ACTE I
Adhémar est en train de faire les cent pas, il remet les choses en place sans y faire vraiment attention… On sent un certain agacement qui va aller crescendo. Il a un énorme trousseau de clés qu’il sort sans arrêt de sa poche.
Il essuie sa table avec une lingette. Sort des boîtes, regarde les étiquettes. Ouvre les boîtes, fouille, sort des papiers, les remet en place, prend une nouvelle lingette et s’essuie les mains avec. Il se met derrière l’écran d’un vieil ordinateur.
Adhémar, tapotant nerveusement. – Sénèque, viens-moi en aide. (Il cherche sur son ordinateur.) S.E.C. N ET NE QUE… « Enter » ! (Une photo de Sénèque apparaît sur le fond du plateau.) « D’après Sénèque, la fréquentation du grand nombre est notre ennemie. C’est bien vrai ! Il y a toujours quelqu’un pour nous faire valoir quelque vice, ou l’imprimer en nous, ou, à notre insu, nous en imprégner. De manière générale, plus grande est la masse des gens à laquelle nous nous mêlons, plus il y a danger. » Sénèque, tu as raison : ne pas se mêler à la masse des gens. Règle de base. Restons impassible. Impassibilité. « Apatheia », « apatheia ». (Il regarde en l’air.) Ah ! voilà ! « Nous tombons inévitablement dans l’ambiguïté si nous voulons traduire “apatheia” à la va-vite par un seul mot, disant “impassibilité” ; il se pourra, en effet, que l’on comprenne le contraire de ce que nous voulons exprimer. Voir donc s’il n’est pas plus satisfaisant soit de dire “âme invulnérable” soit “âme placée” en dehors de toute souffrance. » (On frappe à la porte. Il se précipite, se cogne dans la table, se frotte la cuisse. Il hurle.) « Âme placée en dehors de toute souffrance, tu parles ! » (Il déverrouille la porte et l’ouvre doucement. Dans l’encadrement, on aperçoit une femme plutôt classique, vêtue d’un imper, perchée sur des talons. Elle tient serrée contre elle une bouteille de vin enveloppée d’un papier. Elle a l’air perdu. Elle va pour parler, Adhémar la laisse plantée là, lui tourne le dos. Et continue son monologue.) Enfin ! On ne peut pas dire que vous soyez ponctuelle. Vous avez trois minutes quarante-cinq secondes vingt-huit dixièmes de retard. (Hurlant.) C’est inadmissible ! (La femme est toujours dans l’encadrement de la porte, elle regarde machinalement sa montre. Elle ne dit toujours rien. Adhémar farfouille dans des boîtes à biscuits en fer. Il sort une liasse de papiers qu’il lit, toujours en colère.) « Le bailleur est obligé par la nature du contrat d’en faire jouir paisiblement le preneur. » (Il hurle.) « Jouir paisiblement », est-ce que ça évoque quelque chose pour vous ? (La femme acquiesce de la tête avec un sourire.) Et fermez-moi cette porte, je vais attraper la mort avec ces courants d’air. (La femme, toujours plantée dans l’encadrement, se penche et referme la porte sur elle. Adhémar ne s’est pas aperçu qu’il est seul, il continue sur sa lancée.) « Le bailleur est tenu de délivrer la chose en bon état. Si, pendant la durée du bail, la chose louée n’est détruite qu’en partie, le preneur, suivant les circonstances, sera en droit de demander une diminution du prix. » (Il se retourne et s’aperçoit que la femme n’est plus là. Il se précipite vers la porte et l’ouvre violemment. Elle est toujours plantée là.) Mais qu’est-ce que vous faites ? Incroyable ça ! Je ne vais pas vous hurler les clauses de notre contrat à travers la porte, tout de même ! (La femme entre, toujours silencieuse, un peu égarée, serrant sa bouteille contre elle. Pendant ce temps, Adhémar ferme la porte à clé et remet le trousseau dans sa poche. Il s’essuie fébrilement les mains avec une lingette. Elle le regarde faire. Elle essaye de parler mais n’y arrive pas.) Notre contrat, si nous le signons… (Il la regarde.)… et ça n’est pas gagné… devra être respecté dans les moindres clauses. Vous comprenez ce que je vous dis ? (Hochement de tête de la femme… Adhémar s’emballe de plus en plus.) Je ne veux pas, je ne veux pas, vous m’entendez, prendre de risques. En aucun cas. Pas question pour moi de me retrouver dans une situation qui ne ferait qu’amener chaos, angoisse et stress… Je ne supporte pas d’être angoissé, encore moins stressé, ça me colle des palpi… des palpi… des pal… (Il s’arrête, essoufflé, s’accroche à la table et tombe raide. La femme le regarde pendant quelques secondes, puis réagit. Elle pose sa bouteille sur la table, prend un verre, met de l’eau dedans et revient vers Adhémar, le fait boire lentement. Il s’étouffe, tousse et ouvre les yeux.) Que la nourriture apaise la faim, que la boisson apaise la soif. Dark Vador !… Bon, êtes-vous d’accord avec les termes du contrat ?
Léopoldine, hésitante, timidement. – Le contrat ? Je ne savais pas qu’il y aurait un contrat. C’est la première fois, je ne suis pas très au courant des modes de fonctionnement…
Adhémar. – Une novice ! C’est bien ma veine !
Léopoldine. – Non, ne vous inquiétez pas, je pense que ça devrait revenir rapidement. (Un petit sourire timide sur les lèvres.) Juste une petite remise en route…
Adhémar, levant les yeux au ciel. – On ne va jamais y arriver. Bon, pour le paiement vous comptez faire comment ?
Léopoldine, ébaubie. – Le paiement ? Mais…
Adhémar. – Ah non ! Pas de ça avec moi… Vous ne pensez pas que tout cela va être gratuit, ou qu’au pire je devrais payer moi ?
Léopoldine. – Non, évidemment, enfin je pensais pas, je savais pas.
Adhémar. – Elle ne savait pas… Je ne comprends pas, vous faites comment d’habitude ?
Léopoldine. – D’habitude ?! Je vous ai dit que…
Adhémar. – Ah oui ! C’est vrai… Une novice…
Léopoldine, pleine de bonne volonté. – Mais pas de problème, je paierai ; en liquide ? (Elle ouvre son sac, fouille, sort un porte-monnaie, regarde à l’intérieur, lève les yeux vers Adhémar, montre son porte-monnaie, fait un geste d’excuse.) J’ai ma carte bleue.
Adhémar, levant les yeux au ciel. – Je ne suis pas une grande surface non plus !
Léopoldine. – Vous êtes drôle…
Adhémar. – Non, je n’ai jamais été drôle, ce n’est pas maintenant que je vais commencer.
Léopoldine. – Excusez-moi. (Elle sort, triomphante, son chéquier de son sac.) Un chèque, ça ira ?
Adhémar. – Faute de mieux…
Léopoldine pose le chéquier sur la table, cherche dans son sac, sort tout son sac sur la table sous le regard agacé d’Adhémar.
Léopoldine. – Vous n’auriez pas un stylo ?
Adhémar cherche dans une des boîtes à biscuits en fer, sort plusieurs stylos, les essaye, un retient son attention, il le tend à Léopoldine.
Adhémar. – N’oubliez pas de me le rendre ; je connais le nombre exact de stylos qu’il y a dans ma boîte.
Léopoldine. – Vous en avez combien ?
Adhémar. – Vingt-sept bleus, dix-huit rouges, quatorze quatre couleurs et sept et demi noirs.
Léopoldine. – Et demi ? C’est comment un demi-stylo ?
Adhémar. – Il est à moitié vide. Ne cherchez pas à m’embrouiller. On parlait règlement.
Léopoldine. – Oui. Excusez-moi. Je le fais de quel montant et à quel ordre ?
Adhémar. – Comment voulez-vous que je le sache ? Ça dépend de la prestation. Du nombre d’heures passées. Je ne suis pas devin, aucune idée du temps que ça va prendre. À vue de nez, y en a pour au moins deux jours.
Léopoldine. – Deux jours ? Ah ! oui, mais non ! J’avais pas prévu autant, je ne peux pas, enfin c’est compliqué. Deux jours ?
Adhémar. – Vous vous imaginiez quoi ? Vous avez vu dans quel état c’est ?
Léopoldine. – Quand même, c’est pas si catastrophique que ça.
Adhémar. – Vous êtes naïve, ma pauvre. Quand faut remettre les choses en marche, faut le faire sérieusement, avec application… Il faut du doigté. Plus toute jeune quand même…
Léopoldine. – Enfin, vous le saviez ?
Adhémar. – Oui, mais bon, on ne peut pas non plus imaginer le pire tout le temps… Qui me dit que je ne vais pas avoir de mauvaises surprises ?
Léopoldine. – Évidemment, je comprends votre déception. Je me rends bien compte.
Adhémar. – De rien du tout, oui !
Léopoldine. – Je suis désolée, je vais repartir.
Adhémar. – Ah non !...