I. Départ
Le train est à quai. 20 h 26. Ils sont dans le couloir. Ils vont s’installer dans le compartiment. Ils se parlent, duos dialogués, ils ne s’écoutent jamais.
1. La veuve et la voleuse
La veuve. Mon mari — je le connais cela fait trente-trois ans — c’est bien simple, il a pris un kilo par an
La voleuse. Trente-trois ans — c’est l’âge du Christ
La veuve. Je l’ai connu, il était comme ça — je vous dis comme ça. L’ombre d’une ombre, un mât lointain planté sur le toit tranquille de la mer
La voleuse. Trente-trois ans c’est si court mais quelle histoire (quelle existence, on ne peut pas dire) — on peut vivre plus longtemps tout en existant beaucoup moins
La veuve. Il était comme ça — il était ça — rien, on peut dire rien — je pourrais dire ça, rien — personne. Il est devenu quelqu’un. Ça nous a pris trente-trois ans et un kilo par an mais il est devenu quelqu’un
La voleuse. Jean — cela dit Jean — je devrais dire l’apôtre Jean — saint Jean — l’apôtre évangéliste saint Jean — attend cinquante ans — il attend cinquante ans avant de rédiger son évangile selon saint Jean
La veuve. Trente-trois ans mais quelqu’un et pas n’importe lequel — un de ceux qui comptent (j’en ai fait mon affaire) qui importent — qui ne pèsent pas rien dans la balance du petit monde de la finance (rond, peut-être un peu rond mais qui en impose quand il y a tant de gros qui ne sont que gros)
La voleuse. À soixante-dix ans il s’installe en Turquie (je parle de saint Jean, l’apôtre évangéliste), il écrit l’Apocalypse (laisse ça au monde, l’Apocalypse, ce n’est pas rien, laisser ça au monde) et hop, fini la comédie
La veuve. Trente-trois ans à répéter Venise — il disait ça — Venise. Son rêve. Trente-trois ans à
répéter ça (Venise–Venise). Trente-trois ans après je l’emmène, nous partons voilà nous sommes partis — on ne viendra pas me dire que je ne fais pas attention à lui — qu’on ne vienne pas me dire, que personne ne vienne me dire (je voudrais bien voir ça) — que je ne fais pas — que je n’ai pas fait attention à lui
2. La Vénitienne et la mère
La Vénitienne. Je suis vénitienne. Je suis de
Venise. Je suis des environs de Venise. Je retourne en Vénétie (je suis de là-bas)
La mère. Cette confusion (comment dire). Le train toujours ainsi (voilà) mais c’est le quai pourtant qui semble toujours (vous voyez)
La Vénitienne. J’ai froid. Je ne suis pas d’ici.
Je suis de là-bas. Je suis Italienne. Je rentre chez moi dans le sud de l’Europe, le nord de l’Italie, au centre de tout. Je dis qu’il fait froid chez vous
La mère. C’est le train qui donc voilà (c’est indiscutable) mais c’est le quai qui semble (peu importe)
La Vénitienne. J’ai de la famille en région
parisienne. J’ai des attaches (on dit ça n’est-ce pas des attaches). Je connais du monde à Viry-Châtillon. J’ai froid. J’ai de la glace sur les mains (des gants de glace, mes mains)
La mère. Les enfants parfois — ce dont ils sont capables — les surprises (les audaces) et le pire aussi (parfois le pire) ils peuvent ça mais des surprises aussi — des cadeaux
La Vénitienne. J’ai les yeux grands ouverts (je suis Italienne). J’ai les yeux grands ouverts. J’ouvre les yeux sur le temps, je le regarde en face (je regarde en face le temps qui passe, je n’ai pas peur)
La mère. Celui-là (le plus grand) parfois les enfants (parfois non mais parfois) Venise, un aller-
retour pour sa mère (alors qu’un joli petit sac) un petit geste, un petit sac. Une idée du plus grand — pour sa maman — le joli caveau (cadeau, je veux dire, le joli cadeau)
La Vénitienne. J’arrive là (je connais du monde à Viry-Châtillon) je suis invitée, je suis là, je suis la demi-sœur d’Italie, je suis la Vénitienne, la marraine italienne de l’enfant nouveau-né
La mère. Ce n’est pas à contrecœur, ce serait trop — ce doit être joli Venise (mais un joli petit sac)
La Vénitienne. J’ai vu qu’on ne me voyait pas — j’ai entendu qu’on ne m’écoutait pas (il n’y en avait que pour lui)
La mère. Qu’elle est belle cette nuit qui tombe
(il y a là — on dirait — comme des griffures d’orange)
La Vénitienne. Je l’aurais étripé l’enfant
nouveau-né — le petit soleil du printemps fleuri de Viry-Châtillon — je suis arrivée, j’étais là, je n’étais personne, je n’étais plus personne (une vie à Venise pour en arriver là à Viry). Je me suis tirée de là, je suis repartie et vite fait
La mère. C’est pourtant si simple de faire plaisir pourquoi ne pas faire simple (un joli petit sac)
3. La jeune fille et l’adolescent
La jeune fille. Il dit — me dit — je serai là (je serai là, dit-il). Et je crois ce qu’il dit (ce qu’il me dit) je le crois quand il dit (me dit) je serai là
L’adolescent. Le bord d’un gouffre (juste au-
dessus) et à mes pieds les nuages — une mer de nuages, le vertige (quand on est comme gagné par le vide tout autour) — c’est difficile à dire
La jeune fille. Je le crois. J’y crois. Je crois ce qu’il me dit et je l’attends (je l’attends). Je l’attends et je crois de moins en moins ce qu’il a dit — m’a dit — et je finis par ne plus croire et ne plus attendre
L’adolescent. Les mots, avant de les dire, même vertige — même mer de nuages (passer au travers et s’écraser en bas) une chute libre et les bras qui font comme ça (comme ça)
La jeune fille. Je le crois et puis plus. D’abord il y a la rage (d’abord). Et la colère. Et le froid (j’ai froid). Et je m’en fous, le moment où je m’en fous (mais beaucoup plus tard)
L’adolescent. Les mots dans la bouche comme le mouvement des bras dans le vide (inutile, c’est inutile, mais là rien à faire, c’est comme ça). Tout contrôle perdu sur la phrase (alors que déjà le choix du mot et le son et la voix et l’air qui ne passe pas, déjà — alors le moindre mouvement je ne vous dis pas)
La jeune fille. Il me dit je t’emmène (ma petite poupée me dit-il toujours, encore aujourd’hui ça m’agace). Ma petite poupée ma petite fille je t’emmène (me dit-il) je serai là. Ce qui est là et que j’emmène ce sont les promesses d’un père que je vais lui aiguiser comme des clous qui lui clouteront sa tombe de père quand j’aurai fini d’en faire le deuil de son vivant (ça je vais bien en profiter de mes deux jours à Venise)
L’adolescent. Les mots déjà bon (quelle panique) mais le moindre geste le moindre mouvement (si je vous dis qu’il y a deux jours j’ai pris un petit garçon comme ça dans mes bras, un petit garçon qui passait dans la rue je l’ai pris dans mes bras)
4. Le contrôleur et la voleuse
Le contrôleur. J’ai quitté ma femme à cause d’un mot
La voleuse. Vous êtes si pâle. Cette peau (du lait craquelé), vous êtes du Nord
Le contrôleur. Je ne dis pas que j’ai bien fait.
Je ne dis pas que j’ai mal fait. Je dis ce que j’ai fait
La voleuse. Le marbre de la tombe de Greta Garbo dans le cimetière enneigé de Stockholm (si vous me permettez cette fantaisie)
Le contrôleur. Ce que j’ai fait après quatorze ans d’un mariage aux accidents nombreux (tortures familiales, trahisons, résignations) ce que j’ai fait (je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal) c’est la quitter à cause d’un mot
La voleuse. Quelque chose (je ne saurais dire quoi) quelque chose irrésistiblement me trouble (je ne saurais dire pourquoi) dans la pâleur masculine
Le contrôleur. Elle a dit calenture. Seulement ce mot. Et à ce mot par elle dit, ce mot prononcé de calenture, j’ai répondu je pars (et je suis parti)
La voleuse. Certains hommes en uniforme des tableaux d’Édouard Mounch (je devrais dire Munk, nous devrions dire Edvard Munk) portent cette blancheur malade (la vie qui s’en va) sur des visages que supporte l’autorité d’un costume militaire ou policier (une autorité défaillante probablement). Mais j’espère que vous n’êtes pas malade
Le contrôleur. Elle décrit (dévoile) son sentiment (son état) amoureux — c’est ce que je comprends — et prononce ce mot de calenture (mon amour je dirais devenu comme une calenture, dit-elle). Elle appuie sans équivoque sur ce mot choisi de calenture pour dire son état amoureux
La voleuse. Vous n’êtes pas malade j’espère. Cela dit je m’en fous je suis d’une exceptionnelle résistance à tout
Le contrôleur. Elle accentue le mot (calenture) et je comprends à qui j’ai affaire
La voleuse. Quelque chose (l’autorité) irrésistiblement me trouble dans le port de l’uniforme masculin
Le contrôleur. Sciemment (je veux dire en connaissance de cause) elle emploie un terme inconnu de moi (comme pour me remettre à ma place). Elle utilise un mot que je ne connais pas. Un poignard qu’elle me plante dans la tête
II. Confidences
Ils sont assis. Départ du train Paris-Venise. Monologues dits intérieurs. Regards vers le dehors, buée sur les vitres, et sortes de pensées et rêveries murmurées.
La voleuse. Les lignes — peut-être — la rectitude du pli, sa rigueur, la discipline de l’alignement des ornements, la régularité, la cohérence des couleurs. Les signes — peut-être — d’une exactitude, d’une rigueur, d’une discipline dans l’acharnement à se tenir droit, déterminé (comme déterminé) et supérieur, la cohérence d’un regard détaché de tout
objet, comme rivé à jamais sur la cible fixée : la maîtrise de la situation. Quelque chose (je ne saurais dire quoi) irrésistiblement me trouble...