Miroslav

Prologue

(Pavel, Miroslav, Stasya)

Dans la station de métro souterraine d’une grande ville de province russe.

Vacarme d’une rame qui s’arrête.

Bruits de pas sur le quai et alarme annonçant la fermeture automatique des portes.

Un homme (Pavel) est resté assis sur un banc.

La rame de métro repart et laisse peu à peu s’installer le silence.

Des pas résonnent sous la voûte de la station. Un deuxième homme arrive et s’assoit près de Pavel en posant un sac dans l’espace qui les sépare.

Tous deux ont sensiblement le même âge (sur une échelle allant de 40 à 50 ans) ; le second est mieux vêtu que le premier (Pavel) et porte une paire de lunettes et un chapeau.

Il entame le dialogue.

Miroslav

Je suis Miroslav. C’est avec moi que vous avez rendez-vous. Vous êtes désespéré à ce point ?

Pavel

J’ai besoin d’argent.

Miroslav

Si la nature nous fait grâce d’un organe en double, c’est qu’il doit bien y avoir une raison.

Pavel

On peut se passer d’un rein. Et par la même occasion aider quelqu’un qui souhaiterait continuer à vivre. Ça vous intéresse ou pas ?

Regard entre eux.

Miroslav

Quelle insoutenable détresse. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

Pavel, se lève.

Je suis venu pour conclure un marché. Pas pour suivre une psychothérapie.

Miroslav

Vous faites comme si vous aviez le choix. Mais vous ne l’avez pas. Je ne suis pas intéressé par votre rein.

Pavel

Je n’ai rien d’autre à vendre. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Miroslav

Pour le prix d’un rein, j’ai besoin que l’on me rende un service.

Pavel

Quel genre ?

Miroslav

Venir en aide à une amie qui en a autant besoin que vous.

Pavel

Si c’est votre amie, pourquoi vous ne le faites pas vous-même ?

Miroslav

Il ne faut pas qu’elle apprenne que ça vient de moi, sinon elle refusera.

Pavel

Alors ce n’est pas une amie.

Miroslav

C’est compliqué. Disons qu’elle est victime des circonstances. Ça vous intéresse ? (Pavel se rassoit.) Vous allez d’abord trouver un moyen de faire connaissance. Sans l’effrayer. Et le moment venu, vous lui remettrez ce sac.

Pavel

Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

Miroslav

Ouvrez-le.

Pavel regarde à l’intérieur puis referme le sac.

Pavel

Elle n’est pas nette votre histoire. Comment est-ce que je vais pouvoir lui remettre autant de fric sans explication ?

Miroslav

Vous sentirez le moment, j’en suis certain.

Pavel

Et si je ne le sens pas ?

Miroslav

Ne commencez pas par douter et tout se passera bien.

Pavel

On ne s’est jamais vus ! Vous prenez un risque énorme en me donnant ce sac.

Miroslav

Je veux que notre relation s’établisse sur une confiance mutuelle. Je ne crois pas au succès d’une collaboration sans ce postulat de départ.

Pavel

Elle s’appelle comment votre amie ?

Miroslav

Pour que votre rencontre soit efficace, vous devez tout ignorer d’elle. Vous n’aurez qu’à lui demander.

Pavel

Pourquoi est-ce que vous m’avez choisi ?

Miroslav sort une enveloppe d’une poche intérieure de sa veste et la lui tend.

Miroslav

La moitié maintenant. Le reste au prochain rendez-vous.

Pavel

Vous ne savez pas quoi en faire ? Ça vous sort de partout, c’est plus qu’inquiétant.

Miroslav

Ce n’est pas l’argent qui est inquiétant. C’est tout ce qu’on peut faire avec. (Il regarde sa montre puis remet son chapeau en l’inclinant sur le front de façon à ne pas être reconnu.) Elle ne va plus tarder. Vous devriez laver votre linge plus souvent. Vous coiffer aussi. Ça donnerait meilleure impression.

Pavel

Et si je disparaissais dans la nature ? Après tout, il y a une petite fortune dans ce sac.

Miroslav

Vous pourriez vous cacher n’importe où, je vous retrouverais.

Pavel

Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous m’avez choisi.

Miroslav

Les gens malhonnêtes ne vendent pas leurs propres reins, ils vendent ceux des autres.

On entend peu à peu un grondement qui annonce l’arrivée d’une nouvelle rame.

À l’autre bout de la scène, une jeune femme (Stasya) arrive sans les remarquer. Elle porte des vêtements sombres dans un style gothique ainsi qu’une croix ostentatoire autour du cou.

Les deux hommes échangent un regard suite à son apparition.

Miroslav

À vous de jouer maintenant.

Miroslav disparaît par la sortie opposée d’où est apparue la jeune femme.

Pavel la regarde pendant que la rame du métro entre dans la station. Il se lève à son tour pour prendre une position similaire à la sienne.

Un son aigu annonce l’ouverture des portes.

Noir.

Scène 1

(Pavel, Stasya, Tigrane, Novaks)

Un lieu obscur sur un fond gris ou un mur de briques, éventuellement recouvert d’inscriptions.

On entend une musique assourdie comme provenant de derrière une porte blindée.

Deux personnages sont face à face.

Stasya

Tu vois cette porte ? Quelqu’un peut débarquer à tout moment. T’es quoi exactement ? Un clodo ?

Pavel

Pourquoi vous êtes aussi agitée ?

Stasya

Je n’aime pas trop qu’on me suive dans la rue. Même quand on a l’air inoffensif. Dis-moi ce que tu veux.

Pavel

On a un lien tous les deux.

Stasya

De toute ma vie, on ne m’a jamais sorti un truc aussi classe pour m’accoster.

Pavel

On vous dit quoi d’habitude ?

Stasya

D’accord. Tu veux entendre de ma bouche toutes les saloperies que j’ai pu entendre parce que tu n’oses pas les dire toi-même.

Pavel

Vous n’y êtes pas du tout.

Stasya

Alors pourquoi tu me colles ?

Une lumière provient des coulisses en même temps que le son de la musique jaillit.

Une voix masculine interpelle la jeune femme.

La voix

Ah, c’est toi. Y a un problème ?

Stasya

Non, non… C’est bon !

La porte se referme sur la musique et la lumière.

Pavel

Ils ont l’air sympathiques vos amis.

Stasya

Je n’ai pas d’amis ! Ni ici, ni ailleurs.

Pavel

Et moi je suis sûr que vous en avez. Au moins un.

Stasya

Ah ouais ? Tu penses à toi quand tu dis ça ?

Pavel

Ça aurait pu s’envisager. Dans un endroit moins crépusculaire.

Stasya

Écoute, t’as rien à foutre ici, je ne sais pas ce qui t’a pris de me suivre mais y a une frontière que les gens n’aiment pas dépasser d’habitude. Aller au bout de la ligne pour sortir dans ce quartier, même les flics évitent.

Pavel

Je ne suis pas flic.

Stasya

Pas besoin de préciser. On dirait que tu dors dans tes fringues.

Pavel

Pourquoi vous êtes ici ?

Stasya

Bon, ça suffit ! Tu me lâches, le vieux ! Fais demi-tour sinon les problèmes vont commencer. (Il ne bouge pas.) Allez, tire-toi !

Il finit par partir.

Elle s’allume une cigarette, serre les bras contre son corps et tape des pieds comme pour se réchauffer.

À nouveau, une lumière forte surgit des coulisses conjointement à l’extension sonore de la musique, puis la porte se referme. Un premier homme (Tigrane) entre en scène suivi d’un second (Novaks) qui ne parlera pas et dont la particularité sera de porter des gants à chacune de ses apparitions.

Tigrane

Ça alors ! (S’adressant à l’autre homme.) Il avait raison. C’est bien elle.

Stasya

Salut, Tigrane.

Tigrane

Quelle bonne surprise ! Ça me fait chaud au cœur de te revoir. Comment tu vas, ma belle ?

Stasya

Ça va.

Tigrane

J’ai l’impression qu’on s’est souvent ratés ces derniers temps.

Stasya

Je voulais venir plus tôt mais… tu sais comment est la vie…

Tigrane

Sûr. Je te suis reconnaissant.

Stasya

De quoi ?

Tigrane

D’être venue jusqu’ici. T’excuser. Je te suis reconnaissant.

Stasya

J’ai un peu déconné. Mais là c’est reparti, j’ai de bonnes intentions.

Tigrane

Avec toi, on ne peut jamais savoir. (Il échange un regard avec l’autre homme.) On se le disait, hein ? « Stasya c’est une gentille fille, mignonne et tout, mais à chaque fois c’est la même histoire. »

Stasya

Quelle histoire ? (Tigrane ricane.) Je suis venue m’excuser, tu l’as compris ? Et ce n’est pas des paroles en l’air. J’ai une dette envers toi, je n’ai rien oublié.

Tigrane

Pourquoi tu as déménagé ? (Pas de réponse, il désigne l’autre homme.) Novaks était en pétard, il a traversé toute la ville pour rien. Fallait le voir… Tu l’as déjà vu se mettre en rogne ?

Stasya

Non.

Tigrane

Ça vaut le détour. Ta copine Dunya, elle a vu ça de près.

Stasya

Je ne la connais pas ta Dunya.

Tigrane

Ah bon ? (Il s’adresse à l’autre homme.) Va chercher la tablette.

Novaks disparaît en passant par la même porte, provoquant ainsi les mêmes effets (sonore et lumineux) qu’antérieurement.

Stasya

J’ai eu peur de choper une hépatite à cause des aiguilles. Je me suis mise à flipper.

Tigrane

T’as pas l’intention de me payer.

Stasya

Quoi ?

Tigrane

Tu n’as aucune intention de me rendre mon fric, tu n’y crois même pas toi-même. Mais c’est bien d’avoir essayé.

Stasya

Je vais être sincère avec toi. On a eu un problème avec des Ukrainiennes. Deux filles qui ont débarqué au squat, personne ne les avait invitées, elles se sont installées…

Tigrane

Tu me saoules.

Stasya

Tigrane, je viens ici pour parler avec toi ! Ça prouve quelque chose, non ?

Tigrane

Ça prouve que dalle. De toute façon, j’aurais fini par te retrouver. Les filles comme toi échouent toujours dans les mêmes coins pourris de la ville.

Stasya

Tu ne m’as pas laissé finir. C’est l’une des deux qui m’a piqué le fric ! Je n’ai pas de preuve mais je le sais !

Tigrane

C’est regrettable mais il est où mon problème ? (Il prend la tablette que Novaks est revenu lui donner et fait quelques réglages.) Inutile que je te mette le son. La reconnaissance vocale ne se fait pas avec des cris, mais je suis sûr que tu la connais.

Stasya

Voilà ce que je te propose. D’abord, tu me refiles une petite livraison…

Tigrane

Tu n’es pas en position de proposer quoi que ce soit.

Stasya

Merde ! Je vais me refaire, tout va se remettre en place. On a déjà bossé ensemble, non ?

Tigrane

Regarde. (Il lui tend la tablette pour qu’elle regarde l’écran.) J’ai décidé de filmer quand Novaks pète un plomb. C’est tellement spectaculaire ! Et ça évite de parler dans le vide.

Stasya

Qu’est-ce que c’est ?

Tigrane

Ben, Dunya ! Une fille un peu dans ton genre sauf qu’elle, je m’en suis méfié dès le départ. (Stasya détourne soudainement le regard de la tablette. Il la récupère.) À la fin, on ne la reconnaît plus, ça pourrait être n’importe qui. Elle me rappelle une toile de Francis Bacon. Qu’est-ce que t’as ?

Stasya

Envie de gerber.

Tigrane

Ça vient de l’instabilité des images. C’est dur de filmer quelqu’un qui s’agite comme ça. (Il rend la tablette à Novaks.) Tiens, admire ton œuvre… Bon, ma chérie, je te donne quarante-huit heures. Pas une de plus. C’est moche parce que je t’avais plutôt à la bonne. Mais là, t’as grillé toutes tes cartouches. Ton capital confiance était ici, maintenant il est là. T’as tout gâché et tu sais pourquoi ? Parce que t’es qu’une petite camée sans rien dans la tronche. Tu aurais dû prendre comme un cadeau du ciel de bosser pour moi, ça demandait un minimum de rigueur, le pire c’est que je t’en pensais capable. J’ai cru en toi, Stasya, tu comprends ? Je suis déçu. À mon âge, se faire encore entuber parce que je crois en l’humain… C’est qui lui ?

Pendant qu’il lui parlait, Pavel est apparu discrètement derrière elle. Novaks pointe un revolver sur l’intrus.

Stasya, à Pavel.

Je t’avais dit de te barrer.

Tigrane

J’y crois pas ! En plus, elle a ramené un mec !

Stasya

Je ne sais pas pourquoi. Il me suit !

Pavel

Combien elle vous doit ?

Stasya

Mais de quoi tu te mêles ? Qu’est-ce que tu fous là ?

Tigrane, à Stasya.

Il sait quelque chose ?

Pavel

Je m’en tape de votre petit commerce. Tout ce que je veux, c’est la sortir de sa situation.

Tigrane

Tu veux dire que tu es venu pour payer ses dettes ?

Pavel

Si c’est l’aide dont elle a besoin, oui.

Tigrane

Des amis comme ça c’est précieux, Stasya.

Stasya

Ce n’est pas un ami !

Tigrane

Alors c’est peut-être ton ange gardien. Tu as un nom ? T’es quoi exactement ?

Pavel

Je suis son père.

Tigrane

C’est du joli. Tu viens en famille maintenant ? (Silence, Tigrane les regarde tour à tour.) Ce qui est sûr, c’est que tu n’as pas l’air d’un mec qui roule sur l’or.

Pavel

Les apparences sont trompeuses. Tu peux peut-être lui éviter d’avoir une crampe.

Tigrane baisse le bras de Novaks et s’approche de Pavel.

Tigrane

Elle sait comment me joindre. Et elle sait ce qu’elle me doit. Maintenant déguerpissez, j’attends des clients. Importants.

Noir.

Scène 2

(Pavel, Stasya, Miroslav)

Dans un bar.

Deux tasses posées sur une table à laquelle sont assis Stasya et Pavel.

Pavel

Tu veux autre chose ? (Stasya refuse d’un signe de tête, il lui donne le sac qui était posé à ses pieds.) C’est pour toi.

Stasya

Y a quoi là-dedans ? (Il ne répond pas. Elle ouvre le sac.) D’où ça vient ?

Pavel

Ça n’a pas d’importance. Tu leur dois combien ?

Stasya

Moins que ça. Même pas la moitié.

Pavel

Tu garderas le reste pour aller dans un centre de désintoxication.

Stasya

Je suis certaine de l’avoir déjà rêvé un millier de fois… Tu dois bien avoir une petite idée de ce que je ressens ? Là, tout de suite ? Ça devrait être interdit d’entrer dans la vie des autres comme ça. Où tu étais ? (Il ne répond pas.) Ma mère m’a dit que tu étais parti un peu après ma naissance. (Il la regarde.) Comment est-ce que tu as fait pour me retrouver ? (Silence.) C’est elle qui t’a dit ? (Nouveau silence.) J’espère que tu vas finir par répondre à mes questions.

Pavel

Elle est où ?

Stasya

Elle vit dans un kommunalka près du fleuve. Aux dernières nouvelles, elle était malade. Pourtant elle est encore jeune.

Pavel

Vous êtes fâchées ?

Stasya

Disons qu’elle a un peu trop rêvé ma vie avant de me voir à l’œuvre. Les trous que j’ai dans les bras… T’as pas besoin d’un dessin ? J’ai peut-être aussi perdu du temps à te chercher.

Pavel

Maintenant tu m’as trouvé.

Stasya

Ça ne s’appelle pas « trouver quelqu’un », ça ! Je te croyais mort. Quelqu’un...

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