ARRÊTE TON CINÉMA
Faut me permettre l’excuse si je cause pas bien la langue. C’est la faute à mon père et à ma mère qui me l’ont mal apprise vu qu’ils la parlaient pas très correct eux-mêmes. Mais même sans la bonne langue c’est du parler et c’est des mots qui viennent du cœur et de la bouche. Comme dit mon père qui ne manque pas d’humour sans le faire exprès : c’est notre langue de beur et c’est pas pire que la langue de bois. Oui, je sais, c’est pas du deuxième ni du troisième degré, mon père l’a toujours travaillé à ras du sol pour creuser la terre et y faire passer des tuyaux, et c’est pas l’école de la rue qui vous ouvre les dictionnaires de bons mots. Mais ça nous empêche pas de réfléchir à la couleur de la vie et de préférer le rose paprika au gris macadam.
Depuis l’année dernière j’ai quitté le salon de l’ANPE pour le hall du cinéma Jules-Verne à Mouans-Sartoux. J’ai des fiches de paye, des retenues sociales et de la CSG comme tout le monde. Et même que toute fausse déclaration est passible d’une amende par l’article 365-1 du Code du travail. Ça vous change la vie, des choses comme ça. Au Jules-Verne j’ai un emploi en rapport avec mes capacités actuelles, c’est-à-dire que je déchire les billets, que je vends le pop-corn et les Kim-cônes et que je nettoie la salle après chaque séance. C’est pas compliqué et ça me permet de mettre honnêtement de l’essence dans la mobylette qui m’emmène sur l’autoroute de la vie tranquille. Y a aussi des petits plus qui m’arrondissent les fins de soirées quand je nettoie la salle. On trouve toutes sortes de trucs sur la moquette. Du propre et du moins propre. Je passe rapidement sur les emballages et les bouts de papier, les peignes, les briquets, les cigarettes, les tubes de rouges à lèvres, je passe moins rapidement sur la monnaie et parfois sur les billets, et puis je freine sec pour vous raconter les cartes bancaires, les baladeurs, les stylos en plaqué, les gourmettes et autres assimilés qui reviennent à moi si personne ne réclame. Je mentionne au passage les capotes usagées en posant la question : qui peut bien avoir une érection en regardant les films de Bergman et de Marguerite Duras ? Moi ça m’interroge.
Et puis hier j’ai trouvé de l’introuvable, du jamais-vu, du truc qui m’a fait regretter de pas avoir passé mon bac et d’être obligé de me pencher sous les strapontins. Un flingue. Un noir, tout vilain et tout froid qui me regardait avec son unique œil de mort. J’ai dit : qu’est-ce tu fais là, toi ? Il ne m’a pas répondu, bien sûr, comme dit mon père : parle à un mur il restera muret. Ça le fait rire, c’est l’humour de mon père.
Je l’ai pris du bout des doigts et j’ai repensé à tous les films que j’avais vus au Jules-Verne, Le Doulos, Scarface, Les Incorruptibles, et puis ceux avec les De Niro, les Al Pacino qui en tiennent toujours un au bout de leur bras comme s’ils étaient nés avec. Eux, ça leur donne de la force, de l’assurance, tu leur dis monsieur quand ils te visent mais moi je me sentais tout mou tout liquide. Et puis dans la tête ça allait à la vitesse du TGV. Je me disais : qui c’est-y qui vient au cinéma avec un flingue ?
Le plombier amène pas sa clé de douze, le musicien sa guitare ou son violoncelle. Mais le tueur ? C’est un type qui se déplace avec son instrument de travail. Celui-là est venu se détendre avant de passer à l’action, il va se rendre sur le lieu du crime, il va dire « salut Jojo, c’est fini pour toi », il va mettre la main à sa poche et merde, il va trouver ses clopes. Furax le tueur ! Et qui va revenir et trouver le petit contrôleur-ramasseur le cul en l’air avec son gagne-pain à la main ?
Oh là là ! Moi, on se lave avec ma brosse à dents, je balance une tarte, lui qu’est-ce qu’il va me faire ?
J’avais la boule qui faisait du ping-pong dans la gorge avec des smashes qui l’envoyaient au fond des ventricules. Ah ! la vache folle ! Pourquoi ça tombait sur moi ? Fallait que je m’en débarrasse fissa.
J’ai pris la direction du container poubelle quand j’ai entendu une voix dans mon dos. Je suis mort, j’ai pensé. Il va me tirer dans les côtes et je vais mourir avec du sang partout moi qu’a jamais subi de transfusion. Et puis non, il ne peut pas, j’ai pensé en seconde couche, puisque c’est moi qui tiens la bête. Finalement c’était un handicapé qui voulait s’installer pour la séance suivante. Je l’ai envoyé se faire voir avec sa jambe dans le plâtre.
– Va cicatriser dans le hall, j’ai dit, tu vois pas que tu gênes l’assujetti social ?
Je suis descendu aux chiottes où on range la poubelle à roulettes et c’est là que j’ai débarqué en plein drame. Le tueur avait choisi le sous-sol pour œuvrer. Abandonné par son flingue, démuni de toute arme de génocide, il s’était résolu à travailler sa victime à mains nues. C’était horrible. J’entendais les gémissements, les couinements de douleur qui se faufilaient dans le tuyau de plus en plus étroit de sa gorge strangulée… Ah ! elle est pas mal française cette phrase, hein ?
Moi, je jure, monsieur, je faisais pipi dans mon jean, à deux pas des urinoirs, tellement j’avais des kilos de peur sur la prostate. Je voyais la scène, les doigts du premier qui serrent le cou, les doigts du second qui griffent les yeux, la peau, qui disent « arrête, merde, j’ai le manque d’oxygène qui me gêne ». J’avais trop vu de Fritz Lang, de Dario Argento, de David Cronenberg. J’imaginais les cartilages qui craquent, la langue toute mauve comme après la tarte aux cassis, et puis les petits vaisseaux de la circulation qui s’engorgent et qui pètent. J’aurais voulu prendre ma mobylette à mon cou et partir chez ma copine Fatima qui fait des cornes de gazelle si dégoulinantes de douceur. Mais j’ai pas pu. Alors je sais pas où j’ai trouvé le réflexe de l’inconscient, j’avais le flingue à la main et j’ai tiré à travers la porte. Oui monsieur, comme je vous dis. Pan-pan, deux coups dans le contre-plaqué de huit millimètres.
C’est comme ça que je vous ai traversé deux fois la jambe alors que sur la porcelaine destinée à cet usage vous luttiez contre une constipation opiniâtre, monsieur le commissaire. Deux fois avec votre propre revolver. Voilà le récit de ma tentative d’agression que nous passerons sous silence vu qu’un commissaire qui perd son flingue pendant ses heures de service, il va pas le crier dans les gouttières.
Allez, je vous quitte et comme dit mon père : bon rétablissement sauf de la peine de mort. C’est du pauvre humour, je sais, mais c’est celui de mon père et je vous jure qu’il l’a volé à personne.
JE SUIS UN TRAVAILLEUR
Comme c’est curieux.
La rue est remplie de travailleurs qui se pressent vers leurs bureaux, leurs boutiques, leurs établissements. Les gens se bousculent, klaxonnent, s’évitent. Moi, je prends par le parc et je rentre tranquillement chez moi. J’ai fini ma journée. Mon fils se jette dans mes bras. Il est prêt à partir à l’école. Ma femme me demande machinalement : bonne journée ? Je réponds : comme d’habitude, rien à signaler. Elle sort la voiture du garage tandis que je monte à l’étage prendre une douche. De la fenêtre de la salle de bains je leur adresse un petit signe. Puis je me déshabille, mets tous mes vêtements à laver, costume compris, et je pénètre dans la douche. Je vais y rester une demi-heure. Je laisse l’eau couler sur ma peau. Je la savonne une première fois, longuement, je la rince, puis je recommence une autre fois, deux fois, parfois trois fois avec le même sentiment de ne jamais venir à bout de cette odeur de mort. Je regarde mes doigts, ils tremblent un peu. Ça me fait ça depuis quelque temps. J’ai des palpitations aussi, rien de grave. Chaque métier a ses inconvénients. Le mien rend nerveux mais je ne m’inquiète pas, je sais que tout cela est normal, que je dois le faire, que Dieu m’assiste dans ma démarche et que la vie de ma famille dépend de cela. Je tue pour faire vivre ma famille, voilà, c’est cela. On ne peut rien me reprocher. D’ailleurs, dans le quartier, je passe pour un homme respectable, on me salue, le dimanche à l’église les notables viennent me serrer la main. Je sais que j’inspire un peu de crainte, peut-être même de la peur, mais les gens sont très courtois et si ce n’était une certaine fébrilité dans leur poignée de main, je pourrais me sentir totalement intégré à la communauté comme n’importe quel citoyen.
Je passe des vêtements propres et je descends me préparer un café et des pancakes. J’ai faim. C’est chaque fois pareil. Ce métier me creuse l’appétit. Il faut que je mange. En trois ans j’ai déjà pris douze kilos, il faudra que j’en parle à mon médecin.
Le courrier est arrivé. Je remarque une enveloppe de l’administration pénitentiaire. Je l’ouvre, c’est mon chèque, mon salaire, le salaire de la sueur, le salaire de la peur, le salaire de la mort. Ce mois-ci on m’a gratifié d’une prime, j’ai tué plus que les autres mois.
Je dis volontairement tué et non exécuté qui est un euphémisme, une façon d’édulcorer l’importance de mon emploi. Moi, je suis fier de ma fonction. Je suis superviseur. C’est mon titre. J’ai été recruté sur concours, choisi parmi plus de 200 candidats, c’est donc un honneur. Je suis fonctionnaire de l’état, je sers mon pays. J’accompagne le condamné, je le sangle, vérifie les attaches, l’installation, le système d’évacuation du sang et des déjections, je passe la cagoule, ce n’est pas une mince affaire, certains détenus ne sont pas raisonnables, il faut avoir recours à un anxiolytique, les calmer en les maintenant conscients toutefois, ensuite je dois trouver les veines, introduire l’aiguille, m’y reprendre souvent à plusieurs fois quand les veines sont peu visibles… je vous assure, c’est tuant. Je rentre à la maison couvert d’une sueur froide qui met des heures à me quitter.
J’ouvre un tiroir de mon bureau, sors un livre à couverture noire, je reporte le nombre d’exécutions du mois, totalise. Quatre-vingt-douze. J’en suis à 92 mises à mort. L’an dernier j’ai tué une fois par semaine, sans tenir compte de mes vacances, c’était une bonne année.
Une fois, j’ai rencontré un ennui. Sans gravité mais gênant tout de même. On m’a refusé une exécution. On a pensé que ça pouvait me poser un problème de conscience, le condamné faisait partie de ma famille. J’ai rétorqué que ce n’était qu’un vague cousin par alliance, que je ne le connaissais pas, que tout être passant entre mes mains perdait son identité, sa race, sa nationalité, son sexe, ce n’était pour moi qu’un condamné comme un autre que ma fonction m’obligeait à exécuter. Mais le directeur de la centrale a préféré faire appel au superviseur d’un état voisin, pour me préserver, a-t-il dit.
J’habite un beau pays, on ne devrait pas tolérer ces rassemblements contre la peine de mort. C’est la loi. On ne manifeste pas contre la loi.
À midi, mon fils rentre de l’école. C’est moi qui lui lave les mains avant de passer à table.
Regarde ton papa, lui dis-je, il a toujours les mains propres. Tu dois faire pareil que lui.
Il se laisse faire, c’est un bon garçon. Pour ses six ans je lui ai offert un 6.35 de fabrication coréenne. Il l’emmène avec lui au stand de tir. Il se débrouille bien, il a mis à plusieurs reprises dans le cœur de la cible et je lui ai donné chaque fois deux dollars. Mais je lui interdis de viser ses camarades, même pour rire.
On ne vise pas un camarade, je lui dis. Retiens cela. On ne vise pas quelqu’un de passif, on ne vise que quelqu’un qui vous agresse, c’est tout.
J’ai horreur de la violence. Je l’ai dit à mon fils : si je te vois un jour te battre avec l’un de tes camarades, je serai très fâché. Papa ne s’est jamais battu, jamais. C’est très laid. Un homme digne de ce nom sait se contrôler, dominer ses pulsions, discuter. C’est par la discussion que l’on montre que l’on est un être humain, par le raisonnement. La violence est l’arme des faibles, tu m’entends ? C’est pour cela que tu dois étudier, devenir intelligent. L’homme se différencie de l’animal par sa capacité au raisonnement. Un animal, qu’est-ce qu’il fait, lui ? Réfléchis un peu. Un animal ne pense pas, il se...