Quelqu’un

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« Quelqu’un »… « Pronom indéfini » prétend le dictionnaire. Problèmes infinis, devrait-il ajouter pour nous mettre en garde. A partir du moment où « quelqu’un » quitte l’anonymat de la grammaire pour se matérialiser dans la rue, ou ailleurs, bref quelque part où on risque de faire sa connaissance, tout est possible. Qu’on se le dise : on ne rencontre pas impunément quelqu’un. Même quelqu’un de bien peut être n’importe qui. Et inversement. Cette comédie présente en huit scènes, dont certaines peuvent être jouées de façon autonome, des situations à la fois quotidiennes et abstraites, où « quelqu’un » représente ces partenaires avec qui chacun tente d’accommoder sa vie tant bien que mal, histoire de piéger sa solitude. Drôle et grinçante, tendre et désespérée, elle nous rappelle que nous sommes tous le quelqu’un des autres, mais qu’il y a souvent maldonne.

Je cherche quelqu'un

 

Jean-Paul est muni d'une lampe électrique qu'il dirige un peu partout. C'est évident qu'il cherche quelque chose ou… quelqu'un. Lucius, qui est dans les parages, remarque son manège.

Lucius - Qu'est-ce que vous faites ?

Jean-Paul - Je cherche quelqu'un

Lucius - Ah… (Il regarde à droite, à gauche.) Ici ?

Jean-Paul - Oui, ici.

Lucius (regardant à nouveau tout autour) - Vous trouvez ?

Jean-Paul - Pour le moment, non. (Lucius fait mine de regarder à nouveau autour de lui.) Ça vous dérange ?

Lucius - Hein ?

Jean-Paul - Ça vous dérange que je cherche quelqu'un ?

Lucius - Euh… non… pas du tout… (Un temps.) Est-ce qu'on peut vous aider ?

Jean-Paul - A quoi ?

Lucius - Eh bien, à chercher.

Jean-Paul - Pourquoi ? Vous connaissez quelqu'un ?

Lucius - Euh… oui, enfin je connais beaucoup de monde, j'ai… j'ai…

Jean-Paul (s'énervant un peu) - Je ne vous demande pas si vous connaissez "beaucoup de monde", on s'en fout de "beaucoup de monde", je vous demande si vous connaissez quelqu'un !

Lucius - Excusez-moi, mais je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous voulez dire.

Jean-Paul (irrité) - C'est pourtant pas difficile ! Je cherche quelqu'un !

Lucius (essayant d'être compréhensif) - Je vous demande pardon, mais "quelqu'un", ça ne veut rien dire. (Jean-Paul le regarde comme s'il venait de dire une énormité.) "Quelqu'un", ça peut être n'importe qui !

Jean-Paul (encore irrité) - Vous dites n'importe quoi ! "N'importe qui" c'est le contraire de "quelqu'un". Je ne cherche pas n'importe qui, je cherche quelqu'un !

Lucius (un peu irrité à son tour) - Très bien ! Mais si vous voulez qu'on vous aide, il faudrait préciser !

Jean-Paul (plus irrité encore) - Je n'ai pas demandé qu'on m'aide ! Je n'ai pas besoin de vous pour trouver quelqu'un !

Lucius (sarcastique) - Excusez-moi d'avoir voulu vous rendre service...

Jean-Paul - Je ne supporte pas qu'on puisse dire que quelqu'un est n'importe qui, et encore moins que ça ne veut rien dire.

Lucius - Allez expliquer ça à quelqu'un d'autre, parce que moi…

Jean-Paul (à nouveau violent) - Je n'en ai rien à faire de quelqu'un d'autre ! Je cherche quelqu'un, pas quelqu'un d'autre ! Et quelqu'un, c'est une personne unique ! Si vous croyez que je suis prêt à me contenter d'un substitut, d'un succédané, d'un ersatz, vous vous trompez lourdement ! (Lucius ne répond rien. Un temps.) Vous ne dites plus rien ?

Lucius - Ne m'adressez plus la parole, je vous prie.

Jean-Paul - Pourquoi ?

Lucius - Vous avez dit que vous n'aviez pas besoin de moi, alors tirez-en les conséquences et ne me parlez plus, s'il vous plaît.

Jean-Paul - Ce n'est pas parce qu'on n'a pas besoin des gens qu'il ne faut plus leur parler. C'est même dans ces conditions que les conversations sont les plus intéressantes, parce qu'elles sont désintéressées ou même sans intérêt. (Pensif.) Elles sont désintéressées ou sans intérêt, mais intéressantes quand même. Paradoxal, vous ne trouvez pas ? (Pas de réponse.) Hein ?

Lucius - Je n'ai rien dit. Oubliez-moi. Je ne suis pas là.

Jean-Paul - Mais si vous êtes là, devant moi !

Lucius - C'est une illusion ! Je n'existe pas ! (Il fait un geste devant lui, comme s'il était un magicien et qu'il se faisait disparaître.) Regardez : pfut ! je ne suis plus personne.

Jean-Paul - Je vous vois toujours.

Lucius (s'en allant) - Fermez les yeux !

Jean-Paul - Et je vous entends aussi !

Lucius (sans se retourner) - Bouchez-vous les oreilles !

Jean-Paul - Vous n'avez pas le droit de dire que vous n'êtes personne !

Lucius (se retournant brusquement) - Et vous, vous n'avez pas le droit de… (Il s'arrête au milieu de sa phrase car Jean-Paul le regarde avec insistance. Puis, la voix blanche.) Qu'est-ce qu'il y a ?

Jean-Paul - Je vois très bien que vous êtes… quelqu'un…

Lucius - Moi ?! Vous êtes sûr ?

Jean-Paul - Oui, je suis bien obligé de le constater.

Lucius - Mais non ! Pas question ! Je ne veux pas !

Jean-Paul - Désolé, mais vous n'avez pas le choix.

Lucius - Mais ça ne m'arrange pas, ça ne m'arrange pas du tout !

Jean-Paul - Mais moi non plus, ça ne m'arrange pas, qu'est-ce que vous croyez ?! (Un temps.) Vous ne correspondez pas du tout à l'idée que je me faisais de quelqu'un. C'est extrêmement fâcheux.

Lucius - Je dirais même plus : c'est regrettable.

Ils se regardent longuement, sans goût l'un pour l'autre.

Jean-Paul - Je vous imaginais beaucoup plus… beaucoup moins… enfin pas comme ça.

Lucius - Mais je n'ai rien demandé, moi !

Jean-Paul - Si ! Vous avez demandé : "Qu'est-ce que vous faites ?" Souvenez-vous ! Il y a un instant à peine.

Lucius - Je voulais dire que je n'ai pas demandé à être… (Il s'arrête.)

Jean-Paul (finissant la phrase et faisant une proposition) - ... Quelqu'un ?

Lucius - Oui, précisément. Enfin, quelqu'un que vous cherchiez. D'ailleurs je suis sûr que ce n'est pas moi. Il y a erreur sur la personne. Oui, c'est ça !... Erreur sur la personne.

Jean-Paul - Comment le savez-vous ?

Lucius - C'est évident !

Jean-Paul - Je vous écoute.

Lucius (après un temps) - Vous disiez que vous cherchiez quelqu'un d'unique. (Il fait des gestes pour montrer que ce mot signifie "exceptionnel", "formidable".) De… de… (Jean-Paul le regarde sans rien dire. Puis, baissant la tête, comme vaincu.) Je ne suis pas unique, je suis… comme tout le monde. Ordinaire. Banal, complètement banal. Un numéro parmi d'autres, sans plus.

Jean-Paul - Tous les numéros sont uniques... (Il regarde Lucius avec une moue.) Hélas ! (Lucius le regarde, implorant.) Désolé. (Lucius traverse brusquement la scène pour partir.) Ce n'est pas la peine de vous défiler. Que ça vous plaise ou non, on ne peut pas revenir en arrière.

Lucius - Mais pourquoi moi ?

Jean-Paul - C'est comme ça.

Ils sont effondrés tous les deux.

Lucius - Vous êtes sûr que vous ne voulez pas chercher quelqu'un d'autre ?

Jean-Paul (de nouveau furieux) - Je vous ai déjà dit que…

Lucius - O.K., ça va !

Ils se regardent à nouveau.

Jean-Paul - Vous ne me plaisez pas du tout.

Lucius - Vous non plus. (Un temps.) Qu'est-ce qu'on va faire ?

Jean-Paul - Ben, on va faire avec, comme tout le monde.

Un temps.

Lucius - Vous ne seriez pas la Mort, par hasard ?

Jean-Paul - Ça va pas la tête ?

Lucius - J'ai vu ça dans un film un jour : un mec vient s'asseoir à côté d'un autre et lui annonce qu'il est la Mort, ou le Diable, ou le Destin, ou un truc comme ça, je ne me souviens pas exactement, sauf que c'était un film français et que j'ai pas aimé.

Jean-Paul - Arrêtez vos conneries, vous allez me foutre les jetons, j'ai pas besoin de ça en ce moment.

Un temps.

Lucius - Quand même, si vous cherchiez quelqu'un, c'est que vous aviez une intention particulière.

Jean-Paul - Non, rien de spécial, seulement quelqu'un à qui parler.

Lucius - Parler de quoi ?

Jean-Paul - Bof, de tout et de rien. (Un temps.) Vous avez une préférence ?

Lucius - Oui, plutôt la deuxième catégorie : rien.

Jean-Paul - Vous voulez que je me taise, alors ?

Lucius (avec un hochement de tête) - Oui. Franchement, oui.

Jean-Paul - Longtemps ?

Lucius - J'vous préviendrai.

Jean-Paul - Bon, j'attends.

Ils sont assis l'un à côté de l'autre, s'évitant du regard.

 

Y a quelqu'un ?

 

 

Lucius

Jean-Paul

La Fille qui veut...

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