tant va la cruche à l’eau...
MARGUERITE, avec réprobation. ― Qu’à la fin, on lui tire dessus. Bravo ! Vous êtes le La Fontaine des temps modernes.
BORIS, tire la feuille du rouleau de la machine. ― Regardez. (Il exhibe la feuille de papier où l’on voit les trois trous laissés par les balles.) Des « y » à la place des « i », des « v » à la place des « r »… et la dernière, la meilleure, où je crois écrire « confiance » et je découvre, devinez quoi ?... « CONFIT D’OIE » ! C’est magnifique, non ? « CONFIT D’OIE » !
MARGUERITE, récupère la feuille de papier. ― Elle avait de l’humour, cette machine.
BORIS ― Ne vous moquez pas de moi, Marguerite, s’il vous plait. Je suis écrivain, et un écrivain ne peut pas s’accommoder d’une machine éprise d’indépendance littéraire.
MARGUERITE ― Et maintenant, vous allez écrire comment ?
BORIS, crâneur. ― Je vais acheter un ordinateur.
MARGUERITE ― La bonne blague. Je ne lui donne pas une semaine avant que vous ne l’écrabouilliez lui aussi.
BORIS ― J’écrirai à la main, avec un bon vieux stylo. Un stylo ne fait pas de fautes d’orthographe.
MARGUERITE ― Si vous le dites, monsieur Boris. Moi, après tout, je ne suis qu’une domestique, je me garderais bien de discuter votre comportement.
BORIS ― C’est ça, gardez-vous, Marguerite, gardez-vous.
MARGUERITE ― Mais tout de même. Vous n’avez pas de cœur ! Vous auriez pu avoir des égards pour son âge. Une machine de vingt ans !
BORIS ― Vous pouvez en compter quarante, voire cinquante…Mais je me fous de son âge, jetez la !
MARGUERITE, pose la feuille de papier sur le bureau avant de récupérer la machine. ― Je vais l’enterrer dans le jardin, à côté du grille pain que vous avez massacré la semaine dernière parce qu’il était trop long à griller.
BORIS ― Faites-en ce que vous voulez.
Marguerite sort avec la machine à écrire. Aussitôt, le bureau se met à se déplacer sur la scène.
BORIS ― Ah non, ça suffit ! Si tout le monde s’y met... (Il menace le bureau du révolver.) Ici, le bureau !... Ici, j’ai dit ! (Le bureau revient lentement à sa place.) Couché ! Et pas bouger ! Voilà. Non, mais… (Il va ranger l’arme dans le tiroir de la tablette. Lorsqu’il referme le tiroir, il pousse un cri.) Aie ! (Il trépigne en se tenant la main.) Aie aie aie !
MARGUERITE, revient. ― Qu’est-ce qu’il se passe encore ? On ne peut pas vous laisser seul deux minutes.
BORIS, en soufflant sur ses doigts. ― La tablette, elle m’a mordu !
MARGUERITE ― Vous le cherchez, aussi, à toujours la maltraiter. Vous savez pourtant qu’elle mord, cette tablette.
BORIS ― Elle aussi, je vais la flinguer !
MARGUERITE ― Oh ! Arrêtez de vouloir flinguer tout ce qui bouge. Vous travaillez trop, vous devriez vous reposer.
BORIS ― Vous êtes bien bonne, vous…
MARGUERITE ― Oui. Je suis même la bonne à tout faire, ici.
BORIS ― Ce n’est pas ce que je voulais dire…
MARGUERITE ― Je sais ce que vous vouliez dire, mais j’essaie de vous changer les idées. Vous êtes énervé.
BORIS ― Je suis énervé, oui, parce que plus rien ne m’obéit. Tout se carapate dans cette pièce, sans me demander mon avis. C’est comme ce fauteuil, il n’est jamais à sa place ! (Il va chercher le fauteuil coincé en fond de scène pour l’orienter dans le bon sens et le recentrer.)
MARGUERITE ― Ce n’est pas moi.
BORIS ― Je le sais bien. C’est lui… Je le mets dans la lumière pour pouvoir lire commodément, et dès que j’ai le dos tourné, il retourne se cacher dans le coin.
MARGUERITE ― Il n’aime pas la lumière, que voulez-vous.
BORIS ― C’est moi qui décide. C’est moi le patron.
MARGUERITE ― Oh la la ! Vous êtes pénible. Qu’est-ce que ça peut vous faire s’il se met à l’ombre lorsque vous avez fini de lire ?
BORIS ― Ça me fait ! Les objets ne font pas la loi, ici, chez moi... Et puis j’en ai assez, je vais me promener autour du lac…
Il sort en grandes enjambées.
Scène 2
Marguerite, l’Éditeur (au téléphone)
MARGUERITE, restée seule, soliloque. ― Il est impossible ! (Elle soupire.) Quand il est dans sa période d’écriture, il est impossible… Le problème, c’est qu’il est souvent dans une période d’écriture… Normal, puisqu’il est écrivain… Le pire, c’est quand il attaque une nouvelle histoire. Le temps qu’elle se mette en forme dans sa tête… Mais tout de même, cette fois, je le trouve bien énervé… C’est comme ce fauteuil… (Elle s’approche du fauteuil.) Il ne s’imagine pas la difficulté que peut avoir un fauteuil à se déplacer… hein ? (Elle s’adresse au fauteuil.) Je vais t’aider. (Elle repousse légèrement le fauteuil.) Tu ne lui diras rien, hein ? Je sais que tu ne le lui diras rien… Voilà. Qu’est-ce que ça peut lui faire, qu’il soit ici ou là, ce fauteuil… Heureusement, il y a le lac. (Elle va se poster à la fenêtre.) Tiens, je l’aperçois. On dirait un gamin, il fait des ricochets sur l’eau avec des galets plats… (Elle rit de le voir faire.) C’est miraculeux : un petit tour de lac, et hop ! il revient en pleine forme… Bon. Je dois m’occuper de la machine à écrire, je pense que je vais pouvoir la sauver… (Elle s’apprête à sortir lorsque le téléphone sonne. Elle décroche et s’assoit au bureau de Boris.) Allo !...
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Non, il n’est pas là. C’est de la part de qui ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Ah ! Monsieur l’éditeur, je ne vous avais pas reconnu.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Monsieur Daloin, je sais…
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Dal-U-in, oui. C’est pourquoi je préfère vous appeler monsieur Jean, c’est plus simple.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Il est en train de faire le tour du lac. Il se détend.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Où en est son livre ? Je ne sais pas trop. Il écrit. Pour écrire, il écrit. Son bureau est recouvert de papiers. (Elle manipule les feuilles de papier.) Mais comme je ne suis pas curieuse, je ne sais pas du tout ce qu’il écrit.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Non, non, non. Je ne suis pas d’accord. Ça lui fait du bien de se promener autour du lac, ça le repose. C’est vous qui lui mettez la pression à le faire écrire jour et nuit, et il devient infernal.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― C’est bon signe ? Et si je vous dis qu’il a tiré des coups de feu sur la machine à écrire ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― C’est bon signe aussi ? Ben voyons ! C’est pas vous qui vivez avec lui. Et s’il lui prend l’envie de me tirer dessus ?
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Il n’est pas fou !… Parfois, je me demande.
L’ÉDITEUR ― …
Un véhicule arrive à l’extérieur. On entend le ronronnement du moteur, un petit crissement de pneus sur le gravier et la portière qui claque.
MARGUERITE ― C’est ça, passez le voir. Et tâchez de le raisonner plutôt que de le presser comme un citron… (On entend une sonnette.) Ah ! On sonne à la porte. Je vais devoir vous laisser.
L’ÉDITEUR ― …
MARGUERITE ― Oui. Au revoir, monsieur Jean. (Elle raccroche, se lève et sort.) J’arrive !
Scène 3
Marguerite, Ursula
Marguerite entre, suivie d’Ursula, une jeune femme séduisante.
MARGUERITE ― Il est sorti prendre l’air, et si vous voulez mon avis, ça lui fera le plus grand bien.
URSULA ― Il est un peu nerveux en ce moment.
MARGUERITE ― Moi, je dirais qu’il est insupportable. Mais bon, moi, je ne suis pas amoureuse.
URSULA, gênée. ― Marguerite ! Qu’est-ce que vous allez imaginer ?
MARGUERITE ― Il ne faut pas que ça vous gêne, mademoiselle Ursula. Ce sont vos affaires et je ne m’en mêlerai pas. Et puis l’amour, c’est comme la promenade, ça ne peut lui faire que du bien.
URSULA ― Oui, bon… Vous le trouvez vraiment surexcité ?
MARGUERITE ― Ce matin, il a tiré sur la machine à écrire.
URSULA, incrédule. ― Tiré ?
MARGUERITE ― Tiré des coups de feu. Avec un révolver !
URSULA ― Non ! Il est armé ?
MARGUERITE ― Hier encore, il m’affirmait que c’étaient des balles à blanc. Mon œil. Regardez ! (Elle exhibe la page trouée prise sur le bureau.)
URSULA ― Trois coups ?
MARGUERITE ― Comme au théâtre ! D’ailleurs, c’est ce qu’il écrit en ce moment. Il est à fond dedans.
URSULA, étonnée. ― Du théâtre ?
MARGUERITE ― Il ne vous en a rien dit ?
URSULA ― Il ne me dévoile pas tout de ses...