L’Heure des assassins

Au cœur de Londres au début du XXe siècle, la bonne société se presse au théâtre pour la traditionnelle soirée du Nouvel An où est donné cette année Peter Pan.
Tout en haut du bâtiment, quelques invités triés sur le volet profitent des salons privés du propriétaire, le magnat Richard Somerset. Mais alors que la sonnette retentit pour appeler les spectateurs dans la salle, Somerset est découvert mort, gisant sur son balcon. Impossible de donner l’alerte, le salon a été fermé à clef.
Alors que les échos du spectacle joué plus bas résonnent par les tuyaux d’aération et que la neige commence à couvrir la nuit londonienne, la soirée de fête change radicalement de ton. Rires, peur et enquête se mêlent jusqu’à ce que Big Ben au loin sonne l’heure des assassins…




L’Heure des assassins

Le rideau s’ouvre sur un salon au dernier étage d’un théâtre. Au fond, une vue sur les toits de Londres. À cour, une porte mène, hors scène, à un bureau donnant sur le balcon visible à l’arrière-scène. À jardin, une porte mène, hors scène, à la grande salle de réception du théâtre.

Au centre de la scène se trouvent des fauteuils et un canapé confortable. On remarque aussi une table basse sur laquelle repose une bouteille de champagne dans un seau à glace entourée de coupes, ainsi qu’un large plateau de madeleines aux fruits rouges.

Une femme, Miss Belgrave, chante alors que trois hommes, Bernard Shaw, Bram Stoker et Hartford, l’écoutent avec attention. Lorsqu’elle semble terminer sa chanson, on l’applaudit.

BRAM STOKER Bravo !

HARTFORD C’est prodigieux…

Elle reprend sa chanson, à la surprise générale. Quelques instants plus tard, elle s’arrête de nouveau. Après une seconde de doute, les applaudissements redoublent.

BRAM STOKER Quel enchantement !

HARTFORD C’est vous qui devriez jouer Peter Pan ce soir.

MISS BELGRAVE Flatteur !

BRAM STOKER Oh oui ! Vous surpassiez largement Miss Chase lors du récital de tout à l’heure.

MISS BELGRAVE Oh ! ce n’était qu’une modeste première partie. Un petit cadeau de mon frère. Et vous, monsieur Shaw, vous ne dites rien ?

Bram Stoker, inquiet, devance la réponse.

BRAM STOKER Oh ! il a trouvé ça très bien ! N’est-ce pas, George ?

BERNARD SHAW Je vous ai trouvé très « juste ».

MISS BELGRAVE Est-ce que c’est un compliment ?

BERNARD SHAW Pleine de justesse, très agréable. (Le soulagement est palpable.) Beaucoup pensent que vous chantez parce que votre frère est riche ; je pense que vous chantez et que votre frère est riche.

BRAM STOKER (Mal à l’aise.) Il est conquis.

HARTFORD Vous n’êtes pas très doué pour parler aux dames, hein ?

BERNARD SHAW Je ne suis doué pour rien, c’est pour ça que j’écris. (À Miss Belgrave.) Votre Bellini était charmant, votre Donizetti plus… folklorique.

BRAM STOKER J’ai adoré quand vous avez soufflé la farine vers la salle.

BERNARD SHAW Voilà…

MISS BELGRAVE La « poussière de fée », monsieur Stoker. Celle qui permet de s’envoler vers le Pays imaginaire. Un clin d’œil à la suite de la soirée.

BERNARD SHAW C’est le premier rang qui a dû être content.

BRAM STOKER C’était ravissant, comme si… (Soudain, Bram Stoker se fige en regardant dehors.) Il y a un homme sur le balcon. Là ! Vous avez vu ? Vous avez vu ?

MISS BELGRAVE Oui, c’est Philip.

BRAM STOKER Vous êtes sûre ?

MISS BELGRAVE Ah oui ! Je vous assure que c’est bien mon frère.

HARTFORD Qu’est-ce qui vous arrive, monsieur Stoker ? Vous voyez des fantômes ?

BRAM STOKER Je… Il y a quelqu’un qui rôde autour du théâtre. Autour de moi.

BERNARD SHAW Ah ! il y avait longtemps ! Racontez-nous ça !

BRAM STOKER George, ce n’est pas une histoire. C’est la réalité, cette fois. Je l’ai vu. (Il prend une inspiration.) Avant-hier, la nuit tombe à peine et les crieurs de journaux viennent d’arriver. Je sors plus tôt que d’habitude. Je m’arrête un instant pour mieux fermer mon manteau, et c’est là que je sens sa présence pour la première fois. Il me fixe du regard.

BERNARD SHAW À quoi ressemblait-il ?

BRAM STOKER Rien qu’une silhouette lugubre dans un renfoncement de la façade. Et en un instant, envolé !

HARTFORD Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’il vous surveille ?

BRAM STOKER Je suis sorti plusieurs fois dans la semaine, et toujours cet homme est quelque part. Derrière les chevaux du tramway, à une fenêtre de pub, sur un banc du square. Toujours là, à observer.

MISS BELGRAVE Oh ! c’est follement romanesque ! Vous lui avez parlé ?

BRAM STOKER J’ai essayé d’approcher, mais toujours il disparaît.

BERNARD SHAW (Dubitatif.) Et pourquoi diable est-ce que ce bonhomme vous observerait, Bram ?

BRAM STOKER Mais je n’en sais rien ! C’est là tout le mystère.

HARTFORD Vous êtes sûr que c’est vous qu’il regarde ? Ce n’est pas plutôt une petite ouvreuse ?

MISS BELGRAVE John ! Surveillez votre langue.

HARTFORD Eh bien, quoi ? Il y a plus de chance qu’il s’agisse d’un amoureux timide que d’un fou sanguinaire. Vous ne pensez pas, monsieur Shaw ?

BERNARD SHAW Le passage de l’un à l’autre est parfois rapide.

MISS BELGRAVE Vous m’emmènerez tout à l’heure, je brûle de voir à quoi il ressemble.

BRAM STOKER (Viril.) Il peut y avoir du danger.

HARTFORD Alors, c’est moi qui vous accompagnerai.

BRAM STOKER (Déçu.) Ah…

HARTFORD On attrapera le gaillard et on lui souhaitera une bonne année.

BERNARD SHAW Mais c’est un journaliste ! Il guette Pauline Chase pour noter au bras de qui elle rentre le soir.

MISS BELGRAVE Alors j’espère qu’il a pris deux ou trois carnets.

HARTFORD Et c’est moi qui dois surveiller ma langue ?

BERNARD SHAW Ça ne compte pas, monsieur Hartford. Dans le West End, la médisance est une des traditions du Nouvel An. Avec le champagne et les vœux.

BRAM STOKER D’ailleurs, il va être l’heure de retourner dans la salle ! (Bas, toujours tendu par la présence d’un homme sur la terrasse.) Il est toujours sur la terrasse ?

HARTFORD Qui ? Votre fantôme ?

BRAM STOKER M. Somerset.

HARTFORD Toujours.

BRAM STOKER (Bas.) Mais qu’est-ce qu’il fait ?

HARTFORD Il relit un contrat.

MISS BELGRAVE (Agacée.) Un contrat ? Ce soir ?

HARTFORD Il prend de l’avance. Je crois qu’il sera absent plusieurs jours.

Miss Belgrave s’approche du balcon et parle à son frère qui est hors scène.

MISS BELGRAVE Philip ! Est-ce bien le moment ? Vous aviez promis !

Elle sort.

BERNARD SHAW Savez-vous quelque chose sur ce dernier acte mystérieux que Barrie a ajouté à la représentation de ce soir ?

BRAM STOKER Non. Mais tout le monde est impatient.

BERNARD SHAW Vous n’avez pas lu le nouveau texte ? Je croyais que c’était votre rôle ici.

BRAM STOKER Eh bien… Je suis le directeur, je ne peux pas m’occuper de tout, j’ai surtout préparé l’inau­guration. C’est tout de même une grande date : un nouveau théâtre, un nouvel espace pour l’imagination.

BERNARD SHAW L’imagination peut devenir dangereuse entre les mains de gens qui veulent dominer vos rêves et vous dire ce que vous devez penser.

BRAM STOKER Mais n’est-ce pas ce que vous faites dans vos pièces, George ?

HARTFORD Ah ! ah !

BERNARD SHAW (Échauffé.) Je laisse toujours le public juge de ce que je dis ou de ce que je fais dire à mes personnages. Parce que le théâtre sans le public, ça s’appelle la schizophrénie.

BRAM STOKER Vraiment ? La dernière fois qu’un spectateur vous a fait une remarque, vous lui avez jeté un pamplemousse à la figure.

BERNARD SHAW Ce n’était pas un spectateur, c’était un critique !

HARTFORD Quelle différence ?

BERNARD SHAW L’un paie pour voir le spectacle, l’autre se fait payer.

Miss Belgrave revient.

MISS BELGRAVE Ah ! messieurs, messieurs, nous ne sommes pas au théâtre pour débattre de thèmes compliqués et désagréables. Nous sommes ici pour nous divertir et pour rêver.

BERNARD SHAW Quelle horrible soirée vous nous préparez !

MISS BELGRAVE Ne me taquinez pas, monsieur Shaw. Je suis sûre que vous aussi vous avez besoin d’évasion et de redevenir le petit garçon que vous étiez.

BERNARD SHAW Le petit garçon que j’étais ne rêvait que d’une seule évasion : celle du parc en bois où l’on tentait de me maintenir prisonnier.

MISS BELGRAVE Savez-vous où est Miss Lime ? Philip la demande.

HARTFORD Elle est à côté du buffet, près de l’escalier.

BRAM STOKER Je vais la chercher… avant que George ne redevienne sérieux.

Bram Stoker sort.

MISS BELGRAVE Allons, monsieur Shaw, pouvons-nous juste rêver aimablement pour une heure ou deux ?

BERNARD SHAW « Rêver aimablement ? » Avec cette pièce-là ?

MISS BELGRAVE N’est-ce pas Peter Pan ?

BERNARD SHAW Oui, une pièce qui ne parle que d’enlèvement d’enfants, de violence et de mort.

HARTFORD Ah ! voilà qui pourrait m’intéresser !

MISS BELGRAVE (Bienveillante.) Sottise. Vous allez voir, John, il y a une petite fée absolument charmante même si elle ne parle pas.

HARTFORD C’est sans doute pour ça qu’elle est charmante.

MISS BELGRAVE Vous êtes un goujat.

BERNARD SHAW Non, un Américain. Vous n’aimez pas le théâtre ?

HARTFORD Si, si. Mais je préfère le cirque : au moins, on peut manger en regardant le show.

MISS BELGRAVE John, ne provoquez pas, vous êtes en Europe.

HARTFORD Et quoi ? On ne peut pas dire ce que l’on pense, en Europe ?

BERNARD SHAW Nous préférons dire ce qu’il serait bon que nous pensions.

MISS BELGRAVE (Vers le balcon.) Bon, Philip !

HARTFORD Il savoure son triomphe, laissez-le.

MISS BELGRAVE Monsieur fait construire le théâtre le plus moderne d’Europe et reste sur son balcon à lire des paperasses le soir de la première ! Il va surtout savourer un bon rhume.

HARTFORD Ça lui gâcherait son week-end à l’île de Wight.

MISS BELGRAVE L’île de Wight ?

HARTFORD (Gêné de la bévue.) Oh ! j’avais cru que…

BERNARD SHAW Oh ! oh !

MISS BELGRAVE C’est pour ça qu’il sera absent ?

HARTFORD J’ai dû mal comprendre son accent.

MISS BELGRAVE (Amusée.) Oui, sans doute. J’aurai tout de même deux mots à lui dire, à l’aventurier.

Miss Belgrave se dirige vers le manteau de Somerset pour le lui apporter. Une jeune femme entre, c’est Miss Lime.

MISS LIME On m’a dit que M. Somerset me cherchait…

BERNARD SHAW Il est sur le balcon.

MISS BELGRAVE Sans manteau.

Miss Lime prend le manteau et va vers le balcon.

MISS LIME Laissez, je m’en charge.

MISS BELGRAVE Merci. Oh ! prenez quand même une minute pour trinquer avec nous !

MISS LIME Mais je ne peux pas le faire attendre…

Hartford ramasse une coupe sur la table et la tend à Miss Lime.

HARTFORD Ta-ta-ta, vous n’allez pas refuser de partager un toast un soir comme celui-là !

Miss Lime prend la coupe qu’on lui tend. Elle est gênée par le manteau qu’elle tient à la main.

MISS LIME C’est que la soirée va reprendre, nous sommes en pleins préparatifs.

MISS BELGRAVE Prenez le temps de vivre, Miss Lime, sinon vous allez nous refaire un malaise.

MISS LIME Ce n’était qu’un vertige.

HARTFORD Allez, au succès !

Miss Lime trinque mais ne boit pas. Elle est mal à l’aise face à la familiarité et la proximité d’Hartford.

MISS LIME Merci.

Elle s’esquive et sort en emportant le manteau en plus de sa coupe de champagne.

HARTFORD (À Miss Belgrave.) Je vais voir si le vieux grigou en a enfin terminé.

Il sort à son tour vers le balcon.

Stoker revient précipitamment de la salle de réception.

BRAM STOKER George, promettez-moi de rester calme.

BERNARD SHAW Pourquoi ? Vous comptez m’énerver ?

BRAM STOKER Je n’étais au courant de rien, je pensais qu’il venait demain.

MISS BELGRAVE Mais de qui parlez-vous ?

BRAM STOKER Ce n’est pas ma faute. J’ai tout fait pour éviter ça.

BERNARD SHAW Mais de qui...

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