On entend le début du deuxième mouvement de la sonate en do majeur de Mozart.
Lumière. La fille entre. Elle se dirige lentement vers un banc.
LA FILLE
Il me plaît celui-ci. Il est beau, il n’est pas abîmé. Il a été repeint récemment.
Sent-il encore la peinture ? Non, il ne sent plus la peinture.
Il a du pleuvoir depuis, plusieurs fois.
C’est toi que j’ai choisi ce soir. J’espère que je te conviens.
Tu m’attendais ! Nos trajectoires devaient se croiser. Le destin nous réunit pour une nuit.
Pour les autres, tu es une chose inerte posée ici, sur cette place.
Moi, je t’ai remarqué.
Il m’arrive parfois d’aller au marché aux puces, à la rencontre d’un objet.
Sera-t-il exposé à la vue de tous ou bien faudra-t-il le dénicher au fond d’un vieux cageot ?
Je ne le sais pas mais chacun de mes sens est en éveil, prêt à vivre le moment intense de la découverte.
Elle sort une couverture d’un grand sac.
Je m’allonge sur toi. Tu es doux. Si confortable !
Nous serons blottis l’un contre l’autre, toute la nuit.
J’ai tant marché aujourd’hui. Je suis fatiguée. Bonne nuit.
On entend un train dans le lointain, un chien qui aboie, un cri.
L’assassin entre, s’approche du banc, se penche sur la fille, siffle.
LA FILLE
Pourquoi m’avez-vous réveillée ?
L’ASSASSIN
Je ne voulais pas vous tuer pendant votre sommeil.
LA FILLE
Me tuer ! Quelle drôle d’idée !
L’ASSASSIN
C’est mon métier.
LA FILLE
Votre métier c’est de tuer les gens ?
L’ASSASSIN
Oui.
LA FILLE
Avez-vous reçu une formation ? Possédez-vous quelque diplôme ?
L’ASSASSIN
Non. Je me suis fait tout seul. C’est une vocation.
LA FILLE
Voyez-vous ça ! Quand s’est elle affirmée cette vocation ?
L’ASSASSIN
Très tôt !
Je me souviens de la première fois. Je me rappelle ce jardin d’enfant.
Je jouais avec un nouveau camarade, un garçon maigre aux yeux bleus.
Nous venions de nous rencontrer.
Nous étions instantanément devenus complices comme savent le faire les enfants à cet âge.
Il a voulu me montrer qu’il savait glisser mieux que moi le long du toboggan géant.
Je n’ai pas supporté son arrogance.
Moi aussi je savais mais il arrivait toujours en haut de l’échelle le premier.
A un moment cependant, je l’ai rejoins.
Il se tenait debout, en équilibre instable, juste avant de s’asseoir pour se laisser emporter.
Je l’ai poussé de toutes mes forces. J’ai entendu le bruit sourd de son corps
se brisant sur le gravier, puis aussitôt des cris tout autour.
« Mon Dieu ! Que se passe-t-il ? Il a glissé. Mon chéri, mon chéri !
Tu t’es fait mal ?
Il ne bouge plus ! Au secours ! Aidez-moi ! Faites quelque chose.
Appelez un médecin. Il ne bouge plus ! ».
Il était mort. Je suis redescendu. On me saisit par la main.
« Viens. Rentrons à la maison ».
Personne n’avait deviné mon geste. Une vieille dame assise sur un banc me sourit.
Elle était en train de tricoter un gant. Un gant noir et jaune. Elle avait compris.
Il y avait tant d’amour dans ses yeux. Voilà, vous savez tout.
LA FILLE
Ce fut donc là le début de votre vie, riche en rebondissements, je suppose ?
L’ASSASSIN
Oui. A chaque fois c’est une nouvelle aventure.
LA FILLE
Ainsi je suis votre prochaine aventure ?
L’ASSASSIN
Non.
LA FILLE
Vous envisagiez de me tuer il y a cinq minutes !
L’ASSASSIN
Je vous tuerai, mais vous n’êtes pas ma prochaine aventure.
LA FILLE
Quel dommage !
L’ASSASSIN
Vous vous moquez de moi ?
LA FILLE
Non, non.
L’ASSASSIN
Je viens de tuer !
Je viens de tuer, vous dis-je. Comme je pourrais vous tuer maintenant.
Je vous caresserais le cou, lentement, d’une main. Vous commenceriez à frémir de plaisir.
Alanguie, vous vous abandonneriez au souffle de mes doigts.
Vos yeux mi-clos et vos lèvres humides appelleraient ma bouche… ou la mort.
Mon autre main remonterait avec précaution de votre poitrine à votre nuque puis
mes deux pouces se rejoindraient au bas de votre gorge.
Je serrerais faiblement d’abord puis de plus en plus fort jusqu’au moment où je lirais la surprise et l’effroi sur votre visage.
Vous avez peur maintenant !
LA FILLE
Non.
L’ASSASSIN
Vous ne me croyez pas ?
LA FILLE
Si. Je vous crois.
L’ASSASSIN
Puisque je vous dis que je viens de tuer !
LA FILLE
Elle se met à chantonner.
« La, la, la, la, la, la…
Là-bas, au pays des amandiers en fleurs
Vit mon Prince Charmant.
Je l’appelle avec mes rires et mes pleurs.
Un jour il sera mon amant ».
Tiens, voilà le facteur ! Bonsoir monsieur le facteur.
LE FACTEUR
Bonsoir mademoiselle.
LA FILLE
Non. Pas mademoiselle. Madame. Je vous présente mon mari.
L’ASSASSIN
Ne faites pas attention, elle est folle.
LA FILLE
C’est vous qui êtes fou. Vous caressez le projet de me tuer.
L’ASSASSIN
Je ne suis pas un fou. Je suis un assassin !
LE FACTEUR
Un assassin !
L’ASSASSIN
Oui. Un a – ssa - ssin !
LA FILLE
Dites lui que vous avez peur.
La fille prend une lettre dans la sacoche du facteur.
Quel bonheur ! Une lettre pour moi.
LE FACTEUR
Eh bien oui ! Je vous trouve des yeux bizarres à tous les deux.
Qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vus dans le quartier.
Rendez moi cette lettre.
LA FILLE
D’abord… on ne distribue pas du courrier en pleine nuit. C’est louche.
L’ASSASSIN
C’est vrai ça ! C’est louche. Très louche ! Que faites vous ici au milieu de la nuit ?
LE FACTEUR
Je fais des heures supplémentaires. C’est mon droit non ?
Je ne suis pas un vagabond moi ! Je ne vis pas de l’air du temps et de la charité des passants.
J’ai une maison à payer, une femme, des marmots.
Ca revient cher tout ça ! Qu’est-ce que vous croyez ?
Entre les traites, l’école, la bouffe, car ça mange tout ce monde là, mon salaire ne me suffit plus. Je suis obligé d’effectuer des heures supplémentaires !
J’ai demandé une autorisation à mon supérieur hiérarchique qui a déposé un dossier auprès de son supérieur hiérarchique qui a sollicité un rendez-vous du responsable régional qui lui même en a référé au ministre de tutelle.
Ma demande était justifiée. Il ne manquait aucune pièce au dossier.
J’ai donc obtenu mon autorisation au bout de trois mois et dix-neuf jours.
L’ASSASSIN
Montrez-la moi.
LE FACTEUR
Je n’ai aucune raison de vous la montrer.
LA FILLE
Petit coquin, votre nez s’allonge. Vous mentez.
L’ASSASSIN
Oui, votre nez s’allonge. Vous mentez !
Montrez la moi ou je vais vous soupçonner de me mentir.
LE FACTEUR
Qu’est ce que c’est que ces débiles ?
Bon, c’est pas que je m’ennuie avec vous, mais je dois continuer ma tournée.
L’assassin le menace avec un couteau. La fille s’allonge sur le banc et se couvre.
L’ASSASSIN
Je veux voir ton autorisation.
LE FACTEUR
Je ne l’ai pas sur moi.
LA FILLE
Vous nous avez raconté des bobards.
L’ASSASSIN
Tu sais, je déteste que l’on me nargue.
LE FACTEUR
Arrêtez ! Que faites-vous ?
Je vais aller la chercher. Je vous la rapporte.
L’ASSASSIN
Tu y tiens à ta peau ? Tu l’as vu ta peau, ta vieille peau ?
Quel âge as-tu ? 48, 50, 55, 60 ? Peu importe.
C’était ta dernière tournée. Ce soir tu ne rentreras pas chez toi.
Tu es sorti pour venir à ma rencontre.
Tu savais que ça devait s’arrêter un jour. C’est pour tout de suite.
Tu vas être délivré. Ferme les yeux. Respire.
Dans cinq secondes. 5…4…
LE FACTEUR
Vous êtes fou, vous êtes fou ! Au secours… au secours… à l’assassin !
L’ASSASSIN
3… 2… 1… 0.
Il lui enfonce son couteau dans le ventre.
LE FACTEUR
Au secours, au sec… (Il meurt dans les bras de l’assassin).
L’ASSASSIN
Réveillez-vous, réveillez-vous.
LA FILLE
Que voulez-vous encore ?
L’ASSASSIN
Je l’ai tué.
LA FILLE
Le facteur ?
L’ASSASSIN
Oui. Le facteur. Il n’attendait plus rien de la vie.
LA FILLE
C’est ce que vous supposez ! Il avait une femme, des enfants, une maison à payer.
L’ASSASSIN
Il s’est moqué de moi.
LA FILLE
A cause de l’autorisation ? Ce n’est pas une raison suffisante.
Si tous les facteurs qui oublient leur autorisation devaient être trucidés, où irions nous ?
L’ASSASSIN
Vous l’avez constaté vous-même ? Il nous a menti !
LA FILLE
A mon avis il était de bonne foi.
L’ASSASSIN
En tout cas, ça ne l’a pas empêché de mourir.
LA FILLE
J’aimerais dormir cette fois.
L’ASSASSIN
Attendez. Nous allons le transporter.
LA FILLE
Où ça ?
L’ASSASSIN
Là-bas, plus loin. On ne peut pas le laisser ici au milieu.
LA FILLE
Ne comptez pas sur moi. Débrouillez-vous. Ce n’est pas moi qui l’ai tué.
L’ASSASSIN
Vous ne m’avez pas retenu.
LA FILLE
Je dormais. Et puis vous êtes assez grand pour prendre vos responsabilités.
L’ASSASSIN
Je ne veux plus le voir.
LA FILLE
Il vous effraye ?
L’ASSASSIN
Non, il ne m’effraie pas ! Aidez-moi à le changer de place.
LA FILLE
Ce n’est pas possible. D’autant moins possible que nous sommes lundi.
L’ASSASSIN
Et alors ?
LA FILLE
Vous ne connaissez pas le proverbe espagnol ?
L’ASSASSIN
Quel proverbe ?
LA FILLE
«Qui touche un mort le lundi ne verra pas mardi».
Moi je veux voir mardi… mercredi, jeudi et tous les autres jours jusqu’à la fin des temps.
Vous n’allez tout de même pas contrarier mes projets.
L’ASSASSIN
Vous délirez. Vous êtes cinglée. Ce proverbe n’existe pas.
LA FILLE
Vous avez gagné. Je n’ai jamais su mentir.
L’ASSASSIN
Prenez le sous les bras.
LA FILLE
J’espère qu’après vous me laisserez dormir tranquille. Je dois me lever tôt demain matin.
Très tôt.
L’ASSASSIN
Pourquoi ?
LA FILLE
Parce que j’ai plusieurs rendez-vous.
L’ASSASSIN
Posons le là-bas, derrière la palissade.
Ils posent le corps puis s’installent pour dormir. On entend quelques bruits dans le lointain.
Avant qu’ils ne s’arrêtent complètement, la voix de la prostituée résonne en coulisse.
LA PROSTITUEE
Oh ben, va donc… traine-savates !
Quand on n’a pas un sou on s’prive ! Le plaisir ça s’paye !
Huit euros soixante quinze ! Huit euros soixante quinze !
Non mais ! Qu’est-ce qu’y veut que j’lui fasse pour huit euros soixante quinze ?
J’vous jure, y’a d’quoi d’venir chèvre. Ca s’met à marchander maintenant.
On aura tout vu !
Elle entre
Bonsoir m’sieurs dames.
Bonsoir m’sieurs dames. Ma parole y sont sourdingues.
Vous êtes sourdingues ? Bon c’est pas grave
Elle s’asseoit au bout d’un banc.
De toute façon, j’suis philosophe. J’prends la vie comme elle vient.
Quand ça vient, ça vient. Quand ça vient pas… ça vient pas.
Elle commence à se démaquiller.
C’est c’que m’disait madame Paula, dans le temps :
«Ma p’tite, vous, vous avez une nature nature. Faut surtout pas changer».
Eh ben, j’ai pas changé !
Madame Paula ! C’est qu’elle en avait un grand cœur !
Quand elle a ouvert sa maison close pour handicapés, à Lyon, à la Croix Rousse, personne n’y croyait. Elle a tenu bon et ça a marché.
Ils venaient tous du fin fond des campagnes pour se faire faire une petite gâterie chez Madame Paula.
J’en ai vu de toutes les formes. On avait chacune notre spécialité.
La Suzanne, c’était les manchots. La Nini, parce qu’elle avait vu Tarass Boulba au cinéma, elle avait choisi les mongoliens. La petite Choupette, c’était les culs-de-jatte.
La grande Mireille, elle s’était réservé les géants. Dès qu’y en avait un qui faisait deux mètres, c’était pour sa pomme. Faut dire qu’elle allait bien avec eux, elle mesurait un mètre quatre vingt six.
La Jeanine, c’était les sourds et les sourds-muets.
Moi, madame Paula m’avait conseillé les aveugles. Pas parce que j’étais laide à voir, au contraire.
Parce que j’avais de l’i – ma- gi – na – tion !
A chaque fois que j’avais un nouveau client, je lui demandais :
« Comment tu m’imagines ? ».
Et je devenais celle qu’il avait envie que je sois.
« Hum… viens plus près que je m’enivre de ton odeur. Vanille ! C’est ça.
Ta peau embaume la vanille.
Ne serais-tu pas Ira la brésilienne ? Chut. Ne dis rien.
Je t’ai retrouvé, Ira ma chérie. Je n’ai jamais oublié cette nuit de septembre à Belem.
Que fais-tu ici ? ».
Pendant que ses mains tremblantes m’attiraient contre lui, je lui décrivais tous les chemins qui m’avaient menée de mon Brésil natal jusque chez madame Paula, « Montée de la Grande Côte ».
Avant de repartir, tout ému, il déposait sur ma table de nuit un gros tas de billets.
J’ai été geisha aussi pour monsieur André. Je me suis appelée Hiroko pour lui, parce qu’il était certain que j’arrivais tout droit du « pays du soleil levant », comme il disait.
C’était l’époque où je m’étais acheté un livre sur les massages. Une méthode infaillible !
C’est sur monsieur André que je m’exerçais. J’inventais des raffinements nouveaux.
Entre deux soupirs de plaisir, il murmurait que mes doigts étaient des baguettes magiques.
Il repartait le corps plein de souvenirs puis il revenait la semaine suivante.
Y’en a même un qui téléphonait tous les samedis pour réserver «sa princesse africaine».
C’était moi la princesse !
Il m’avait surnommée « ma princesse du Bénin », fasciné par l’Afrique qu’il était.
Dès le premier jour, il s’était mis en tête que j’avais « la couleur de l’ébène ».
« Dommage, tu aurais du garder tes sombres cheveux crépus. Pourquoi veux tu ressembler à toutes ces filles du Nord, incolores et inodores ? Tu es piquante, provocante. De tout ton corps sourd la chaleur des félins de la savane ».
Moi, je le regardais me regarder. Ses yeux grands ouverts me fixaient amoureusement.
Ils ne me voyaient pas mais je savais à son sourire que nous étions au bout du monde.
Sa réalité devenait la mienne. Je passais mes bracelets d’argent. Je m’enroulais jusqu’à la taille dans un drap en guise de pagne royal et mes seins lourds dansaient pour lui.
Je crois que je les ai tous aimés. Enfin… presque tous.
Eux aussi ils ont du m’aimer. Certains. Pas longtemps mais bien. A leur façon.
Elle a fini de se démaquiller.
Finalement, ils n’ont jamais su comment j’étais. Peut-être qu’ils m’auraient aimé plus s’ils m’avaient vue avec leurs vrais yeux. Peut-être moins ou peut-être pas du tout.
Au fond, c’est drôle, y’en a aucun qui m’ait demandé d’être moi, avec mes mains, mes bras, ma bouche, mon nez, ma peau. Aucun qui m’ait répondu :
« Je ne t’imagine pas. Je te devine et je t’aime ».
Je crois que je me suis toujours posé trop de questions.
Avec tout c’que j’ai reçu, j’devrais être heureuse.
Tiens, aujourd’hui, encore une bonne journée.
Elle sort son argent et le compte.
J’ai fait mon loyer.
Elle se met à siffler. La fille se réveille.
LA FILLE
Que se passe-t-il ?
LA PROSTITUEE
Oh ! V’là du monde ! Bonsoir madame.
LA FILLE
Mademoiselle, si cela ne vous ennuie pas.
LA PROSTITUEE
Non, pensez-vous, en aucune façon !
Bonsoir mademoiselle. Ca vous va ?
LA FILLE
Je préfère.
LA PROSTITUEE
Pourquoi vous tenez tant à ce qu’on vous donne du « mademoiselle » ?
LA FILLE
Je ne fais pas mon âge, voyez vous.
LA PROSTITUEE
C’est pas une question d’âge !
Y’en a qui sont dames très jeunes, d’autres qui sont filles très vieilles.
LA FILLE
Il se trouve que dans mon cas cela correspond à une réalité physiologique.
LA PROSTITUEE
Quoi ?
LA FILLE
J’entends par là que j’ai conservé toute mon intégrité.
Je tiens à ce qu’on la respecte.
LA PROSTITUEE
Dites donc, si vous me faisiez un dessin.
LA FILLE
Vous ne comprenez pas ?
LA PROSTITUEE
Vous voulez dire que vous êtes une vraie demoiselle ?
LA FILLE
Je considère que je suis dans un état de pureté absolue. Et vous ? Dans quel état êtes-vous ?
LA PROSTITUEE
Moi aussi, je suis pure. Certainement pas autant que vous.
On est plus ou moins pure dans la vie, en général.
LA FILLE
Je refuse de transiger.
Si vous l’êtes moins, c’est que vous ne l’êtes pas du tout.
LA PROSTITUEE
Pour qui elle se prend celle la ? Elle m’énerve avec sa pureté !
Vous m’énervez. Vous vous prenez pour qui ?
Tous mes clients me disent que je suis pure. C’est pas vous qui allez prouver le contraire !
Vous êtes peut-être pure mais vous dormez sur un banc, alors que moi je peux me payer le plus grand palace de la ville. Ca vous la coupe, hein ?
LA FILLE
Je comprends. Ainsi vous êtes une fille de mauvaise vie. J’aurais dû m’en douter.
Elle s’installe à nouveau pour dormir.
LA PROSTITUEE
Mauvaise vie ! Mauvaise vie !
C’est une mauvaise vie que de passer sa vie à distribuer de l’amour ? Une mauvaise vie c’est une vie déserte, une vie qu’on traverse sans faire de détours, le cœur sourd et verrouillé, le regard fixe.
Une vie pure quoi !
Je ne suis pas une fille de mauvaise vie ! Je suis une fille de vie !
C’est pas à vous de me juger. Moi je ne juge pas, j’accepte.
Je les ai tous acceptés, tous !
Ceux qui pleurent dans vos bras avant l’amour et qu’il faut consoler en les serrant très fort.
Ceux qui rient après, comme des enfants qui ont fait une bonne blague. Ceux qui ne disent rien parce qu’ils ne savent rien dire. Ceux qui parlent avec leurs yeux, avec leurs mains.
Ceux qui crient, ceux qui murmurent. Ceux qui frappent et ceux qui caressent.
Ca vous dit rien tout ça. Evidemment, vous êtes pure !
Eh ben moi aussi je suis pure, que ça vous plaise ou pas ! S’il y a un Paradis on s’y retrouvera.
Et s’il n’y en a pas ? Vous imaginez ? S’il n’y en a pas, où est ce qu’on va finir ?
Vous y avez pensé à ça ?
S’il n’y a pas de Paradis, comment vous vous en sortirez ?
L’assassin se réveille.
L’ASSASSIN
Qu’est-ce qui vous prend ? Du calme. Y’a des gens qui dorment ici.
LA PROSTITUEE
Je suis désolée monsieur. Mademoiselle m’a mis dans une colère furieuse.
L’ASSASSIN
Reprenez-vous. Vous envisagiez de l’expédier au Paradis ?
LA PROSTITUEE
Non. Je disais qu’on sait pas où on ira s’il n’y a pas de Paradis.
L’ASSASSIN
Ca vous préoccupe ?
LA PROSTITUEE
J’y pense jamais d’habitude. Là, tout d’un coup, ça m’est venu à l’idée très fort.
C’est ça qui m’a fait crier. De réaliser que peut-être ça n’existe pas le Paradis.
C’est de sa faute à elle. Elle est tellement sûre de ce qu’elle raconte.
Qu’il faut être pure sinon on est une moins que rien, que je suis une fille de mauvaise vie et patati et patata…
Je lui ai répondu que je suis aussi pure qu’elle.
Elle s’en tamponne, elle dort !
L’ASSASSIN
Il ne faut surtout pas la réveiller. Elle doit se lever tôt demain matin.
LA PROSTITUEE
Et comment donc ! Le sommeil de mademoiselle est avancé.
Bon, moi aussi, je vais me coucher.
L’ASSASSIN
Ne partez pas.
LA PROSTITUEE
J’ai assez rigolé pour aujourd’hui. Je vais en garder pour demain.
L’ASSASSIN
S’il vous plaît.
LA PROSTIUEE
Je vous préviens la boutique est fermée. J’ai besoin d’une bonne nuit.
L’ASSASSIN
S’il vous plaît. Je vous demande un court instant.
Le premier et le dernier que vous m’accorderez. Venez.
Elle se laisse conduire vers un banc.
Je veux seulement caresser vos épaules, votre gorge si blanche.
Fermez les yeux.
Vous sentez ma main sur votre cou ? Votre peau est si douce !
J’aime vos mains, vos bras, votre bouche, votre nez.
Vous a-t-on déjà dit que vous étiez belle ?
LA PROSTITUEE
Bien sûr ! Enfin non… pas vraiment.
Il lui serre le cou. Elle a peur.
Elle essaye de crier mais n’y arrive pas. L’assassin serre de plus en plus fort.
Au bout d’un moment les bras de la prostituée retombent inertes.
L’ASSASSIN
Je l’ai tuée.
LA FILLE
Quoi encore ?
L’ASSASSIN
Je viens de tuer cette femme. Regardez. Elle est belle !
LA FILLE
Elle est belle mais elle est morte. Vous exagérez !
Nous avions sympathisé, nous étions devenues presque amies.
Elle avait commencé à se confier. J’étais sur le point de la comprendre.
L’ASSASSIN
Elle m’a dit que vous l’aviez traitée de moins que rien, que vous lui aviez reproché de n’être pas pure, de mener une mauvaise vie.
LA FILLE
Pas du tout ! C’est un malentendu.
J’ai au contraire prêté une oreille attentive au récit de sa déchéance. Pauvre femme !
Elle avait encore de beaux jours devant elle. Enfin, si telle est la volonté du Tout-Puissant.
Nous n’y pouvons rien. N’est ce pas ? Nous n’y pouvons rien ?
L’ASSASSIN
Non. Nous n’y pouvons rien.
Je la trouve belle parce qu’elle ne bouge plus. J’aime la beauté immobile.
Je déteste ce qui s’agite. Je voudrais détruire la parole et le geste.
L’idée du mouvement m’exaspère.
Vous savez ce qui me plaît ? Les pierres. Toutes les pierres.
Les pierres communes, les pierres de tous les jours que personne ne remarque. Celles qui vous appellent quand vous marchez sur la plage, sur la route, dans la forêt.
Et puis les somptueuses, les précieuses, les troublantes, fascinantes à force de grâce et de perfection.
Elles sont inanimées, muettes. Elles ont simplement eu la patience d’attendre des millions d’années.
Et nous tous ! Avec notre misérable existence, poursuivis par un temps qui nous échappe, nous osons espérer !
Nous ne sommes pas conçus pour devenir parfaits.
Notre esprit est trop vaste, notre corps trop minuscule.
Nous pouvons nous rêver en train d’accomplir les exploits les plus invraisemblables mais notre chair, cette gangue étroite et nauséabonde, nous ramène toujours à l’effroyable réalité.
Seules les pierres savent car elles ont besoin de l’éternité pour s’accomplir.
Elles possèdent le secret. Si Dieu existe, il est en elles.
Je voudrais être une pierre. Et vous ?
LA FILLE
Moi aussi.
L’ASSASSIN
Vous y avez déjà pensé ?
LA FILLE
Jamais. Vous venez de me convaincre.
L’ASSASSIN
Laquelle choisiriez-vous ?
LA FILLE
Conseillez-moi.
L’ASSASSIN
Je vous imagine en pierre sombre jaillit du ventre de la terre depuis la nuit des temps.
LA FILLE
Ca me plaît.
L’ASSASSIN
Vous seriez noire, très noire. Une espèce rarissime d’ébène minérale. Belle !
Les plus grands scientifiques se seraient penchés sur vous sans parvenir à percer l’énigme de votre beauté.
Vous auriez inquiété les esprits les plus rationnels et rendu la folie à ceux qui l’avaient perdue. En vous observant, on verrait s’unir en vous tous les mystères.
Celui de la mémoire, celui de la peur et celui du plaisir.
Du fond des ténèbres nous parviendraient les battements de votre cœur dur, très dur, aiguisé comme la lame d’une dague.
La lumière que vous captureriez deviendrait votre esclave.
Suivant vos caprices, elle éblouirait de son éclat les yeux des infidèles ou les aveuglerait à tout jamais. Vous passeriez de mains en mains emportant avec vous toutes les ambitions, tous les espoirs et tous les regrets.
LA FILLE
Quel est le nom de cette pierre ?
L’ASSASSIN
Je ne la connais pas mais elle existe. Je ne sais pas où la trouver.
LA FILLE
Moi, je sais.
L’ASSASSIN
Vous savez ?
LA FILLE, regardant le corps de la prostituée.
Vous n’allez tout de même pas la laisser ici, sur cette place ?
Des enfants peuvent arriver d’un moment à l’autre !
L’ASSASSIN
Nous allons la poser près du facteur.
LA FILLE
Dépêchons nous car je voudrais dormir, me détendre un peu.
Ils transportent le corps derrière la palissade.
La fille revient vers le banc, prend un comprimé dans son sac et l’avale.
L’ASSASSIN
Que faites-vous ?
LA FILLE
Je prends un comprimé pour me réveiller à l’heure. La nuit sera courte.
J’ai besoin de sommeil pour affronter la journée qui s’annonce.
Si je m’assoupis maintenant, je vais dormir jusqu’en fin de matinée.
Avec ce comprimé, aucun risque. Je dois ouvrir les yeux à sept heures pile.
Bonne nuit.
Elle s’installe sur le banc, s’endort. L’assassin sort. Noir. Silence.
Au bout d’un instant, on entend des rires qui se rapprochent. Lumière.
L’’assassin et l’homme gris entrent. Ils se soutiennent. Ils ont bu.
L’homme gris porte un chapeau melon, un faux nez rouge, un grand pardessus sombre sur un costume de clown, une écharpe jaune.
L’HOMME GRIS
Bonjour les petits enfants. Ca va bien les petits enfants ?
Voulez-vous que je vous chante une chanson ?
L’ASSASSIN
Oui. Une chanson, une chanson.
L’HOMME GRIS
Voilà, voilà.
Les petits enfants, mesdames, messieurs, voici la chanson du
« Devant, derrière ».
« Il était comme son père,
Il les aimait tous et toutes à la fois.
Le jour où ils se marièrent
Il était de bonne foi
Mais cela ne dura guère.
Il était comme son père
Confondant devant et derrière.
Quand elle voulut un enfant
Elle s’en mordit les doigts,
Il avait comme à l’ordinaire
Confondu derrière et devant ».
L’ASSASSIN
Votre chanson ne me plaît pas du tout !
L’HOMME GRIS
Mon ami, c’est ce qu’on appelle une grivoiserie.
L’ASSASSIN
Je n’aime pas les grivoiseries.
L’HOMME GRIS
Etes-vous réfractaire à la gaudriole ?
L’ASSASSIN
Oui.
L’HOMME GRIS
Qu’est-ce qui vous prend cher collègue ?
Il y a un instant vous n’étiez que rire et bonne humeur.
Je comprends, Je comprends ! Monsieur est lunatique.
L’ASSASSIN
Je ne suis pas lunatique. Je suis cyclothymique.
L’HOMME GRIS
Comme vous voudrez.
Dans quelques minutes vous reviendrez à de meilleures dispositions.
Je vous chanterai alors le deuxième couplet de ma chanson.
L’ASSASSIN
Je ne veux pas que vous chantiez. Si vous recommencez, je vous tue.
L’HOMME GRIS
Vous n’y allez pas par quatre chemins ! Vous savez être convaincant !
Bien, bien, je ne chanterai pas. Que me proposez-vous ?
L’ASSASSIN
Rien.
L’HOMME GRIS
Impossible ! J’ai passé ma vie à faire rire… les petits enfants.
Ca va les petits enfants ? Où qu’y sont les petits enfants ?
Y sont là les petits enfants.
Savez-vous qui je suis ?
L’ASSASSIN
Je ne veux pas le savoir.
L’HOMME GRIS
Je suis l’il-lus-trissime Pippo !
Je me mets à votre place. Vous vous demandez ce que je fais ici, en pleine nuit, dans ce pardessus fripé.
Je cherche l’inspiration ! J’ai besoin de la nuit pour trouver ce qui va ensuite exploser sous les feux des projecteurs.
Je connais tous les cirques de l’univers.
A mes oreilles résonnent les rires des enfants du monde entier.
Bonjour les petits enfants. Ca va les petits enfants ?
Il voit la fille endormie sur le banc.
Qui donc se dissimule dans cette couche improvisée ?
Une femme ! Petit coquin !
Ainsi, vous aviez l’intention de m’éliminer pour mieux profiter de l’innocence de cette délicate personne.
L’ASSASSIN
Ne la dérangez pas. Elle a besoin de dormir.
L’HOMME GRIS
Je ne tiens nullement à troubler son sommeil. Vous risqueriez de me tuer !
Vous la connaissez ?
L’ASSASSIN
Oui.
L’HOMME GRIS
Comment est-elle ?
Belle, affreuse, sournoise, angélique, cruelle, dame du monde, catin ?
Peut-être est-elle tout cela… ou autre chose… de mieux… ou de pire.
L’ASSASSIN
Taisez-vous. Je ne veux plus vous entendre.
L’HOMME GRIS
Que puis-je faire pour vous être agréable ?
L’ASSASSIN
Ne parlez plus. Sifflez.
L’HOMME GRIS
Que je siffle ! Je suis un siffleur né ! Je possède un vaste répertoire.
Des symphonies entières, des concertos, des marches militaires, des chansons paillardes, des comptines, des berceuses, des…
L’ASSASSIN
Oui. Une berceuse.
L’HOMME GRIS
Allons-y pour « Le sabot de cristal ».
Il commence à siffler. La fille se réveille.
LA FILLE
Ce n’est pas possible ! Je ne pourrai donc pas fermer l’œil !
Que signifie tout ce vacarme ?
L’ASSASSIN
Vous êtes satisfait ? Vous l’avez réveillée.
L’HOMME GRIS
Je ne suis pas satisfait. Pas satisfait du tout.
Pardonnez moi chère inconnue. Je n’avais pas l’intention d’interrompre le déroulement de vos songes ni de troubler la sérénité de votre sommeil paradoxal.
Me pardonnez-vous ?
LA FILLE
Vous ne manquez pas de culot !
Vous gâchez ma nuit et il suffirait d’un pardon pour que le mal soit réparé.
J’aurai les traits fatigués demain matin. Je ne peux pas me le permettre.
J’ai des rendez-vous de la plus haute importance.
L’HOMME GRIS
Me laisserez-vous porter sur la conscience le poids de cette maladresse involontaire ?
Un sourire, un regard compatissant, ne pourrait-il atténuer la douleur qui m’étreint à la pensée de vous avoir importunée ? Je mérite une pénitence exemplaire.
Ordonnez. Vous serez obéie.
L’ASSASSIN
Vous déraillez là ! Vous en faites beaucoup trop.
L’HOMME GRIS
Je suis l’illustrissime Pippo ! Sachez, jeune damoiseau, que Pippo n’en fait jamais trop.
LA FILLE
Pippo ! Vous êtes le grand Pippo ? Je vous connais !
L’HOMME GRIS
Evidemment ! Pippo a été applaudi par la terre entière.
Et la terre entière applaudira encore Pippo.
LA FILLE
J’ai un vieux journal dans lequel se trouve un article qui vous est consacré.
L’HOMME GRIS
Un vieux journal !
LA FILLE, cherchant dans son sac
Le voici.
L’ASSASSIN
Je voudrais bien voir ça.
LA FILLE
Tenez. Lisez.
L’ASSASSIN
« Une soirée au cirque Médrano.
C’est avec un immense plaisir que je me suis retrouvé hier soir, après tant d’années, sur un gradin rouge du prestigieux cirque Médrano.
Aussitôt sont revenus à ma mémoire les dimanches après-midi de mon enfance.
Pendant deux heures ce qui se passait alors sur la piste exerçait sur mon jeune esprit une ineffable fascination. Le moment magique des clowns arriva, comme autrefois.
On annonça le grand Pippo. Le même que j’applaudissais déjà à cette époque lointaine.
Il nous apparut, n’ayant rien perdu de sa superbe, toujours aussi droit, aussi majestueux, la voix encore imposante malgré les années passées.
Tout me revenait. Tout était pareil qu’avant.
En riant aux éclats, je parcourus la salle du regard.
Soudain, j’eus l’impression d’avoir été le seul à vieillir. Je me retrouvais sous le même chapiteau, avec les mêmes enfants, les mêmes numéros sur la même piste ronde.
Il ne manquait rien ni personne, sauf le petit garçon que j’avais été et qui n’existait plus.
Je le cherchais désespérément autour de moi. Il avait disparu.
Les yeux embués, la gorge sèche, je l’appelais en vain.
Pour la première fois le grand Pippo m’a fait pleurer.
Je me suis juré de ne plus jamais retourner au cirque ».
Eh bien ! Monsieur Pippo, monsieur l’illustrissime Pippo !
Vous vous vantez de faire rire alors que j’ai sous les yeux la preuve du contraire !
L’HOMME GRIS
Vous n’allez tout de même pas attacher de l’importance aux gribouillages d’un soi-disant journaliste à la recherche de son enfance perdue ?
Vous savez bien que tout est irréversible. Les clowns font rire les enfants et rendent les grandes personnes mélancoliques. Tout cela est dans l’ordre naturel des choses.
L’ASSASSIN
Ne discutez pas. Vous avez tort !
Votre mission, votre devoir, est de provoquer le rire. Vous y avez failli. Au moins une fois.
C’est écrit ici, dans le journal ! Vous devez être puni pour cela.
L’HOMME GRIS
Calmez vous jeune homme.
Nous sommes en présence d’une âme sensible qui, j’en suis certain, ne peut que désapprouver votre comportement.
Qu’en dites-vous chère amie ?
LA FILLE
Je refuse de prendre parti. Cependant…j’ai du mal à cacher mon étonnement.
L’HOMME GRIS
Quel étonnement ?
LA FILLE
Un artiste d’exception dont la vocation est de faire rire et qui ne fait pas rire !
Cela me surprend, me déçoit.
L’ASSASSIN
Vous voyez, nous sommes d’accord ! Il va vous falloir payer !
A moins que vous ne désiriez vous racheter ?
L’HOMME GRIS
Me racheter ! Quel crime ai-je donc commis, monseigneur ?
Ce monsieur en question, dans le journal, il n’a pas pleuré, comme il le prétend.
Il a simplement eu la nostalgie de son enfance durant quelques secondes.
Cela ne suffit pas à faire pleurer un homme.
L’ASSASSIN
Vous mentez ! Il le dit ! C’est écrit en toutes lettres !
« Pour la première fois le grand Pippo m’a fait pleurer. Je me suis juré de ne plus jamais retourner au cirque ».
Vous l’avez dégoûté du cirque ! C’est grave ! Très grave !
La fille s’est allongée. Elle feuillette un magazine.
L’HOMME GRIS
Il s’agit d’une figure de style ! Il s’est rendu au cirque, à la recherche de son enfance, pour oublier la vacuité de son existence présente.
Cela n’a pas marché voilà tout.
Parce qu’il est impossible que cela marche. Il ne m’en a pas voulu personnellement.
L’ASSASSIN
Moi, je vous en veux.
L’HOMME GRIS
Détendez vous. Vous m’avez proposé de me racheter ?
L’ASSASSIN
Oui.
L’HOMME GRIS
Alors je vais me racheter. Asseyez vous et regardez.
Pour vous seuls, pour vous deux, je vais exécuter le numéro qui m’a révélé, qui a fait de moi le plus grand parmi les plus grands, qui m’a permis d’accéder au rang de première étoile de la galaxie des bouffons universels.
Je vous promets que vous allez rire tout votre soûl.
Il enlève son pardessus et apparaît dans son costume de clown.
Des centaines de rires d’enfants emplissent la salle.
Bonjour les petits enfants. Comment ça va les petits enfants ?
Où qu’y sont les petits enfants ? Y sont là les petits enfants.
Dites moi les petits enfants… vous connaissez Tata Juju ?
Vous savez qu’est-ce qu’elle a Tata Juju ?
Eh ben, Tata Juju, elle a un gros cucu.
Et qu’est-ce qu’elle fait Tata Juju avec son gros cucu ?
Eh ben, Tata Juju, avec son gros cucu, elle fait du patin à roulettes.
Et qu’est-ce qu’elle fait Tata Juju avec son gros cucu quand elle fait du patins à roulettes ?
Eh ben, Tata Juju, avec son gros cucu quand elle fait du patins à roulettes… elle pète !
Il sautille en faisant des bruits de pets avec sa bouche.
Dites moi les petits enfants… vous connaissez Tonton Gigi ?
Vous savez qu’est-ce qu’il a Tonton Gigi ?
Eh ben, Tonton Gigi, il a un gros zizi.
Et qu’est-ce qu’il fait Tonton Gigi avec son gros zizi ?
Eh ben, Tonton Gigi, avec son gros zizi, il fait de la bicyclette.
Et qu’est-ce qu’il fait Tonton Gigi avec son gros zizi quand il fait de la bicyclette ?
Eh ben, Tonton Gigi avec son gros zizi quand il fait de la bicyclette…
L’assassin se lève d’un bond et le tue de plusieurs coups de couteau.
L’ASSASSIN
Il ne fera plus jamais pleurer.
LA FILLE
Je l’ai trouvé très drôle son numéro. Très original.
L’ASSASSIN
Pourquoi n’avez-vous pas ri ?
LA FILLE
Je ne suis plus une enfant.
L’assassin traîne le corps de l’homme gris jusque derrière la palissade.
L’assassin et la fille s’installent pour dormir.
LA FILLE
Bonne nuit.
Au bout d’un instant, on entend la voix de la vieille en coulisse.
LA VIEILLE
Nounou, je veux aller par là.
LA GOUVERNANTE
Non ma chérie. Il est tard maintenant. Il faut rentrer.
LA VIEILLE
Non, j’veux pax rentrer, j’veux pas rentrer.
Je veux aller par là.
LA GOUVERNANTE
Bon, allons-y.
La vieille entre en sautillant, suivie de sa gouvernante qui pousse une grosse machine roulante.
La vieille est habillée en petite fille. Elle porte une sacoche en bandoulière.
Elle joue avec une poupée.
Elle chante avec une voix d’enfant, soutenue par une flûte traversière.
LA VIEILLE
«Quand Marion va-t-au moulin
Pour aller faire moudre son grain
Elle monte sur son â… âne
Elle monte sur son âne Martin
Pour aller au moulin».
Regarde Nounou. Y’a des gens qui dorment.
LA GOUVERNANTE
Evitons de les déranger. Retournons à la maison.
LA VIEILLE, reprenant sa voix
Puisque je vous dis que je ne veux pas rentrer.
Elle s’asseoit sur un banc. Elle joue avec sa poupée en la lançant en l’air.
« Quand Marion va-t-au moulin
Pour aller faire moudre son grain
Elle monte sur son â… âne
Elle monte sur son âne Martin
Pour aller au moulin ».
La poupée retombe loin d’elle.
Nounou, ramasse ma poupée.
La gouvernante excédée lève les yeux au ciel.
LA VIEILLE
Qu’est-ce que cela signifie ? Vous n’avez rien compris ma belle !
Avez-vous lu votre contrat en détail ? Dois-je vous en rappeler les termes ?
Vous devez me traiter comme une petite fille et non lever les yeux au ciel quand je vous supplie de ramasser ma poupée. Vous devez m’appeler Lili et me parler avec douceur.
J’ai pourtant été précise lorsque je vous ai engagée l’autre jour, par pitié.
Je vous ai soigneusement expliqué quelle devait être votre conduite à mon égard.
Vous succédez à une personne exceptionnelle qui, pas une seule seconde, en quarante ans de bons et loyaux services, n’a songé à me contrarier. Elle était la perfection.
J’attends, que dis-je j’attends, j’exige, vous m’entendez, j’exige de vous le même dévouement.
Depuis que vous avez signé vous n’existez plus. D’ailleurs avez-vous jamais existée ?
Vous êtes à mon service. A mon service ! Je vous paye ! N’en avez-vous pas assez ?
Elle sort des billets de sa sacoche et les lui jette.
Ramassez ! En voilà encore !
Je veux que votre condescendance devienne de la sollicitude. Je veux que votre mépris se transforme en admiration et que votre indifférence se change en tendresse.
L’argent, mon argent, saura vous révéler les trésors de sincérité dissimulés au fond de votre carcasse pourrie.
Ramassez !
Nounou, ma gentille nounou, je veux ma poupée.
LA GOUVERNANTE
Tiens ma Lili, ne pleure plus. La voici ta jolie poupée.
LA VIEILLE
Dis Nounou, tu me racontes une histoire ?
LA GOUVERNANTE
Oui ma chérie. Laquelle ?
LA VIEILLE
La petite sirène.
LA GOUVERNANTE
D’accord ma Lili.
Il était une fois, au plus profond de la plus profonde des mers, une petite sirène.
Elle vivait dans le palais des dix mille méduses en compagnie de son père, le roi de toutes les mers, de sa tante, la sœur du roi et de ses quatre sœurs.
Elle était la plus jeune. Elle n’avait pas encore…
LA VIEILLE
Et sa maman ?
LA GOUVERNANTE
Elle n’avait plus de maman.
Elle s’était fait dévorer par un requin bleu.
LA VIEILLE
Si. Elle avait une maman !
Recommence tout. Je veux qu’elle ait une maman.
LA GOUVERNANTE
Je suis désolée, mon ange, j’avais oublié sa maman. Il était une fois au plus profond de la mer…
LA VIEILLE
Au plus profond de la plus profonde des mers…
LA GOUVERNANTE
Tu as raison, ma douceur.
Il était une fois au plus profond de la plus profonde des mers, une petite sirène.
Elle vivait dans le palais des dix mille méduses en compagnie de son père, le roi de toutes les mers, de sa maman, la merveilleuse reine de toutes les mers, de sa tante, la sœur du roi…
LA VIEILLE
Non ! Pas sa tante ! Elle est méchante.
LA GOUVERNANTE
C’est vrai mon coeur, sa tante a disparu la semaine dernière.
LA VIEILLE
Je la détestais. Elle était trop vilaine. La petite sirène vivait avec son papa et avec sa maman.
L’assassin se réveille. Il écoute.
LA GOUVERNANTE
Un jour de marée basse, elle atteint l’âge auquel chacune à leur tour, ses grandes sœurs avaient été autorisées à sortir du palais pour nager jusqu’à la surface de la mer.
La petite sirène se prépara avec beaucoup de soin.
On lui apporta les algues les plus lumineuses, celles qui servaient à tresser les couronnes royales.
Sa tante… euh… sa maman lui offrit de longs colliers de coquillages irisés et nacrés.
Lorsqu’elle fut prête, sa famille l’accompagna jusqu’à la porte du palais où des milliers de minuscules poissons chatoyants, venus de tous les coins du royaume, l’attendaient pour lui faire escorte.
Elle embrassa les siens, promis de revenir dès qu’on l’enverrait chercher et se mit en route.
Elle nageait au milieu d’un essaim multicolore.
On aurait dit qu’elle se déplaçait sur un arc-en-ciel.
La vieille s’est endormie.
Ca y est, tu dors, vieille peau ? Vieille salope !
Tu me tiens avec ton fric mais ne t’en fais pas j’ai mon plan.
L’ASSASSIN
Elle est jolie votre histoire.
LA GOUVERNANTE
Pardon monsieur. Je vous ai dérangé. Je suis confuse. Vraiment confuse.
L’ASSASSIN
J’ai écouté attentivement votre version de « La petite sirène ».
LA GOUVERNANTE
Lili me la demande chaque soir. C’est sa préférée.
L’ASSASSIN
Vous êtes garde d’enfants ?
LA GOUVERNANTE
Ce n’est pas une enfant. C’est une vieillarde.
C’est mademoiselle Cléodora von Lotzkat, la seule héritière de l’immense fortune d’Abraham von Lotzkat, l’inventeur de la trottinette. C’est la femme la plus riche du monde.
L’ASSASSIN
La femme la plus riche du monde !
LA GOUVER NANTE
Tout lui appartient ici.
Ces immeubles, ces lampadaires, cette palissade, ces bancs, ces arbres, moi, vous, tout.
Elle possède tout !
L’ASSASSIN
Tout, sauf moi.
LA GOUVERNANTE
Si. Quoique vous fassiez, vous travaillez pour son compte. Vous lui appartenez.
L’ASSASSIN
Je ne travaille pas. Je n’appartiens à personne.
LA GOUVERNANTE
Vous en avez de la chance.
L’ASSASSIN
Vous vous occupez d’elle ?
LA GOUVERNANTE
Elle m’a embauchée récemment. J’étais sans emploi. J’avais été remerciée.
Vous comprenez, une garde d’enfant qui laisse un bébé se noyer dans son bain, il paraît que c’est dangereux.
On m’a congédiée avec pertes et fracas.
Je suis radiée à vie du conseil de l’ordre des gouvernantes.
Je suis fichée comme un vulgaire assassin !
L’ASSASSIN
Les assassins ne sont pas vulgaires.
LA GOUVERNANTE
Ce sont des gens distingués dans la plupart des cas, je vous l’accorde.
Néanmoins peu fréquentables.
L’ASSASSIN
Détrompez-vous. Certains sont exceptionnels !
LA GOUVERNANTE
C’est possible. En tout cas moi, je ne suis pas un assassin.
Je n’ai pas souhaité la mort de cet enfant. Il m’a glissé des mains.
L’ASSASSIN
Je ne vous crois pas. Vous le détestiez, sinon vous en auriez pris soin.
Quand on aime les gens on n’a pas envie qu’ils meurent.
LA GOUVERNANTE
Vous avez certainement raison.
LA FILLE, se réveillant
Je viens de faire un cauchemar épouvantable.
C’est de votre faute. Toute cette agitation m’a perturbée.
A cause de vous je n’ai pas encore pu fermer l’œil.
L’ASSASSIN
Nous avons été dérangés.
LA FILLE
J’ai l’impression que ce n’est pas terminé.
Qui sont ces personnes ?
L’ASSASSIN
C’est la femme la plus riche du monde.
LA FILLE
Vous êtes la femme la plus riche du monde ?
L’ASSASSIN
Pas elle. L’autre.
LA FILLE
Ce n’est qu’une petite fille.
LA VIEILLE, se réveillant
Nounou, ma poupée est tombée.
Nounou, nounou, j’ai peur. Y’a des gens qui me regardent.
LA GOUVERNANTE
Calme-toi mon trésor. Ce sont des amis.
LA VIEILLE
Non, c’est pas des amis. Y sont moches et pas gentils. Y sont caca.
L’ASSASSIN
T’en veux une, vieille morveuse ?
La vieille se met à pleurer.
LA GOUVERNANTE
Ne vous énervez pas. Lili va se rendormir.
Reprends ta poupée et fais dodo ma chérie.
LA VIEILLE
Raconte moi l’histoire de la petite sirène.
LA GOUVERNANTE
Je ne me rappelle plus où j’en étais.
LA VIEILLE
Tu n’as qu’à tout recommencer. Recommence.
LA FILLE
Elle est insupportable votre protégée.
Si je m’écoutais, je lui aurais déjà donné une bonne fessée.
L’ASSASSIN
Et moi, je vais lui tordre le cou. Tu entends sale chipie ? Je vais te tordre le cou.
LA VIEILLE
Pour qui vous prenez-vous, espèce de chiens errants ?
On dort paisiblement sur les bancs la nuit ?
La misère, l’abjection, la honte sont votre quotidien à vous qui ne possédez rien.
Moi, je peux tout obtenir. Je peux m’acheter la montagne la plus haute, le fleuve le plus puissant et tous les arbres de la terre. Je peux même me payer votre tête !
Je suis vieille mais j’ai d’inépuisables moyens pour réaliser tous mes rêves.
Chaque jour je deviens de plus en plus exigeante car j’ai de moins en moins de temps.
Elle sort un miroir de sa sacoche.
Toutes les deux heures je m’observe dans ce miroir pour guetter la moindre transformation.
Je ne vois rien ou plutôt je me vois comme l’instant d’avant.
Malgré cela je sais que quelque chose a changé. Imperceptiblement.
Alors, je cherche au fond de moi un désir inassouvi, un mirage inaccessible et, grâce à mon argent, je le métamorphose. Il devient ma réalité. Car je suis…
LA FILLE
La femme la plus riche du monde.
L’ASSASSIN
Cléodora von Lotzkat.
LA VIEILLE
Comment le savez-vous ?
LA FILLE
Nous sommes bien informés.
LA VIEILLE, à la gouvernante
C’est vous ! C’est vous !
Vous étiez pourtant tenue de ne rien révéler de mon identité.
Nous réglerons cela plus tard. Pour l’instant il est l’heure de ma photo.
L’ASSASSIN
Quelle photo ?
La gouvernante approche l’appareil devant la vieille qui pose.
Elle appuie sur le déclencheur. Une lumière clignote.
LA FILLE
Puis-je essayer ? Je suis très photogénique.
L’ASSASSIN
Moi aussi.
LA VIEILLE
Non, vous ne pouvez pas. Expliquez leur.
LA GOUVERNANTE
Il s’agit d’un appareil photo géant qui n’a été fabriqué qu’en un seul exemplaire.
C’est le père de mademoiselle von… euh… de Lili qui le lui a offert pour son dixième anniversaire.
Depuis, Lili se fait photographier chaque jour et chaque nuit, plusieurs fois.
Toutes les photos sont contenues à l’intérieur. Il y en a environ…
LA VIEILLE
Un nombre incalculable ! Une multitude ! Ma vie entière est contenue dans cette grosse boite.
Reprenant sa voix d’enfant.
Si elle se casse, moi aussi je me casse.
Ma nounou est payée très cher pour veiller sur mon bien le plus précieux.
Si elle commet une imprudence, elle sera punie… beaucoup punie !
L’ASSASSIN
Arrêtez.
LA VIEILLE
Vous vous permettez de me donner des ordres ? C’est moi qui commande ici.
LA FILLE
Vous êtes exaspérante.
L’ASSASSIN
Oui ! Vous nous exaspérez.
LA VIEILLE
Vous osez encore m’adresser la parole ? Petit vermisseau ! Je vais vous faire châtier.
Allez me quérir mes gardes du corps. Qu’on arrête ces vagabonds !
Qu’on les précipite dans la fosse aux crocodiles ! Qu’on les soumette à la question !
Qu’on les réduise en bouillie infâme, en fumier, en merde !
Disparaissez de ma vue, déchets humains !
L’assassin se précipite sur la machine qu’il détruit à coups de pieds.
LA VIEILLE
Je vous interdis ! Je vous interdis !
La vieille étouffe. Quand la machine s’écroule, elle meurt. Le jour commence à se lever.
L’ASSASSIN
Elle se croyait plus forte que nous.
LA GOUVERNANTE
Elle l’était.
LA FILLE
Ca ne l’a pas empêché de mourir.
LA GOUVERNANTE
Vous l’avez tuée tous les deux ! C’est vrai qu’elle était plus forte que nous. Elle vivait comme elle l’entendait. Elle n’a jamais imposé de limites à ses rêves. C’était ça sa folie, être à l’affût de ses moindres exigences pour les satisfaire sans délai.
L’ASSASSIN
Ne nous faites pas croire que vous la regrettez.
Je vous ai entendu la traiter de salope après l’avoir endormie avec votre histoire de sirène qui remonte à la surface !
« J’ai mon plan ! » lui avez-vous balancé à cette pauvre femme !
LA GOUVERNANTE
C’est vrai. Je ne supportais pas sa tyrannie.
J’envisageais de la supprimer en brisant sa machine, comme vous venez de le faire. Auparavant je voulais l’observer, céder à tous ses caprices, pour l’amener à faire de moi sa légataire.
Moi aussi j’avais envie de perdre la tête, de franchir la frontière entre la raison et la déraison.
Il me fallait du temps pour mettre mon projet à exécution.
Quand j’ai signé le contrat j’ai su que ce serait long. Peu m’importait. Cela en valait la peine. Maintenant tout est anéanti.
Je me retrouve aussi démunie qu’avant de la rencontrer. A cause de vous j’ai tout perdu.
LA FILLE
Vous n’avez pas tout perdu. Vous n’aviez rien.
L’ASSASSIN
Doucement ! Vous oubliez qu’elle m’avait… qu’elle nous avait insulté.
LA GOUVERNANTE
Que vous êtes susceptibles et surtout stupides ! Vous n’avez rien compris.
Les mots qui sortaient de sa bouche ne vous étaient pas destinés.
Ils servaient de décor à sa folie.
L’ASSASSIN
Décor ou pas décor, c’était des insultes !
LA FILLE
Si nous nous occupions de notre petite fille.
L’ASSASSIN
Mettons la avec les autres.
Ils transportent le corps derrière la palissade. La gouvernante les suit.
LA GOUVERNANTE
Qui sont ces personnes ?
LA FILLE
Des personnes qui nous ont empêché de dormir en paix.
LA GOUVERNANTE
Elles… elles sont mortes ?
L’ASSASSIN
Oui.
LA GOUVERNANTE
Vous êtes… vous êtes des monstres !
L’assassin l’attrape. Elle se débat et s’enfuit.
Au secours… à l’aide ! A l’aide… au secours !
La fille range ses affaires.
L’ASSASSIN
Que faites-vous ?
LA FILLE
Je plie bagages. La lumière commence à changer. Je reprends ma route.
L’ASSASSIN
Où allez-vous ?
LA FILLE
Partout. Je vais marcher jusqu’à la prochaine nuit puis je m’arrêterai à nouveau.
L’ASSASSIN
Vous croisez beaucoup de monde ?
LA FILLE
Oui. Beaucoup.
L’assassin aperçoit un gant noir et jaune dans le sac.
L’ASSASSIN
La vieille dame sur le banc. La vieille dame sur le banc.
Qui êtes-vous ?
Il la reconnaît.
LA FILLE
Viens mon enfant. Tout est fini. Te souviens-tu de moi ?
L’ASSASSIN
Oui. Je sais qui tu es. La Camarde, la calanche, la vieille randonneuse à la faux.
Je te connais par cœur.
Enfant déjà, ta présence me rassurait lorsqu’au sortir d’affreux cauchemars, je me réveillais en hurlant.
Plus tard, lorsque l’on a envie de crier « je t’aime » sans savoir à qui, je t’ai confié mes craintes, mes espoirs et mes sombres pensées.
Tu as été le témoin de mes plus intimes tourments.
Et mes joies, mes joies secrètes, tu les as partagées aussi
LA FILLE
Nous avons marché côte à côte dès le premier jour.
L’ASSASSIN
Ce premier jour dans le jardin près du toboggan. Tu étais vieille alors.
LA FILLE
J’étais vieille parce que tu étais un enfant.
L’ASSASSIN
Je n’ai pas oublié ce tendre sourire de plaisir au fond de tes yeux.
Je l’ai cherché en vain dans le regard de mes victimes. Je n’y ai vu que de la peur.
Aucune d’entre elles n’a compris que son parcours devait s’interrompre à l’instant où je l’ai tuée.
Elles ont réagi comme des animaux pris au piège au lieu de comprendre qu’il ne pouvait pas en être autrement. Il fallait que ce fût ainsi.
C’est toi qui le décides ? N’est-ce pas ?
LA FILLE
Je ne décide rien. Ce sont elles qui croisent mon chemin.
L’ASSASSIN
Pourquoi ont-elles peur ?
LA FILLE
Parce que tu les effrayes. Moi, je les apaise.
L’ASSASSIN
Je me sens vide, sans désir, sans force, sans souffle. Je vais peut-être devenir une pierre.
Comme tu es belle !
LA FILLE
Tu es prêt mon petit. Alors je suis belle.
L’ASSASSIN
Pourquoi viens-tu aujourd’hui ?
LA FILLE
Si j’étais venue avant tu ne m’aurais pas reconnue.
Le jour va bientôt se lever. Quand il sera là nous n’existerons plus.
Nous allons partir loin, très loin. Si loin que nous n’aurons plus le temps de revenir.
Nous allons aborder aux rivages de l’âme.
Calme toi mon enfant. Tu as été un gentil garçon.
Noir. Puis le jour se lève. Ils ont disparu. La gouvernante entre suivie de deux agents de police.
LA GOUVERNANTE
Allez voir là-bas, derrière.
Qu’est-ce que je vais devenir ? Qu’est-ce que je vais devenir ?
L’HOMME AGENT
Nom de Dieu ! Tout ça en une seule nuit !
LA FEMME AGENT
Encore un coup de la pleine lune.
L’HOMME AGENT
1, 2, 3, 4.
LA FEMME AGENT
Quelle idée de sortir par une nuit pareille ! Tout le monde le sait ça !
Ma grand-mère s’est fait violer à l’âge de quatre vingt huit ans.
C’était aussi par une nuit de pleine lune. Ca les excite tous !
L’HOMME AGENT
J’espère que vous pouvez donner un signalement précis.
LA GOUVERNANTE
Oui. J’ai l’impression qu’ils étaient complices.
Lui, c’était un homme jeune, je crois. Elle… elle paraissait plus âgée.
Noir. Même musique qu’au début.
FIN
Texte déposé à la S.A.C.D.
(Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques)
adresse internet de Jean Pierre Avonts – Saint Lager :
asljp@wanadoo.fr