ACTE I
Un salon luxueux. Il est dix-huit heures trente. Jeanne passe l’aspirateur de façon très méticuleuse, voire maniaque. Georges entre. Il arrive visiblement du jardin, chaussé et habillé comme un jardinier. Il pose négligemment son tablier sur le dossier du canapé. Après avoir jeté un regard malin vers sa fille qui ne l’a pas vu arriver, il débranche le fil de l’aspirateur et le remplace, dans la prise, par celui du téléviseur. Sans faire de bruit, il s’installe confortablement et s’apprête à regarder « Questions pour un champion ».
Jeanne (essayant de remettre son aspirateur en marche et regardant béatement l’embout du manche) - Allons bon, moi qui suis déjà en retard ! Pourvu que le moteur ne soit pas grillé ! Au prix où sont les réparations… Encore faudrait-il trouver un réparateur sérieux, parce que, de nos jours, ça ne court pas les rues !
On entend très fort la musique de « Questions pour un champion » et Jeanne s’arrête net. Elle regarde son père installé sur le canapé et vient se placer entre lui et le téléviseur.
Georges (en faisant des gestes de la main pour la faire circuler) - Oh ! Jeanne, tu n’es pas tranparente, tu serais plutôt en format seize neuvième en ce moment !
Jeanne (en appuyant sur les mots) - Papa, je passais l’aspirateur.
Georges - Comment ça, c’est pas l’heure ?
Jeanne (élevant la voix) - Je ne te parle pas d’heure, papa, je te dis que je passais l’aspirateur !
Georges - Et moi je te dis que c’est l’heure. Tiens, la preuve : regarde, c’est Julien Lepers à la télé. Allez, pousse-toi un peu que je regarde mon émission favorite. Ça stimule mes neurones, c’est très bon à mon âge.
Jeanne (en s’écartant un peu à regret) - Ce ne sont pas tes neurones que tu devrais stimuler, mon pauvre papa, mais tes tympans ! Tu deviens sourd comme un pot ! (Georges a augmenté le son de la télé, si bien qu’elle doit parler fort.) Et baisse un peu le son, on ne s’entend plus parler ! (Plus calmement.) Je te disais, papa, que je passais l’aspirateur quand tu as débranché mon fil pour y mettre le tien.
Georges (tout en répondant aux questions de Lepers) - Quel chrétien ?
A partir de maintenant et chaque fois que Georges fera des erreurs de compréhension, tous les acteurs élèveront la voix ou lui parleront près de l’oreille, selon les jeux de scène.
Jeanne - Tu as mis ton fil à la place du mien. Or, tu vois pourtant que je ne suis pas en avance et que le dîner de ce soir n’est pas prêt !
Georges (répondant encore à une question du jeu) - Ma petite Jeanne, il y a des prises de courant partout dans le salon et tu viens choisir juste celle de ma télé, à l’heure qui correspond précisément à mon émission. T’aurais voulu m’emmerder, tu t’y serais pas prise autrement.
Jeanne (outrée) - Oh ! papa, comment oses-tu ?… Comment oses-tu ? Avec tout ce que je fais dans cette maison depuis que maman nous a quittés… (Elle se signe.) Pauvre maman ! Si elle nous voit de là-haut, elle doit être bien déçue. Elle qui, avant de mourir, m’a fait promettre de veiller sur toi et de te…
Georges (ne regardant plus la télé) - Jeanne, laisse ta mère tranquille, s’il te plaît. Il se trouve qu’avant de nous quitter, à moi aussi elle m’a demandé de prendre soin de toi. Tu sais ce qu’elle m’a dit ta mère, hein ? Tu sais ce qu’elle m’a dit ? « Jeannette est une fille délicate et fragile. » Délicate et fragile !… Ta pauvre mère ne devait plus avoir toute sa tête à la fin… (Il reprend le cours de son émission de télé.)
Jeanne - Il n’empêche que je m’occupe de tout dans cette maison.
Georges - Toi aussi, tu penses qu’elle n’avait plus sa raison ?
Jeanne (en hurlant) - La maison, pas la raison ! Il faut être partout dans cette maison ! (Elle attrape le tablier de jardinier sur l’accoudoir du canapé et s’agenouille pour lui retirer ses chaussures.) Allez… et le tablier tout sale sur le canapé… et tes chaussures de jardinage toutes crottées sur le parquet…
Georges (se prêtant de bonne grâce à l’opération chaussures en levant les pieds, l’un après l’autre) - Je te rappelle, ma petite Jeanne, que j’ai embauché Fatima trois jours par semaine pour te soulager du ménage.
Jeanne - Parlons-en de ta Portugaise : elle nous a quittés ce matin après deux jours de service… enfin, si on peut appeler ça du service ! Alors tu comprends pourquoi je passe l’aspirateur dans le salon à six heures du soir !
Georges - Ça t’étonne, toi ? Si, en même temps que le balai et les chiffons, tu ne lui avais pas donné du déodorant corporel et des rasoirs jetables, on n’en serait pas là. (Devant l’air étonné de Jeanne.) Je le sais, Fatima me l’a dit. (En prenant l’accent.) « Il ne faudrait pas que la fille de Monsieur prenne toutes les Portugaises pour des femmes à barbe. » Et en me donnant le paquet de rasoirs intact, elle a même ajouté, avec beaucoup d’humour, je dois dire, pour la circonstance : « Ça pourra toujours servir à Monsieur les jours où il en aura marre d’être rasé par sa fille ! » Et pour le déodorant, elle a cru bon d’ajouter : « Gardez-le pour les fois où elle vous fera trop suer ! » Voilà ! Voilà où nous en sommes avec tes caprices et tes sautes d’humeur !
Jeanne (un peu penaude) - Elle n’arrêtait pas de chanter en faisant semblant de travailler !
Georges - C’était pas Linda de Suza, quand même ! Et puis moi j’aime mieux les chanteuses que les râleuses. De toute manière, c’était pas une raison pour lui faire des cadeaux pareils ! Tiens, et la jeune fille au pair qu’on a eue juste avant elle, Mary, la petite Anglaise ? Alors elle, plus rapide, tu meurs. Arrivée le soir à dix-huit heures, elle repartait le lendemain à midi. Et tout ça parce que cette brave fille avait une dentition… disons… prononcée et bien avancée sur le devant de la bouche, et que tu as cru bon d’aller poser sur son chevet un verre d’eau et une boîte de Stéradent pour le nettoyage des prothèses dentaires. Comment veux-tu qu’elle n’ait pas eu une dent contre toi et qu’elle soit partie, si je puis dire, ruminer sa colère ailleurs ?
Jeanne (toujours penaude) - Tu sais très bien que je n’aime pas les Anglais !
Georges - Mais qu’as-tu contre les Anglais, hein ? Hormis le fait qu’ils nous fichent régulièrement la pâtée au foot ou au rugby, que leur reproches-tu ? Ne me dis pas que c’est leur conduite à gauche ou le chapeau de leur reine qui te dérangent, tout de même ! A moins que tu ne leur ai pas encore pardonné d’avoir brûlé Jeanne d’Arc, ta sainte patronne !… (Jeanne croise les bras et prend un air hautain et dédaigneux. Il est scandalisé.) Ne me dis pas que c’est ça, quand même ?!
Jeanne (semblant acquiescer) - Ce ne sont pas des choses qui se font !
Georges - Non, mais c’est pas possible ! Non… la vérité, ma pauvre Jeanne, c’est que tu veux diriger ma maison toute seule, sans partage.
Jeanne (lui parlant près de l’oreille, assez fort) - Je te remercie, papa, de me rappeler que je ne suis pas chez moi et que tu as bien voulu m’héberger sous ton toit après mes ennuis professionnels. C’est très délicat de ta part, vraiment très délicat. Mais Pierre, sa femme et leurs deux enfants vivent aussi ici et pour autant tu n’en fais pas état.
Georges - Je ne fais pas de différence entre mes enfants et, pour ton frère, c’est un autre problème. Mais toi, si tu n’avais pas giflé ton employeur sous prétexte qu’il t’avait pincé les fesses, tu serais toujours secrétaire à l’heure qu’il est et encore locataire de ton appartement. Mais non, au lieu de ça, mademoiselle prend ombrage de ce qui pourrait être considéré comme une forme de… de… d’estime… et administre à son patron une magistrale correction. Va donc expliquer ça aux Prud’hommes, toi ! (Il dévisage sa fille avec un sentiment de commisération.) Y a pas un juge qui croira que tu as pu être harcelée sexuellement, pas un ! Je suis sûr qu’en plus tu n’as rien senti, avec l’épaisseur de tes cotillons.
Jeanne (s’éloignant de son père) - Papa, ce type était un maniaque et un pervers et il m’aurait peut-être violée ! Mais ça, forcément, tu t’en moques !
Georges - Comment ça, je débloque ?
Jeanne - Je dis pas que tu débloques, je dis que tu te moques de ce qui aurait pu m’arriver, de ce type pervers qui aurait pu me violer.
Georges - Ah, ça c’est sûr, faut être pervers pour… pour… Mais moi je crois qu’il aurait réalisé à temps, le gars. On peut être pervers et réaliste, quand même, non ?
Jeanne - Papa, tu te fiches éperdument de ce que je raconte ! De toute façon, maman m’a confié une mission et, quoi qu’il arrive, je la mènerai à bien et je continuerai de veiller sur toi. (Reprenant son aspirateur.) En attendant, je vais préparer le dîner puisque ce ne sera pas ma chère belle-sœur qui s’en chargera. Et toi, je te conseille de regarder l’émission scientifique de ce soir sur la Cinq. (En élevant la voix.) « La surdité et son traitement. » Ça devient de pire en pire, mon pauvre papa !
Elle sort côté cuisine, très digne, avec le tablier de jardinier, les chaussures et l’aspirateur.
Georges (appelant) - Jeanne ! Jeanne ! Ecoute-moi… (Tristement.) Ma petite Jeannette… (Se ressaisissant.) Et voilà ! Avec tout ça, je me retrouve en chaussettes et j’ai raté mon émission. Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour avoir des enfants pareils !
Julie entre, côté cuisine, le journal à la main, toute pimpante et heureuse de vivre. Elle va droit au canapé, derrière son grand-père qu’elle entoure de ses bras et embrasse.
Julie - Alors, papy de mon cœur, tu as répondu aux quatre questions à la suite ce soir ?
Georges (regardant vers la terrasse) - Il fait déjà noir ?
Julie (sur un ton de reproche) - Papy… Tiens, j’ai croisé tante Jeanne dans la cuisine, elle avait l’air de péter le feu.
Georges (faussement affolé) - Le feu ? Où ça le feu ?
Julie (même jeu de reproche) - Papy, s’il te plaît !… Je t’apporte ton journal que j’ai conservé par mégarde depuis ce matin… Je suis désolée, tu ne vas pas avoir des nouvelles fraîches. (En disant cela, elle regarde ses pieds déchaussés.)
Georges - Oui, oui, ça y est, mes chaussettes sont sèches.
Julie (hochant la tête et souriant) - Papy… tu te moques de moi. (Elle ouvre le journal à la page de la Bourse.) Dis, tu as vu, papy, le CAC 40 s’effondre. La Bourse a perdu dix points hier…
Georges - Nom de Dieu, qu’est-ce que tu dis ? Mes actions… mes Saint-Gobain… mes Wanadoo… mes Rodhia… mes Pechiney… mes Thomson… mes Vivendi… Ruiné, je suis ruiné !…
Julie (éclatant de rire) - Tu es peut-être ruiné, papy, mais par contre, qu’est-ce que tu entends bien maintenant !
Georges (se levant précipitamment et arrachant le journal des mains de Julie) - Mes actions… mes actions… Tu ne te rends pas compte, ma petite Julie, que la presque totalité de ma fortune est en Bourse ! (Tournant les pages et lisant les titres.) « Augmentation du chômage… Augmentation de la délinquance… Augmentation des prix… Augmentation du déficit de la Sécurité sociale… » (La mine défaite.) Tout augmente, y a que le CAC 40 qui diminue ! (A Julie qui se tord de rire.) Où tu as lu ça, dis, où ?
Julie - Je plaisantais, papy, le CAC 40 se porte à merveille.
Georges (essayant d’être sévère) - Tu peux te vanter de m’avoir foutu une de ces trouilles, toi ! As-tu pensé à mon pauvre cœur de grand-père, hein ?
Julie - Oh, ton cœur a vécu des aventures bien plus graves, papy… mais ton portefeuille peut-être pas… En tout cas, toi tu peux te vanter d’être un joli menteur et un bon comédien… Depuis le temps que tu joues au sourdingue ! Tu t’es bien moqué de nous, pas vrai ?
Georges (repliant gauchement son journal) - Il y a longtemps que tu as compris que… que… que… je captais normalement ?
Julie - Tu te souviens de ta soirée anniversaire, le mois dernier ? Vers la fin du repas, ton banquier et ami Dupras t’a dit, presque en confidence, qu’il fallait vendre d’urgence les l’Oréal, qu’ils allaient te rapporter un maximum. Tu te souviens ? Eh bien, toi, papy, malgré tout le tintamarre qu’il y avait autour de la table, tu lui as répondu : « Chut, pas si fort, voyons ! » Ce qui a étonné Dupras et moi aussi, parce que, si tu avais mal « capté », comme tu dis, pour faire suite à « rapporter un maximum », tu nous aurais sorti une réplique du genre : « Voulez-vous un peu de rhum ? » (Elle éclate de rire.)
Georges (essayant de rire lui aussi, faiblement d’abord, puis il se lâche et rit de bon cœur) - Ah, Julie, ma petite Julie ! Tu es bien de mon sang, tu es bien de ma race ! Futée, maligne, intelligente ; tiens, c’est bien simple, tu as tout pris de ton grand-père ! Heureusement pour toi d’ailleurs, parce que, du côté de tes parents, y a des chromosomes qu’ont dû se faire la malle à un moment donné, c’est pas possible autrement !
Julie (sérieuse, se retenant de rire) - Et la modestie, papy ? Tu oublies la modestie que tu m’as transmise avec toutes tes autres qualités !
Georges (sautant sur l’occasion) - La modestie aussi, parfaitement, tu as raison. (Montrant Julie.) Quand je vois ce que mon grand imbécile de fils et sa poupée Barbie de femme ont pu fabriquer, je ne sais pas ce qui me retient d’aller crier sur les toits que ce sont mes gènes à moi qui ont pris le dessus. Et, pourtant, je n’en fais rien, parce que je suis modeste. Je te le dis à toi, comme ça, parce que la conversation est tombée là-dessus par hasard et que je sais que ça restera entre nous… C’est d’autant plus frappant quand on voit ton frère François. Alors lui, quand il été conçu, deux ans avant toi, tu peux être tranquille que les chromosomes qui s’occupent des poils, de la fainéantise et de la contestation étaient bien présents et qu’ils ont fonctionné à bloc !
Julie (un peu désolée) - Tu n’aimes pas trop papa et maman, on dirait.
Georges - Que veux-tu, ma petite Julie, depuis sa plus tendre enfance, ton père ne m’a apporté que des ennuis. Tiens… les maladies infantiles bénignes, tu sais, la rubéole, celle qu’on attrape une fois et qui vous immunise pour des années ? Eh bien, monsieur l’a chopée deux fois de suite, à la stupéfaction du pauvre médecin de famille qui s’est demandé s’il n’avait pas, à un moment donné, raté un cours à la faculté.
Julie (voulant défendre son père) - C’était peut-être une éruption de boutons qui ressemblait à la rubéole.
Georges - Non, mademoiselle, c’était une deuxième rubéole. M. Pierre s’est offert deux rubéoles. J’entends encore les commentaires des voisines… (Imitant.) « Dommage que ce ne soit pas une fille : avec la dose d’anticorps qu’il va avoir, il n’aurait rien à craindre pendant ses grossesses ! »
Julie - C’est quand même pas grave, ça, papy. Y a pas à avoir...