Scène 1 : Ulysse, le sous-secrétaire d’État, des militaires
Entrée d’Ulysse et du sous-secrétaire d’État suivis par des militaires portant un masque blanc qui vont se mettre au garde-à-vous pendant que le texte est dit en voix off (ou par un récitant sur un côté de la scène). Musique militaire en fond.
Voix off 1. — Nous sommes en 2216. La guerre de Troie a bien eu lieu et s’est terminée, comme chacun sait, par la victoire des Grecs sur les Troyens sous le commandement du grand roi Agamemnon.
Voix off 2. — Cette guerre eut son lot de victimes engagées de force dans ce conflit. Des pioupious qui n’avaient pas demandé à aller se battre pour que le frère d’Agamemnon, le vieux Ménélas, récupère sa jeune femme…
Voix off 1. — … la belle Hélène…
Voix off 2. — … qui avait été enlevée…
Voix off 1. — … consentante…
Voix off 2. — … par un jeune godelureau troyen afin de pouvoir satisfaire ses désirs érotiques refoulés.
Voix off 1. — La guerre eut aussi ses héros, et l’un d’entre eux, Ulysse d’Ithaque, en fut le plus bel exemple. Le voici aujourd’hui décoré pour ses actes de bravoure par le sous-secrétaire d’État du ministère de la Guerre et de la Reconstruction.
Voix off 2, indignée et étonnée. — Un sous-secrétaire d’État pour décorer Ulysse d’Ithaque !
Voix off 1. — Il faut dire que les autorités d’occupation sont déjà rentrées chez elles et que c’est le seul fonctionnaire encore présent à Troie qu’elles ont trouvé pour décorer ce héros.
Un militaire. — Présentez armes ! (Les militaires présentent leurs armes.)
Le sous-secrétaire d’État. — Capt’ain Major Ulysse, ce n’est pas sans une certaine émotion qu’au nom du commandement suprême je vous remets la médaille de guerre décernée aux plus vaillants combattants de la guerre de Troie. Nous n’oublierons jamais que c’est grâce à votre ruse et à votre sagacité que nous avons réussi à mettre fin à ce conflit vieux de dix années où nous avons lutté avec opiniâtreté contre les forces du collectivisme afin de rétablir la démocratie libérale et la foi dans nos dieux dans le sud-est de cette galaxie. Par la même occasion, nous avons repris à l’ennemi l’épouse de l’un de nos estimés dirigeants, que nos ennemis avaient sauvagement kidnappée. Vous avez eu cette idée géniale, Capt’ain Major, d’offrir à nos ennemis un cheval transformeur, symbole de paix, qui en fait était un robot de combat. Nos ennemis se laissèrent prendre au piège en croyant à un cessez-le-feu définitif et à un retour sur nos terres. Ils laissèrent entrer dans leurs murs le cheval qui était chargé d’hommes et d’armement. Au signal donné, nos guerriers sortirent du robot de combat et coururent sus à l’ennemi. Ce fut, ma foi, un massacre exemplaire. Toute la population troyenne fut décimée jusqu’au dernier. Telle est la dure loi du vainqueur. Encore merci, Capt’ain Major Ulysse, pour votre ingénieux stratagème et pour votre vaillance. (Applaudissements des militaires. Il décore Ulysse et lui donne une accolade.) Auriez-vous quelques mots à nous dire ?
Ulysse. — Je remercie le commandement suprême pour cette distinction. Mais je ne peux m’empêcher de penser à tous mes amis qui ont péri pendant cette guerre. Je pense particulièrement au bouillant Achille toujours prêt à combattre et qui donna sa vie pour notre idéal. Mais je pense aussi aux petits, aux sans-grade qui sont morts sur le champ de bataille égorgés, transpercés, mitraillés, bombardés pour défendre notre civilisation et nos valeurs.
Applaudissements.
Le sous-secrétaire d’État. — Et maintenant que comptez-vous faire, Capt’ain Major ? Mener de nouveaux combats pour la paix et la civilisation hellénistique sur d’autres planètes ?
Ulysse. — Je veux retrouver la paix, oui, mais sans plus avoir à combattre. Je vais retourner dans mon Ithaque pour y retrouver ma jeune épousée, la douce Pénélope, qui, je l’espère, m’attend toujours. Nous nous sommes unis juste avant mon départ pour le combat voici dix années. Je vais retrouver ma famille et mes amis. J’irai siroter avec eux le raki et jouer aux dominos sous les figuiers. J’écouterai le vent bruire dans les oliviers et les vagues venir mourir doucement sur le sable de la plage. Le héros est fatigué et a besoin de repos.
Le sous-secrétaire d’État. — Je comprends fort bien, Capt’ain Major. (Aux soldats.) On applaudit encore une fois le Capt’ain Major Ulysse avant qu’il nous quitte.
Les soldats applaudissent, puis sortent dans un brouhaha.
Ulysse, s’adressant au sous-secrétaire d’État. — Bien, maintenant que tous ces hommages ont été rendus, je n’ai plus de temps à perdre. Où se trouve mon vaisseau spatial pour retourner rapidement à la maison et où sont mes compagnons d’armes, du moins ceux qui sont encore vivants ?
Le sous-secrétaire d’État, gêné. — Le… Le ministère de la Guerre et de la Reconstruction les a réquisitionnés pour rebâtir une ville nouvelle sur les ruines de l’ancienne Troie. (Fièrement.) Elle s’appellera Troy Second. La seconde Troie ! Notre culture et notre religion polythéiste rayonneront à jamais dans cette cité de l’avenir.
Ulysse. — Alors je rentre seul à Ithaque ?
Le sous-secrétaire d’État ne répond pas et poursuit, embarrassé.
Le sous-secrétaire d’État. — Quant à votre vaisseau spatial…
Ulysse. — Tous les autres chefs de la coalition sont repartis en vaisseau spatial.
Le sous-secrétaire d’État. — Oui, oui, bien sûr… Mais l’état-major m’a chargé de vous dire qu’il y avait à ce sujet un léger… contretemps. Comme vous le savez, notre état-major a engagé beaucoup de dépenses pendant cette dernière guerre : modernisation de l’armement, investissement technologique sophistiqué – par exemple votre fameux cheval, robot de combat, qui nous a coûté une petite fortune –, ravitaillement en boissons alcoolisées et en filles de joie pour le moral des troupes…
Ulysse, l’interrompant et criant. — Au fait !
Le sous-secrétaire d’État. — Eh bien, nous n’avons pas les moyens de vous offrir un vaisseau spatial digne de ce nom et de votre réputation, car…
Ulysse. — Si ce n’est pas un dix-huit mètres, je me contenterai d’un quinze mètres.
Le sous-secrétaire d’État. — Nous n’avons plus de quinze mètres au garage. (Sur un ton jovial.) Mais par contre, nous avons une excellente navette spatiale dont les pilotes ont des centaines d’heures de vol derrière eux et qui ont l’habitude de vadrouiller sans problème dans la galaxie. (Il s’adresse en coulisses.) Venez, venez !
Scène 2 : Ulysse, le sous-secrétaire d’État, Peggy, Waf
Entrée de Peggy et de Waf, un peu intimidés, en costumes de pilotes interplanétaires.
Le sous-secrétaire d’État s’adresse à Ulysse et lui montre Peggy et Waf.
Le sous-secrétaire d’État. — Je vous présente la lieutenante…
Peggy, se mettant au garde-à-vous et l’interrompant. — … Peggy Boop. À vos ordres, Capt’ain Major.
Le sous-secrétaire d’État. — Et son copilote.
Waf. — Dingo Waf. Salut, Capt’ain. (Il avance pour serrer la main d’Ulysse. Peggy lui donne un coup de coude. Il se met au garde-à-vous.) À vos ordres !
Ulysse. — Mais c’est un chi… (Se reprenant.) Je veux dire : un animal domestique !
Waf, vexé. — Pas du tout. Je suis un rusky. Je suis un humanoïde civilisé et un être vivant doué de sensibilité. Je suis originaire de la planète Cynodrom et j’ai appris votre langue par la méthode Assimil.
Peggy. — Sinon, il parle grompol. Vas-y, parle en grompol au Capt’ain Ulysse. (Waf émet des sons incompréhensibles. Peggy rit.) Oh ! c’est trop drôle ! J’en ris à chaque fois !
Waf, vexé, s’adressant à Peggy. — Je tiens à vous rappeler aimablement que le grompol est pourtant enseigné à l’université de Nicheville à Cynodrom.
Peggy, riant. — Trop drôle !
Ulysse, en colère, s’adressant au sous-secrétaire d’État en montrant Peggy et Waf. — Alors c’est ça l’équipage d’un héros de la guerre de Troie ? C’est inouï ! On part se faire casser la gueule à l’autre bout de la galaxie en risquant d’y laisser sa peau tous les jours, on passe les plus belles années de sa jeunesse à éviter de se faire tuer, on est privé de confort, de famille, de… de tendresse et quand on est démobilisé on vous déclare que l’état-major n’a pas les moyens de vous offrir un vaisseau spatial pour rentrer chez vous. C’est… C’est une injure à l’héroïsme !
Entrée d’Anetha.
Scène 3 : Ulysse, le sous-secrétaire d’État, Peggy, Waf, Anetha
Le sous-secrétaire d’État. — Vous savez aussi bien que moi, Capt’ain Major, que les budgets de notre ministère ont été réduits de façon drastique. Par contre, pour vous accompagner dans votre périple, vous aurez la protection de l’agente d’assurances Anetha qui nous a été chaudement recommandée par sa compagnie d’assurances Olympia For Ever.
Anetha. — Pendant votre voyage, nous vous assurerons contre les catastrophes naturelles, le vol, les incendies, les dégâts des eaux, les accidents de la vie courante, les bris de glace, les agressions tant diurnes que nocturnes et…
Ulysse, l’interrompant et s’adressant au sous-secrétaire d’État. — C’est elle ma protection ? Vous vous moquez !
Anetha. — Je lance le javelot avec une grande précision, je pratique la lutte gréco-romaine et je suis ceinture noire d’aïkido-pugilat.
Ulysse, ricanant. — Bravo ! Bravo ! Je vois que je suis sous bonne protection. (Pour lui-même et assez fort.) Je n’ai pas mérité ça.
Le sous-secrétaire d’État. — Sachez que si l’état-major a choisi la compagnie Olympia For Ever, c’est parce qu’il a la certitude que cette compagnie protège et accompagne les héros rencontrant souvent des situations dangereuses jusqu’à leur demeure…
Ulysse, ricanant. — Leur dernière ?
Le sous-secrétaire d’État, poursuivant. — Sinon leur famille bénéficiera d’une pension confortable.
Ulysse, désabusé. — Bien sûr. Bien sûr. J’ai bien de la chance.
Anetha, à Ulysse. — Je tiens à vous dire que je ne vous escorte pas de mon plein gré. Comme on vous l’a précisé, c’est uniquement parce que ma société d’assurances me l’a demandé expressément que je suis ici, car d’autres héros beaucoup plus policés n’attendent que mon assistance dans leurs aventures périlleuses. (En aparté et au public.) Cet Ulysse est un peu rustaud, mais je l’ai suivi à distance pendant la guerre de Troie et j’ai découvert un guerrier intelligent, malin, sensible… et beau gosse, qui plus est. J’avoue qu’il m’a toujours attirée.
Ulysse. — Bon, d’accord, j’ai compris… Je n’ai pas le choix. (Levant les yeux au ciel.) Je tiens à remercier les dieux pour leur bienveillance à mon égard. (Levant le poing vers le ciel.) Mais je vous revaudrai ça.
Le sous-secrétaire d’État. — Bon voyage, Capt’ain Ulysse.
Ulysse. — Salut ! (Pour lui-même.) Tu parles d’une odyssée !
Le sous-secrétaire d’État sort. Ulysse, Anetha, Peggy et Waf se rendent à l’espace cabine de la navette.
Scène 4 : Ulysse, Peggy, Waf, Anetha
L’espace cabine de la navette, situé à la cour ou au jardin de la scène (quatre sièges et un panneau : « Navette spatiale Odyssée »). Cet espace demeurera pendant la durée de la représentation.
Ulysse, Anetha, Peggy et Waf s’installent sur les sièges.
Peggy. — Allez-y, installez-vous confortablement.
Ulysse. — Comment peut-on s’installer confortablement dans ce trou à rat ?
Peggy. — Allons, Capt’ain, un guerrier comme vous en a vu d’autres en matière de confort.
Ulysse. — Justement, le guerrier voudrait bien qu’on lui foute la paix une bonne fois pour toutes et il souhaiterait avoir droit à un vrai confort.
Peggy, en confidence, à Waf. — Quel râleur ! Le voyage risque d’être pénible. (Parlant haut.) Bien. Vous êtes prêt ? Direction Ithaque ! C’est parti ! Contact !
Waf, répétant. — Direction Ithaque ! C’est parti ! Contact !
Un temps.
Peggy. — Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Appuie sur le propulseur éolien.
Waf, penaud. — Où qu’c’qu’il est déjà ?
Peggy. — Mais là, devant toi ! Tu le fais exprès ?
Waf. — J’ai un peu le trac. (Il appuie sur un bouton. On entend des bruits affreux de moteurs avant le démarrage.) Allez, c’est parti !
Ulysse, à Peggy. — Vous êtes sûre que nous allons arriver à destination avec ce tas de ferraille ?
Peggy. — Les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de changer le matériel, on doit faire des économies compte tenu de la « situation économique et budgétaire tendue », comme ils disent dans les bureaux. Que voulez-vous, nous sommes en 2216 et nous voyageons dans un modèle des années 2080. Au fur et à mesure que l’on se déplace dans l’espace et que les années-lumière passent…
Waf. — … le matériel trépasse.
Peggy. — Mais ne vous inquiétez pas, Capt’ain Ulysse, nous connaissons bien le trajet, nous l’avons fait plus d’une fois. Pas vrai, Waf ?
Waf. — Bien sûr. (Un temps. Il réfléchit.) Dites, patronne, c’était quand la dernière fois ?
Peggy, riant. — Waf a toujours le mot pour rire. (À Waf.) Qui c’est qui va avoir droit à son susuc ? (Elle donne un sucre à Waf et lui parle à l’oreille.) Et maintenant tu te tais. (À Ulysse et Anetha.) Nous allons, si vous le voulez bien, faire une petite halte sur l’astéroïde de ces demoiselles les Muses. Vous verrez, elles sont très sympathiques, elles chantent, elles récitent des poèmes, elles vous racontent des histoires… d’amour – elles ont toujours des anecdotes charmantes – et elles vous offrent des rafraîchissements.
Waf. — J’aime bien leur houblon fermenté.
Ulysse. — Eh, attendez, nous ne sommes pas partis pour faire une croisière touristique dans la Voie lactée ! Je veux rentrer le plus vite possible à la maison. (S’énervant.) Ah ! je n’aime pas quand je ne peux pas décider ! Au combat, c’est moi qui dirigeais mes troupes. Je trouvais toujours la faille dans les rangs ennemis pour mener mes hommes à la victoire et…
Anetha, l’interrompant. — N’en avez-vous pas assez du feu, du fer et du sang, du muscle, de la sueur et des larmes, Cap’tain Major ?
Ulysse, un temps. — Bien sûr… Bien sûr que j’en ai assez. Je n’ai jamais été un tueur fanatique, moi, comme… comme… (Bas.) Achille. J’ai longtemps hésité avant de participer à ce conflit, mais nous devions défendre l’honneur de la famille Atrée tout en allant coloniser une partie de la galaxie. Tout le monde criait : « Dans deux mois, Troie tombera entre nos mains ! » (Un temps.) Et cette joyeuse équipée a duré dix ans. Grâce au cheval transformeur que j’ai imaginé avec nos ingénieurs, nous avons pu pénétrer dans la ville où nous avons laissé notre folie meurtrière se déchaîner. Nous avons tué, pillé, violé et anéanti toute forme de vie. Il fallait bien qu’on en finisse une bonne fois pour toutes et que cette guerre soit la der des ders…
Anetha. — J’ai déjà entendu ça plus d’une fois.
Ulysse. — Finalement, je repars encore plus démuni que lorsque je suis venu guerroyer. Je ne rapporte aucun butin, aucun esclave, aucune arme prise à l’ennemi, pas le moindre souvenir de Troie pour Pénélope.
Peggy. — Nous approchons de l’astéroïde des Muses. (À Waf.) Ralentis, Waf.
Un temps.
Waf. — Euh… j’ai oublié où était la pédale du ralentisseur.
Peggy. — Il n’y en a pas. C’est la manette qui se trouve à ta droite.
Waf. — À droite… Où qu’elle est, déjà, ma droite ?
Peggy. — C’est la patte que tu utilises pour tes prières aux totems.
Waf. — Ah oui ! C’est là !
Noir.
Voix de Peggy, off. — Ça y est, on ralentit.
Voix d’Ulysse, off. — Il n’y a plus de lumière.
Voix de Peggy, off. — Ce n’est pas grave, du moment qu’on ralentit. Nous allons nous poser sans encombre.
Bruits de ferraille.
Scène 5 : Ulysse, Peggy, Waf,
Anetha, Clio, Calliope, Uranie
L’espace des Muses est situé à la cour ou au jardin de la scène ; il demeurera pendant toute la durée de la représentation.
Entrée d’Ulysse, d’Anetha, de Peggy et de Waf.
Peggy. — Ce n’était pas si grave que ça, il fallait juste changer l’ampoule du plafonnier. La navette a quelques bosses, mais ça ne...