Prologue
La scène est plongée dans l’obscurité. Tôt le matin. On distingue une personne allongée en chien de fusil sur la méridienne, en avant-scène : Gaby. On entend la voix d’Éric, en conversation téléphonique, se rapprocher du bureau, l’ouvrir et entrer dans la pièce. Tout en téléphonant, il ouvre les rideaux, les volets… Il ne voit pas Gaby.
Éric - … Je te jure : le ministère de l’Éducation nationale !… Ouais, mec !… Encore plus classe que le château de la Star Ac’, et t’es même pas obligé de chanter !… « Technicien de surface », il paraît que c’est ça qu’il y aura d’écrit sur ma fiche de paie… Eh, t’imagines, Momo : « fiche de paie » ! Finis les boulots au black, je suis rangé des bagnoles… Eh ben, technicien de surface, c’est homme de ménage, mais en mieux… En mieux, parce que je fais pas que récurer les chiottes, je m’occupe du jardin, je change des ampoules… Marre-toi : tu verrais le nombre d’ampoules qu’y a ici, c’est Las Vegas !… (Tout en téléphonant, il s’est installé derrière le bureau et sans qu’il ne s’en aperçoive, Gaby s’est réveillée et, incrédule, observe Éric à son bureau.) Ah, quel kif, ce nouveau job ! Là, tu vois : je suis tout seul, je vais aller sur le balcon regarder le soleil se lever sur les jardins, tranquille… Je vais m’en fumer un… « Un quoi » ? Un saumon !… Un pétard, ducon !… Faut que je me magne, avant que la chef de cabinet se pointe… Ben, je sais qu’il est tôt, mais tu la connais pas !… Moi non plus, remarque : je l’ai croisée qu’une fois, et elle m’a même pas regardé !… C’est une obsédée du taf, je crois… Une vieille fille frustrée, qui n’a rien d’autre dans la vie que son boulot, qui prend des grands airs… (Il se met à imiter Gaby.) « Non, Louis, tu es ministre de l’Éducation nationale, tu ne peux pas, gnagnagni, gnagnagna !… » Je te la fais comme je la vois… D’ailleurs, je la vois… (Rupture.) Oh merde, je la vois !! (Il raccroche et se met au garde-à-vous.)
Gaby - Repos… Il a fini son show, Laurent Gerra, ou on enchaîne avec un numéro de claquettes sur la banquette ?!
Éric - Vous… étiez là ?
Gaby - Je dormais.
Éric - Ah ?… Vous dormez ici ?
Gaby - C’est moi qui pose les questions !… Vous êtes… ?
Éric - … dans la merde ?
Gaby - Non : dans la vie ?
Éric - Éric Garcia. Le technicien de ménage… euh… l’homme de surface… enfin… le…
Gaby - Ça, je sais ! Je n’ai pas perdu une miette de votre conversation avec votre ami… Momo…
Éric - … Ktar. Moktar. C’est un diminutif.
Gaby - Oui… Comme Coco pour Colette.
Éric - C’est ça ! Ou… Popo pour Paulette.
Gaby - Voilà ! On va pas tous les faire ?!… Alors, on crève l’abcès ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ?
Éric - Qui ?
Gaby - Eh bien, au choix : vos pieds sur mon bureau, mon téléphone dans votre main, ou votre voix pénible dans mes tympans ?!
Éric - Je vais vous expli…
Gaby - Non. Pas le temps. Alors, vous allez sortir de mon bureau, et faire ce pour quoi on vous a engagé et qui justifie votre « fiche de paie », à savoir : nettoyer le grand couloir, vider les poubelles, arroser les jardinières et remplir ma tasse de café.
Éric - Oui, Madame. Bien, Madame.
Il prend la tasse et se carapate. Gaby s’installe à son bureau et allume la radio. L’indicatif de RTL retentit, très fort.
Le speaker (off) - RTL, il est sept heures…
Gaby soupire et se plonge dans un dossier. La lumière s’éteint doucement.
Acte I
Deux heures plus tard. Gaby est dans la même position qu’à la fin du Prologue. Louis est debout devant elle, et semble agité.
Louis (la tête dans ses mains) - … On est bloqués, on est bloqués, on est bloqués !!
Gaby - Calme-toi, Louis…
Louis - Je suis très calme !… Ressers-moi un café !
Gaby (comme à un enfant) - Tu sais très bien que ça ne sert à rien de t’énerver…
Louis - C’est quand même incroyable ! À peine un mois que je suis à l’Éducation, et on me colle cette mesure à la con !… Je te dis qu’il l’a fait exprès…
Gaby - Qui ?
Louis - Le Président ! Depuis l’ENA, il peut pas me saquer, ce nain !
Gaby - S’il ne pouvait pas te saquer, il ne t’aurait pas nommé…
Louis - Il m’a nommé pour que je me casse la gueule ! Pour que les Français me détestent !
Gaby - Louis, il t’a nommé parce qu’on est bons… Enfin, parce que tu es bon !
Louis - N’empêche que si ça bloque à l’Assemblée, c’est ma responsabilité qui est engagée ! C’est mon image qui morfle !
Gaby - Ça passera à l’Assemblée. On est largement majoritaires… Et puis on a connu bien pire ! Souviens-toi quand on était à la Région : interdire le vélo sur l’Île de Ré, fallait le faire avaler aux conseillers régionaux !
Louis (ricanant) - On les a tous arrosés… Je te rafraîchis la mémoire ?!
Gaby - C’est le jeu. Je vais pas t’apprendre les règles, c’est toi qui me les a enseignées !… On fait de la politique, donc de la communication.
Louis - Soudoyer les notables, tu appelles ça de la communication ?!
Gaby (excédée) - Non mais, il me fait quoi, Gandhi, là ?! Tu crois que ça me plaît à moi ? Tu crois que ça m’éclate d’être devenue cynique ? Non ! Mais c’est malheureusement mon métier, c’est ça qui nous fait bouffer, ma mère, ma fille et moi. Alors, s’il faut mettre les mains dans le cambouis, je les mets !
Louis - Moi, j’appelle quand même ça de la corruption…
Gaby - Moi, de la survie !… Si, pour faire passer cette loi sur le rétablissement de l’uniforme au collège, il faut se salir et s’écorcher un peu, on va le faire ! Et puis c’est tout !
Louis (petit garçon) - Oui, Gaby… Il est pas froid, ton café ?
Gaby - Non, mais il est dégueulasse ! (On frappe à la porte.) Entrez !
Sara entre comme une bombe.
Sara (très « ado ») - M’man, il me faut tes trois dernières fiches de paie !
Gaby (calmement) - Bonjour.
Sara - Quoi, « bonjour » ?
Gaby - On dit : « bonjour ».
Sara - Attends, ça va, j’ai tapé !
Gaby - On tape et on dit « bonjour ».
Louis - Bonjour, Sara…
Sara - Salut, Louis. (À Gaby.) Je t’ai laissé trois messages. Qu’est-ce que tu fous ?
Gaby (ironique) - J’enseigne à Louis les règles du beach volley.
Sara (premier degré) - Vous avez que ça à foutre !… Bon, il me faut tes trois dernières fiches de paie et notre livret de famille.
Gaby - Pourquoi ? On divorce ?!
Sara (levant les yeux au ciel) - Très en forme !… C’est pour mon appart’.
Gaby - Ton appart’ ?
Sara - Ouais, j’ai trouvé une petite studette. Soixante-quinze mètres carrés. Cuisine équipée. Exposée sud. Je pense que je peux y être pas mal…
Louis - C’est bien ça : une studette…
Gaby (faisant taire Louis, sèchement) - Ttt, ttt !… (À Sara.) Sara, il est hors de question qu’on reparle d’un éventuel appartement…
Sara (exaspérée) - « … Tant que je gagnerai pas ma vie. » Mais attends : c’est l’occase du siècle ! C’est rue du Gros Caillou, à deux pas de la maison et à un pas du ministère ! Ça va, je pars pas élever des poules au Congo !
Gaby - Est-ce qu’on pourrait remettre cette discussion stérile à plus tard ? Au cas où ça t’aurait échappé, je travaille sur un dossier épineux.
Sara - « Dossier épineux » ! J’ai entendu ça toute ma vie ! (Profonde.) Et mes épines, à moi ?
Louis - Des épines ?
Sara - Ouais, toutes ces épines qui me transpercent le cœur…
Gaby - Sara, tu me fatigues…
Sara - J’ai besoin d’indépendance ! In-dé-pen-dance !… J’y peux rien : c’est dans mes gènes !
Gaby - C’est reparti !
Sara - T’avais qu’à pas me faire avec un Corse !
Louis - Ah, il était Corse, Daniel ?
Gaby - Oui. Et très attaché à ses racines… La preuve : quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte, il a pris le maquis !
Louis - Le « ma », quoi ?
Sara - Le maquis. Suis, Louis !
Louis - « Suis », quoi ?
Gaby - Suis, Louis. Louis, c’est ton prénom, non ?!
Louis (se massant le front) - Je comprends pas ce que vous dites…
Sara (réattaquant sa mère) - Bon, c’est oui ou c’est non ?… Parce que je te signale qu’à l’heure où je te parle… (Des sanglots dans la voix.)… y a des millions de personnes – peut-être même des enfants – qui sont en train de visiter mon futur chez-moi ! Avec des chaussures dégueulasses, si il faut !!
Gaby - Sara, c’est non. Je ne céderai pas à tes caprices. Ça ne te rendrait pas service… Et puis, de toute façon, je n’ai pas les moyens !
Louis (conciliant) - Écoutez, les filles : si c’est juste une question d’argent… je peux participer… je peux prendre à mon compte… la moitié du loyer… quelque chose comme… cinquante euros…
Gaby (ricanant) - Cinquante euros ! Mon pauvre Louis ! On voit que tu as longtemps travaillé pour Tiberi !
Sara (ne lâchant pas le morceau) - Donc c’est non ?
Gaby - Donc c’est non.
Sara (tragique) - O.K… Une fois de plus, tu loupes un rendez-vous. Tu usurpes totalement ton rôle de mère. C’est pas grave. C’est comme ça… Je vais appeler Papa !
Et elle sort en claquant la porte.
Gaby (avant qu’elle ne disparaisse) - C’est ça ! Appelle-le… Appelle-le, le Corse ! De toute façon, avant qu’on le retrouve, sous toutes ces cagoules, on a le temps de voir venir !
Louis et Gaby se retrouvent seuls.
Louis - Je ne comprends pas que tu sois aussi sévère avec Sara… Il me semble que tu devrais quand même lâcher un peu de lest, non ? Regarde : moi, je n’ai pas d’enfants…
Gaby (l’interrompant) - Voilà, Louis : tu n’as pas d’enfants. Donc tu n’as pas de conseils à me donner ! Et tu seras sympa dorénavant de ne plus t’immiscer dans mes discussions avec ma fille.
Louis - Écoute, je suis quand même le ministre de l’Éducation des enfants de ce pays !
Gaby - Eh ben, « tous les enfants »… sauf ma fille !
Louis - Gaby…
Gaby - Non, je ne t’écoute plus !
Changement de lumière : Gaby peut être isolée dans une poursuite. Comme plusieurs fois au cours de la pièce, elle va faire ce qu’elle appelle elle-même « un décrochage », où elle s’adresse directement au public.
Décrochage
Gaby - … Et ça, c’est quelque chose que j’arrive très bien à faire ! Ne plus écouter les gens. Je m’isole, comme ça. Ça me fait un bien fou… Comme dans cette série que j’adore, avec la jeune avocate un peu bizarre… Je suis la reine des séries ! Dès que je rentre chez moi – c’est-à-dire à deux cents mètres d’ici, au bout de la rue de Grenelle – je me mets sous ma grosse couette, je prends mon mug et ma bouilloire, et je bouffe de la série, parfois toute la nuit ! C’est la seule chose que j’ai trouvé pour vraiment couper avec le boulot. (Un temps.) Bien sûr, si j’avais un homme à la maison, ce serait différent… On regarderait la télé à deux ! Mais les hommes, oh non ! J’ai donné… Je vous en reparlerai….
Fin du décrochage
Retour aux pleins feux. Louis est debout près de la fenêtre, dos à Gaby, face au jardin. Soudain, il saute à terre et rampe jusqu’au bureau de Gaby.
Gaby - Qu’est-ce qu’il y a ? Encore tes coliques néphrétiques ?
Louis - Pire : ma femme !
Gaby - Ton ex-femme.
Louis - Pas encore.
Gaby - Elle a toujours pas signé ?
Louis (toujours au sol) - Elle s’y oppose catégoriquement. Elle est persuadée que notre histoire a encore une chance…
Gaby - Et toi ?
Louis - La seule chance qu’ait encore notre histoire, c’est le divorce !
Gaby - Et tu comptes la recevoir comme ça ? Au sol ?!
Louis - Ah mais non ! Je ne la reçois pas ! Débrouille-toi avec elle !
Gaby - Tu charries, là !…
Louis (suppliant) - S’il te plaît !
On entend la voix de Michelle, dans l’antichambre.
Michelle (off) - Louis !
Louis (en panique) - Elle est là !!
Il se réfugie sous le bureau de Gaby, qui n’a pas le temps de protester, car Michelle vient d’entrer dans la pièce. Gaby prend une posture très digne.
Michelle...