On entend le début du deuxième mouvement de la sonate en do majeur de Mozart.
Lumière. La fille entre. Elle se dirige lentement vers un banc.
LA FILLE
Il me plaît celui-ci. Il est beau, il n’est pas abîmé. Il a été repeint récemment.
Sent-il encore la peinture ? Non, il ne sent plus la peinture.
Il a du pleuvoir depuis, plusieurs fois.
C’est toi que j’ai choisi ce soir. J’espère que je te conviens.
Tu m’attendais ! Nos trajectoires devaient se croiser. Le destin nous réunit pour une nuit.
Pour les autres, tu es une chose inerte posée ici, sur cette place.
Moi, je t’ai remarqué.
Il m’arrive parfois d’aller au marché aux puces, à la rencontre d’un objet.
Sera-t-il exposé à la vue de tous ou bien faudra-t-il le dénicher au fond d’un vieux cageot ?
Je ne le sais pas mais chacun de mes sens est en éveil, prêt à vivre le moment intense de la découverte.
Elle sort une couverture d’un grand sac.
Je m’allonge sur toi. Tu es doux. Si confortable !
Nous serons blottis l’un contre l’autre, toute la nuit.
J’ai tant marché aujourd’hui. Je suis fatiguée. Bonne nuit.
On entend un train dans le lointain, un chien qui aboie, un cri.
L’assassin entre, s’approche du banc, se penche sur la fille, siffle.
LA FILLE
Pourquoi m’avez-vous réveillée ?
L’ASSASSIN
Je ne voulais pas vous tuer pendant votre sommeil.
LA FILLE
Me tuer ! Quelle drôle d’idée !
L’ASSASSIN
C’est mon métier.
LA FILLE
Votre métier c’est de tuer les gens ?
L’ASSASSIN
Oui.
LA FILLE
Avez-vous reçu une formation ? Possédez-vous quelque diplôme ?
L’ASSASSIN
Non. Je me suis fait tout seul. C’est une vocation.
LA FILLE
Voyez-vous ça ! Quand s’est elle affirmée cette vocation ?
L’ASSASSIN
Très tôt !
Je me souviens de la première fois. Je me rappelle ce jardin d’enfant.
Je jouais avec un nouveau camarade, un garçon maigre aux yeux bleus.
Nous venions de nous rencontrer.
Nous étions instantanément devenus complices comme savent le faire les enfants à cet âge.
Il a voulu me montrer qu’il savait glisser mieux que moi le long du toboggan géant.
Je n’ai pas supporté son arrogance.
Moi aussi je savais mais il arrivait toujours en haut de l’échelle le premier.
A un moment cependant, je l’ai rejoins.
Il se tenait debout, en équilibre instable, juste avant de s’asseoir pour se laisser emporter.
Je l’ai poussé de toutes mes forces. J’ai entendu le bruit sourd de son corps
se brisant sur le gravier, puis aussitôt des cris tout autour.
« Mon Dieu ! Que se passe-t-il ? Il a glissé. Mon chéri, mon chéri !
Tu t’es fait mal ?
Il ne bouge plus ! Au secours ! Aidez-moi ! Faites quelque chose.
Appelez un médecin. Il ne bouge plus ! ».
Il était mort. Je suis redescendu. On me saisit par la main.
« Viens. Rentrons à la maison ».
Personne n’avait deviné mon geste. Une vieille dame assise sur un banc me sourit.
Elle était en train de tricoter un gant. Un gant noir et jaune. Elle avait compris.
Il y avait tant d’amour dans ses yeux. Voilà, vous savez tout.
LA FILLE
Ce fut donc là le début de votre vie, riche en rebondissements, je suppose ?
L’ASSASSIN
Oui. A chaque fois c’est une nouvelle aventure.
LA FILLE
Ainsi je suis votre prochaine aventure ?
L’ASSASSIN
Non.
LA FILLE
Vous envisagiez de me tuer il y a cinq minutes !
L’ASSASSIN
Je vous tuerai, mais vous n’êtes pas ma prochaine aventure.
LA FILLE
Quel dommage !
L’ASSASSIN
Vous vous moquez de moi ?
LA FILLE
Non, non.
L’ASSASSIN
Je viens de tuer !
Je viens de tuer, vous dis-je. Comme je pourrais vous tuer maintenant.
Je vous caresserais le cou, lentement, d’une main. Vous commenceriez à frémir de plaisir.
Alanguie, vous vous abandonneriez au souffle de mes doigts.
Vos yeux mi-clos et vos lèvres humides appelleraient ma bouche… ou la mort.
Mon autre main remonterait avec précaution de votre poitrine à votre nuque puis
mes deux pouces se rejoindraient au bas de votre gorge.
Je serrerais faiblement d’abord puis de plus en plus fort jusqu’au moment où je lirais la surprise et l’effroi sur votre visage.
Vous avez peur maintenant !
LA FILLE
Non.
L’ASSASSIN
Vous ne me croyez pas ?
LA FILLE
Si. Je vous crois.
L’ASSASSIN
Puisque je vous dis que je viens de tuer !
LA FILLE
Elle se met à chantonner.
« La, la, la, la, la, la…
Là-bas, au pays des amandiers en fleurs
Vit mon Prince Charmant.
Je l’appelle avec mes rires et mes pleurs.
Un jour il sera mon amant ».
Tiens, voilà le facteur ! Bonsoir monsieur le facteur.
LE FACTEUR
Bonsoir mademoiselle.
LA FILLE
Non. Pas mademoiselle. Madame. Je vous présente mon mari.
L’ASSASSIN
Ne faites pas attention, elle est folle.
LA FILLE
C’est vous qui êtes fou. Vous caressez le projet de me tuer.
L’ASSASSIN
Je ne suis pas un fou. Je suis un assassin !
LE FACTEUR
Un assassin !
L’ASSASSIN
Oui. Un a – ssa - ssin !
LA FILLE
Dites lui que vous avez peur.
La fille prend une lettre dans la sacoche du facteur.
Quel bonheur ! Une lettre pour moi.
LE FACTEUR
Eh bien oui ! Je vous trouve des yeux bizarres à tous les deux.
Qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vus dans le quartier.
Rendez moi cette lettre.
LA FILLE
D’abord… on ne distribue pas du courrier en pleine nuit. C’est louche.
L’ASSASSIN
C’est vrai ça ! C’est louche. Très louche ! Que faites vous ici au milieu de la nuit ?
LE FACTEUR
Je fais des heures supplémentaires. C’est mon droit non ?
Je ne suis pas un vagabond moi ! Je ne vis pas de l’air du temps et de la charité des passants.
J’ai une maison à payer, une femme, des marmots.
Ca revient cher tout ça ! Qu’est-ce que vous croyez ?
Entre les traites, l’école, la bouffe, car ça mange tout ce monde là, mon salaire ne me suffit plus. Je suis obligé d’effectuer des heures supplémentaires !
J’ai demandé une autorisation à mon supérieur hiérarchique qui a déposé un dossier auprès de son supérieur hiérarchique qui a sollicité un rendez-vous du responsable régional qui lui même en a référé au ministre de tutelle.
Ma demande était justifiée. Il ne manquait aucune...