Les Voyageurs du crime

1908. L’Express d’Orient quitte la Turquie alors déchirée par une guerre civile.
À bord, le personnel s’affaire pour satisfaire des passagers hauts en couleur. Mme Mead, stricte préceptrice anglaise, Miss Cartmoor, « la Sarah Bernhardt de Buffalo », M. Souline, maître d’échecs, ou encore Bram Stoker, le célèbre créateur de Dracula.
Mais alors que deux nouveaux passagers, le dramaturge Bernard Shaw et le romancier Arthur Conan Doyle, rejoignent le train, une jeune fille hurle à qui veut l’entendre que sa mère a disparu.
L’enquête s’annonce difficile, et les voyageurs vont aller de surprise en surprise durant une nuit de mystères, de meurtres et d’aventure ! En voiture pour le crime !

Faisant suite aux évènements du Cercle de White­chapel, “Les Voyageurs du crime” vous proposent une enquête haletante dans l’univers raffiné du plus célèbre train du monde, l’Orient-Express !




Les Voyageurs du crime

Scène 1

Les passagers de Minuit

Début du xxe siècle, dans la voiture-salon de l’Express d’Orient de la Compagnie internationale des wagons-lits. La voiture est faiblement éclairée. On entend le bruit de portes extérieures qui sont claquées puis celui d’un sifflet de départ.

Un homme, Arthur Conan Doyle, entre dans la voiture, l’air sombre. Après quelques instants, il est rejoint par George Bernard Shaw et se montre soudain enjoué, comme s’il se forçait. Tous deux sont encombrés de leurs nombreux bagages à main. La lumière se fait complètement sur le luxueux salon.

BERNARD SHAW Ah ! nous y voilà enfin, dans ce satané train !

CONAN DOYLE Allons, allons, calmez-vous, George.

BERNARD SHAW Me calmer ? Après avoir attendu cinq heures dans le froid ?

CONAN DOYLE Il paraît que ça fait un très bon teint.

BERNARD SHAW Philosophez, Doyle, philosophez. En tout cas, il va m’entendre, l’animal ! Il m’en copiera du « voyage merveilleux » !

CONAN DOYLE Ce n’est tout de même pas la faute de Bram si la frontière turque est fermée.

Un coup de sifflet retentit et le train part, provoquant un à-coup.

BERNARD SHAW Vous vous rappelez sa tirade ? « Nous nous retrouverons à Constantinople, vous verrez ce qu’est une ville. » Résultat : bloqué une semaine à Skobelevo. Des chiens errants et trois rues boueuses, j’ai vu, merci.

CONAN DOYLE Il voulait tellement nous faire découvrir les merveilles de l’Orient, il doit être très déçu.

BERNARD SHAW Bien fait.

CONAN DOYLE Au moins, nous aurons pris l’Express d’Orient.

BERNARD SHAW Pff ! cet attrape-nigaud hors de prix ? J’aurais préféré rentrer jusqu’à Covent Garden à dos de mulet.

CONAN DOYLE Mais aucun mulet n’a accepté. (Shaw arpente le wagon.) Vous cherchez quelque chose ?

BERNARD SHAW À boire. C’est souvent ce que l’on offre à des invités pour les accueillir, mais votre « Express d’Orient » doit l’ignorer.

CONAN DOYLE Oh ! ce train est le paradis des voyageurs ! On ne nous abandonnera pas longtemps. (On entend une clef qui est tournée dans la serrure. Un conducteur, Antoine, entre. Il porte un sac postal et il est très surpris de les trouver là.) Ah ! vous voyez ! Bonsoir, mon brave, je prendrai une crème de menthe allongée au tonic de verveine et… pour vous George ?

BERNARD SHAW Partons pour un pamplemousse pressé.

ANTOINE Mais vous n’avez pas entendu l’annonce lors du dîner ? La voiture-salon est fermée, il faut regagner vos compartiments.

CONAN DOYLE Nous n’en avons pas encore, nous venons de monter à bord. Je suis Arthur Conan Doyle et voici M. George Bernard Shaw.

ANTOINE Vous étiez à… Skobelevo ?

BERNARD SHAW Ah ! je vois que vous connaissez l’endroit !

ANTOINE Vous ne pouvez pas rester ici. D’ailleurs, comment êtes-vous entrés ?

BERNARD SHAW Cher monsieur, en temps normal, j’aurais mouché votre grossièreté par l’ironie mais, la fatigue aidant, un coup de tabouret sur votre casquette vous exprimerait mieux mon sentiment.

CONAN DOYLE C’est un de vos collègues qui nous a demandé d’attendre ici.

ANTOINE Quoi ? Mais… les voitures de service doivent être nettoyées la nuit. Quelle folie de vous avoir installés ici ! De quoi avait-il l’air ?

BERNARD SHAW Aimable, serviable, avisé. Je sais que ce doit être difficile à imaginer pour vous.

CONAN DOYLE Il était italien.

ANTOINE Oh ! Luca ! Je ne sais pas ce qui lui a pris, c’est contraire au règlement.

BERNARD SHAW Eh bien, Luca m’a installé ici et je ne bougerai que quand ma couchette sera prête. Voilà mon règlement.

ANTOINE Je vais me renseigner, messieurs. Je vous prie de bien vouloir excuser ma réaction, mais un tel manque de sérieux de la part de quelqu’un qui porte ce prestigieux uniforme, c’est… Enfin, nous allons bien sûr trouver une solution.

BERNARD SHAW Ne vous dérangez pas pour nous, vos banquettes feront l’affaire. (Il s’allonge.)

ANTOINE (Affolé.) Oh ! non, non ! Jamais des passagers de l’Express d’Orient ne dormiront sur une banquette ! Jamais ! Je vais tout arranger. C’est cette guerre civile en Turquie qui complique tout…

CONAN DOYLE Je croyais que tout était rentré dans l’ordre.

ANTOINE Oh ! non, monsieur ! Les fidèles du sultan ont pris les armes et les troupes du gouverne-ment marchent sur Constantinople pour les soumettre.

BERNARD SHAW Il y a eu des combats ?

ANTOINE Oui, nous entendions tonner les canons sur les rives du Bosphore. Ce train est le dernier à avoir quitté la ville. D’ailleurs, nous n’avons quasiment pas de passagers.

CONAN DOYLE Y a-t-il des blessés à bord ? Même si je ne pratique plus, je suis médecin.

ANTOINE Dieu merci, la neutralité du train et des voyageurs a été respectée.

BERNARD SHAW Formidable ! Les milliers de gens qui vont voir leur pays flamber cette nuit seront ravis d’apprendre que de riches touristes ont pu s’enfuir dans des fauteuils en cuir.

La sonnette de demande de service résonne plusieurs fois dans le couloir, Antoine se précipite.

ANTOINE Tout sera bientôt réglé, messieurs. L’Express d’Orient protège ses passagers des problèmes du monde, c’est sa vocation. Mais ­promettez-moi de ne toucher à rien ; le moindre dérangement risquerait de perturber le service de demain matin !

Antoine sort. Bernard Shaw se remet à fureter sans tenir compte des recommandations d’Antoine.

BERNARD SHAW Qu’est-ce que c’est que ce pingouin qui nous parle de guerre civile et s’inquiète des serviettes du petit déjeuner ?

CONAN DOYLE J’espère que Stoker va bien. Imaginez qu’il soit resté bloqué à Stamboul, discret comme il est !

BERNARD SHAW Ah ! ce que je déteste les voyages ! On devrait les interdire une bonne fois pour toutes !

CONAN DOYLE Je ne suis pas tranquille. Je vais vérifier qu’il est bien dans le train.

BERNARD SHAW Alors emmenez ça. (Il montre une bouteille prestigieuse qu’il vient de découvrir.) Avec un pareil appât, c’est lui qui vous trouvera.

Conan Doyle refuse poliment la bouteille et se dirige vers la porte qu’il ouvre. De l’autre côté, se trouve Bram Stoker qui allait entrer. Il porte une improbable robe de chambre qui couvre un pyjama rouge. Sa tête est couverte d’un bonnet de nuit à pompons. Les trois hommes se regardent un instant, stupéfaits, avant de se donner l’accolade.

CONAN DOYLE Stoker !

BRAM STOKER Ah ! mes amis, qu’est-ce que vous faites là ?

BERNARD SHAW Et vous, vieux brigand ? Vous n’avez pas reçu notre message ?

BRAM STOKER Si, et j’ai pris le train dès que j’ai pu ! Mais vous deviez bien monter à la frontière ? J’avais peur qu’il ne vous soit arrivé quelque chose !

CONAN DOYLE Nous n’avons pas pu dépasser Skobelevo, tous les trains s’arrêtent en Bulgarie. Content de voir que vous allez bien, Bram !

BERNARD SHAW « Bien », c’est vite dit ! Que diable portez-vous sur le dos ?

BRAM STOKER Oh ! une affaire dans une boutique du vieux Stamboul ! Un costume traditionnel kosovar ! Et pour une bouchée de pain.

BERNARD SHAW Tant que ce n’est pas pour de l’argent… Qu’est-ce que vous venez faire par ici ? Un rendez-vous de minuit ?

BRAM STOKER Heu… j’ai dîné léger et j’ai des regrets. Ah ! (Il prend la bouteille posée par Shaw et commence à fureter à la recherche de nourriture.) Vous… Vous n’avez rien vu qui se mange ?

CONAN DOYLE Vous avez pu fuir la guerre sans encombre ?

BRAM STOKER La guerre ?

BERNARD SHAW Vous savez : les canons, les batailles, les morts…

BRAM STOKER Ah oui ! La guerre… Non, Stamboul était très calme. Et puis, si vous saviez à quelles expériences mystiques j’ai assisté ! Un goûter à ­Fenerbahçe avec un groupe de derviches tatars…

BERNARD SHAW Ah non ! Par pitié, pas ce soir.

CONAN DOYLE Vous avez eu de la chance, on nous a dit que c’était le dernier train.

BRAM STOKER Oh ! je n’avais rien à craindre, j’avais des protections !

BERNARD SHAW Votre costume, par exemple ?

BRAM STOKER Si vous aviez parcouru avec moi les vieux quartiers de la Sublime Porte, vous sauriez que les petites guerres des hommes ne peuvent rien contre certaines magies orientales.

BERNARD SHAW Ah ! mais nous le savons ! Nous venons de passer trois jours à boire du lait fermenté et à jouer aux dominos avec des hommes qui cassaient des noix avec leurs orteils.

BRAM STOKER Leurs orteils ? Étrange coutume. Mais j’aurai bientôt mieux à vous offrir, vous verrez !

La porte s’ouvre et Antoine entre, essoufflé et très agité. Dans le couloir, des voix l’interpellent.

ANTOINE Messieurs-dames, je vous assure que nous faisons notre possible.

BRAM STOKER Ah ! Antoine ! Laissez-moi vous présenter deux excellents amis !

ANTOINE Oh oui ! Nous…

BRAM STOKER Ils devaient me rejoindre à Constantinople, mais avec les événements politiques…

ANTOINE Oui, bien sûr, mais…

BRAM STOKER Ils m’ont alors envoyé un télégramme me prévenant qu’il serait plus prudent de rentrer en Angleterre.

CONAN DOYLE Bram, peut-être qu’Antoine a quelque chose à…

BRAM STOKER Mais comme je ne l’ai reçu que tardivement, je n’ai pas pu leur répondre avant de partir moi-même. Mes amis, voici Antoine, le meilleur employé de l’Express. Il nous choie comme des nouveau-nés depuis notre départ. Jamais un train n’a autant aimé ses passagers !

ANTOINE Merci. L’un de vous a bien dit être médecin ?

CONAN DOYLE Oui. Il y a un blessé, finalement ?

ANTOINE Pas tout à fait. Il s’agit d’une jeune femme qui est un peu… bouleversée.

BRAM STOKER Ah ! l’hystérique du compartiment 4 ? Celle qui hurle comme une vieille fille devant une chaussette trouée ?

ANTOINE Oui. (Se reprenant.) Enfin non, c’est Mme Miller.

CONAN DOYLE Quel est le problème de cette dame ?

ANTOINE Disons que les circonstances dramatiques que nous avons traversées agissent sur ses nerfs et lui font tenir des propos déraisonnables. Elle prétend que sa mère a disparu.

CONAN DOYLE À Constantinople ?

ANTOINE Non, dans le train.

BERNARD SHAW Mais on ne peut pas disparaître dans un train !

ANTOINE C’est ce que nous essayons de lui expliquer.

BERNARD SHAW (Impatient.) Bon, et pour ma couchette ?

ANTOINE C’est que… Mme Miller bloque le couloir. Mais docteur, si vous pouviez l’examiner, ça la calmerait sûrement.

CONAN DOYLE Eh bien… pourquoi pas ?

BERNARD SHAW Parfait. Une petite piqûre à la folle et tous au lit !

BRAM STOKER Ah ! Antoine. Vous auriez à manger ? Juste une petite chose simple… Des restes… La poularde truffée ! Ou les crépinettes au chou !

ANTOINE Bien sûr, monsieur. Je vous dépose ça dans votre compartiment.

BRAM STOKER Merveilleux ! (Antoine et Conan Doyle sortent. Stoker se prépare à faire de même.) J’adore le train. Le monde défile sans que vous n’ayez à bouger de votre fauteuil, on vous sert du champagne alors que vous franchissez une montagne…

BERNARD SHAW On crie dans les couloirs, des femmes disparaissent…

BRAM STOKER Vous ne venez pas, George ?

BERNARD SHAW Non, tant que je n’ai pas de couchette, je ne bouge pas.

BRAM STOKER (Bas.) Alors, comment va Doyle ?

BERNARD SHAW Comment voulez-vous qu’il aille ? Il survit comme il peut à la mort de sa femme.

BRAM STOKER (Bas.) C’est pire que pour la mort de Sherlock Holmes ?

BERNARD SHAW Bram, vous savez qu’elle est vraiment morte ? Il ne pourra pas la ressusciter comme son Holmes.

BRAM STOKER (Bas.) Mais il parle d’elle ?

BERNARD SHAW Non, il ne parle de rien.

BRAM STOKER (Bas.) Il n’a pas parlé d’elle ? De tout le voyage ?

BERNARD SHAW Pas une fois.

BRAM STOKER (Bas.) Ah là là…

BERNARD SHAW Vous savez qu’il est parti, vous pouvez parler à haute voix.

BRAM STOKER Et sinon, comment est-il ? Triste, agressif ?

BERNARD SHAW Non, aimable et conciliant.

BRAM STOKER Quoi ? Mais vous vous êtes disputés au moins une fois ou deux ? Vous lui avez lancé une de vos petites phrases ?

BERNARD SHAW Pour qui me prenez-vous ?

BRAM STOKER Vous avez bien eu des désaccords ? Le ton est monté ?

BERNARD SHAW Non. Un océan de bienveillance envers un ami en deuil.

BRAM STOKER Vous ne pouviez pas le chercher un peu ?

BERNARD SHAW Qu’est-ce que vous racontez, Bram ? Croyez-vous que lorsqu’un de mes amis vient d’enterrer sa femme, je m’amuse à le faire enrager ?

BRAM STOKER À quoi bon ce voyage, alors ? Quand je pense au prix que ça m’a coûté ! Quand je pense à tout le mal que je me donnais encore tout à l’heure pour préparer nos retrouvailles !

BERNARD SHAW Une minute. C’était ça la raison de votre invitation ? Payer à Conan Doyle un voyage de disputes avec moi, pour finalement lui faire retrouver le goût de la vie à Constantinople, en visitant tous les marabouts du souk pendant que je mâcherais mes aigreurs en tartine au Pera Palace Hotel !

BRAM STOKER Premièrement,...

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