Purée d’avocats !

Fabien Grangeon, fringant avocat un brin cynique, a invité à dîner l’austère bâtonnier Auguste Dubreuil, à qui il espère bien succéder.
Tout sera parfait pour cette soirée cruciale. Tout ?… Pas si sûr !
Comme dans tout vaudeville qui se respecte, les portes s’ouvrent et se ferment allègrement, laissant apparaître des personnages détonants, et des visites inattendues !
Entre Constance, l’épouse distraite, Suzette, la bonne trop familière, Lola, la maîtresse qui ne devait pas être là, Patrick, le primeur aux blagues lourdingues et Jean-Philippe, électricien et brute épaisse, il sera bien difficile pour Fabien de garder la tête froide !




Purée d'avocats !

Acte I

Scène 1

Suzette, Fabien

Bruit de clés. Suzette arrive dans la maison. Mal fagotée, elle porte un ciré ou ce qui y ressemble…

Suzette, en chantonnant, enlève langoureusement un à un les boutons de son ciré. – « Déshabillez-moi, oui mais tout de suite, oui mais très très vite ! Sachez me désirer, m’embrasser, me retourner… (Au public.) Et vous : déshabillez-vous ! » (Elle ouvre le placard, y range son ciré, en sort une blouse, l’enfile et se regarde dans le miroir fixé sur le mur. Apparemment peu satisfaite de sa nouvelle tenue, elle retourne vers le placard, en sort une autre blouse qu’elle met à la place de la première. Elle se regarde à nouveau dans le miroir et semble cette fois-ci satisfaite du résultat. Elle sort du placard un balai et une pelle. Elle se sert du balai comme micro et commence à pousser la chansonnette sur l’air de Mademoiselle chante le blues.) « Mademoiselle change de blouse ! Elle a une grosse pelle dans les doigts et elle nettoie… Mademoiselle change de blouse ! » (Elle donne un rapide coup de balai et met la poussière sous le tapis.) Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ! (Elle s’assoit sur le canapé, pose les pieds sur la table basse et commence à feuilleter un magazine féminin, qu’elle a trouvé dans le porte-revues.) Passons aux choses sérieuses… Voyons voir… (Lisant.)
« Je n’ai pas fait l’amour depuis un mois : est-ce grave ? » Non mais de quoi elle se plaint celle-là ? J’vous jure ! (Lisant à nouveau.) « Mon mari me trompe avec notre femme de ménage. » Ouais, ben faudra me donner l’adresse ! (Se relevant.) Allez, Suzette ! Se cultiver, c’est bien, mais faute d’un mari, y a le boulot qui te tend les bras ! (Elle range le balai et la pelle puis sort un aspirateur du placard, qu’elle essaie de brancher, en vain : il ne fonctionne pas, malgré plusieurs tentatives. Elle branche une lampe sur la même prise de courant : constat d’échec identique. Elle souffle.) Ça, c’est pas de veine ! Pour une fois que j’aspirais à bosser ! On fait vraiment rien pour favoriser le travail, dans ce pays !

Elle ouvre la porte qui conduit à la cave et en descend les marches.

Suzette, off, sur l’air de Je n’aurai pas le temps. – « Même en chantant, je n’ai pas de courant, pas de courant ! »

Fabien, très élégant, descend l’escalier qui conduit aux chambres. Il constate la présence de l’aspirateur et jette un œil rapide en cuisine.

Fabien. – Où est-elle passée ? D’habitude, on la voit et on l’entend de loin !

Fabien gagne le parc.

Retour de Suzette. Elle cherche un annuaire, qu’elle finit par trouver, et le consulte.

Suzette. – Faut vraiment tout faire dans cette baraque ! Heureusement que je sais doser mes efforts… Question de survie. Alors… (Tournant les pages de l’annuaire.) Élagage… (Elle se passe la main sur les jambes et sous une aisselle.) Non, c’est bon : le débroussaillage peut attendre, c’est pas encore la forêt vierge… Ah ! voilà : électriciens… (Elle compose un numéro.) Allô ! Bonjour, madame… Non, monsieur ? Ah ! vous êtes sûr de vous ? J’aurais pourtant cru… Enfin, ça vous regarde… Ce serait pour une prise qui dysfonctionne… Vous n’avez pas le temps ? Ben faut le prendre, mon vieux !… Allô ! Allô !… Il a raccroché, le mufle ! C’est pas parce qu’on est imbécile qu’il faut être impoli, non mais quel crétin ! Moi, je dis toujours : si t’es bête ou moche, sois au moins poli ! Ça compense pas, mais ça peut aider ! (Ayant repris l’annuaire.) Au suivant !… Allô !… Ouais, c’est pour une prise qui déconne… Non, non, ça n’a pas disjoncté. Je viens de vérifier sur le tableau électrique… Mon adresse ? Ben vous êtes un rapide, vous, dites donc !… C’est au 53, rue Lamartine… Lamartine, en un mot… Oui, comme le peintre. C’est quand même beau la culture quand elle est partagée !… Vous n’êtes pas loin ? Ce serait super, comme dit mon garagiste… Dans combien de temps ?… Parfait, je serai à vous ! Façon de parler, naturellement. (Elle raccroche.) Ben voilà une bonne chose de faite, ou une chose faite par la bonne, au choix. C’est comme les hommes : faut persévérer… Remarquez, moi, ça fait bientôt quarante ans que je persévère ! (À un homme du public.) Dites, vous ne seriez pas libre d’ici une heure et demie ? (Elle va ranger l’aspirateur dans le placard et en sort un plumeau. Elle chantonne sur l’air de J’aurais voulu être un artiste.) « J’aurais voulu brancher l’aspirateur, pour pouvoir nettoyer le tapis ! J’aurais voulu être en sueur, pour une fois dans ma vie ! »

Scène 2

Suzette, Constance

Constance descend à son tour l’escalier qui conduit aux chambres ; amusée, elle écoute chantonner Suzette, qui ne l’a pas vue.

Constance, toussotant. – Hum, hum…

Suzette. – Madame Grangeon ! Vous étiez là ?

Constance, amusée. – Je profitais du… récital.

Suzette. – C’était offert par la maison.

Constance. – C’est gentil.

Suzette. – Ça vous a plu ?

Constance. – Vous voulez mon avis ?

Suzette, déçue, mais sans plus. – Non, ça ira.

Constance. – Désolée, mais pour la musique comme pour les hommes, la variété n’a jamais été mon truc.

Suzette, arborant le plumeau, chantonnant à nouveau. – « Mon truc en plumes, plumes de… »

Constance. – Au risque de vous décevoir, je préfère de loin l’opéra.

Suzette. – Moi, l’opéra, c’est de loin, même de très loin… Et, entre nous, je serais plus apéro qu’opéra.

Constance, amusée. – C’est étonnant.

Suzette. – Comme dit ma cousine Françoise : un petit apéro, ça vaut bien un grand opéra. Et l’avantage, c’est qu’on peut s’en taper plusieurs dans la même journée… Je vous en ai déjà parlé, de ma cousine Françoise ?

Constance. – Je n’en ai pas souvenance.

Suzette. – Oh ! elle a pas inventé la poudre… Comme son époux Gérard, d’ailleurs !

Constance, un sourire aux lèvres. – Ce n’est donc pas un couple explosif.

Suzette. – On s’est comprises.

Constance. – La semaine dernière, figurez-vous qu’avec Fabien, nous avons assisté à un concert d’une qualité exceptionnelle, je ne vous dis que cela !

Suzette. – Ça me suffira.

Constance, sur sa lancée. – Nous avons eu droit à une berceuse de Fauré. Vous connaissez ?

Suzette. – Ma foi… Moi, l’autre jour, c’est le foret de la perceuse de mon voisin auquel j’ai eu droit.

Constance. – Le clou du spectacle a été le ballet sur une symphonie en sol.

Suzette. – C’est sûr que le balai, c’est fait pour les sols. Sauf quand le manche est usé et qu’il perd ses poils… Un peu comme Gérard, d’après ce qu’en dit ma cousine.

Constance. – En tout cas, je constate que vous n’avez pas perdu votre esprit d’à-propos.

Suzette. – Ça, c’est comme mes kilos en trop : pour les perdre, c’est pas gagné.

Constance. – Nous causons, là…

Suzette. – Surtout vous.

Constance. – … et je ne voudrais pas vous mettre en retard pour votre travail.

Suzette. – Oh ! ça ne me chagrinerait pas plus que ça !

Constance. – Sans doute, mais ce serait bien malvenu aujourd’hui.

Suzette. – C’est vrai qu’avec le brigadier et tout et tout…

Constance, corrigeant. – Le bâtonnier ! Le bâtonnier !

Suzette, prenant un air snob. – C’est cela, oui.

Constance. – Bâtonnier et, qui plus est, avocat à la cour d’appel.

Suzette, soupirant. – Pour lui c’est la cour d’appel, alors que pour moi c’est la pelle dans la cour !… Et quand il se tient à la barre, moi, je me tiens au bar… Ou c’est le bar qui me tient… On n’est pas du même monde, ma bonne dame !

Constance. – Maître Dubreuil est aussi un homme connu pour son sérieux. Fabien m’a dit qu’il lui arrivait de passer des nuits dans son cabinet.

Suzette. – Moi, la semaine dernière, j’ai passé une nuit sur les cabinets à cause d’une choucroute pas fraîche.

Constance, amusée. – Quelle complémentarité, dites donc ! Maître Dubreuil fait dans le gars strict et vous dans le gastrique !

Suzette, haussant les épaules. – On fait avec ce qu’on a.

Constance. – Vous le savez : Fabien accorde une grande importance à cette visite… Trop, d’ailleurs, à mon goût. Mais bon, vous connaissez les hommes…

Suzette, fataliste. – Ben non, pas trop, hélas !

Constance. – Les hommes et leurs ambitions… Fabien s’est mis en tête d’être le prochain bâtonnier.

Suzette. – Être caniche à la place du caniche, quoi !

Constance. – Voilà, vous avez tout compris.

Suzette, rigolant. – Tout tout compris… « Tout tout » : j’dis ça par rapport au caniche !

Constance. – Oui, oui…

Suzette, pouffant. – « Ouah ! ouah ! » plutôt.

Constance. – Et vous pensez vous en sortir ?

Suzette, rigolant à nouveau. – Je vais me donner un mal de chien !

Constance, rigolant à son tour. – Décidément, vous avez trouvé une niche !

Suzette. – Si vous vous y mettez vous aussi…

Constance, directive mais sans excès. – Vous, vous devriez plutôt vous mettre au travail.

Suzette. – Quand j’y pense… Heureusement que je vais être secondée !

Constance. – Ah oui ! C’est vrai… Par une personne de qualité, n’est-ce pas ?

Suzette. – J’espère bien ! En fait, je ne la connais pas personnellement, je sais juste qu’elle s’appelle Julie. Elle m’a été recommandée par Gérard, le mari de ma cousine.

Constance. – C’est tout dire !

Suzette. – Elle devrait bientôt se pointer. Je vous parle de la serveuse, pas de ma cousine.

Constance. – Merci de la précision.

Suzette. – Pour ma cousine, ce serait compliqué : elle est en cure, en ce moment.

Constance. – Tiens donc !

Suzette. – Pour ses jambes ! Figurez-vous qu’elle a des problèmes de circulation. Pour l’épouse d’un gendarme, avouez que c’est le comble !

Constance. – J’en conviens.

Suzette. – Pour revenir à notre affaire, ma cousine m’a assuré que la fille qui doit venir avait l’habitude de faire des extras en tant que serveuse et qu’elle était très sérieuse, ce qui ne sera pas pour vous déplaire.

Constance. – C’est vrai.

Suzette. – Et très mignonne aussi, à ce qu’il paraît, ce qui ne sera pas pour déplaire à votre mari.

Constance. – Hum…

Suzette. – Quand on parle du loup, on en voit la queue…

Scène 3

Les mêmes, Fabien

Retour de Fabien.

Fabien. – Ah !… Bonjour, Suzette.

Suzette. – Bonjour.

Fabien. – Fidèle au poste, à ce que je vois.

Suzette, chantonnant. – « Fidèle, je suis restée fidèle ! »

Fabien, faux. – Toujours votre sens inné de la mélodie…

Suzette. – Enfin une oreille complaisante !

Constance. – Compatissante, plutôt.

Fabien, à Suzette. – Je vous cherchais vainement : une vraie anguille !

Suzette. – D’habitude, je fais plutôt dans le thon.

Constance. – Hum… Suzette et moi faisions le point sur l’organisation de la soirée.

Fabien. – J’allais justement vous en parler.

Suzette. – Les grands esprits finissent toujours par se rencontrer !

Fabien. – Mais ils prennent vite des chemins différents.

Suzette. – Pour votre réception avec le braconnier…

Constance, rectifiant à nouveau. – Le bâtonnier ! Le bâtonnier !

Suzette. – Oui, avec lui aussi. Décidément, on va finir par être nombreux à votre petite sauterie ! Bon, avec l’un ou l’autre, faut pas vous mettre le Marcel par la tête.

Constance, rectifiant. – Vous voulez dire se mettre martel en tête ?

Fabien. – Martel, avec un « t ».

Suzette. – Moi, j’sais pas vous, mais le thé, je le digère mal… Et puis, Marcel, j’aime bien comme prénom… Jeune, j’en ai connu un… Un vrai séducteur, le gazier ! Les seules choses qu’il ait pas draguées, c’est les fonds marins… et moi. Bon, pour revenir à notre soirée, enfin à la vôtre plutôt, je répète qu’il faut pas se prendre le chou.

Constance, à Fabien. – Tu entends ?

Suzette. – Ça me fait penser qu’en revanche, faudra pas que j’oublie de prendre les choux. C’est le dessert que j’ai choisi. Je dois aller le chercher à la pâtisserie du coin.

Constance. – Pour le menu, vous savez que vous avez carte blanche.

Fabien, embrayant. – Et surtout ma carte bleue.

Suzette, à Fabien. – Pour l’entrée, j’ai pensé à vous.

Fabien. – Délicate attention.

Suzette. – Oui, j’ai prévu des avocats.

Constance. – C’est effectivement de circonstance.

Suzette. – Mais attention : j’ai demandé à ce qu’on me livre des avocats haut de gamme.

Fabien. – Ça me va.

Suzette. – Frais, avec la peau dure mais le cœur tendre.

Fabien. – C’est tout moi.

Suzette. – Et bien riches en graisse.

Fabien. – Ah ?

Suzette. – Le primeur doit les livrer ici sous peu.

Constance, qui s’est assise sur le canapé. – Et pour le plat principal ?

Suzette, la regardant. – Une pintade farcie sur canapé.

Fabien. – C’est… original.

Suzette. – Le charcutier me l’a préparée.

Fabien. – Et vous allez pouvoir...

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