Quiproquos

Imaginez à présent que, par une sorte de magie inexplicable, il soit possible d’échanger les rôles. Qu’en prenant mon chapeau, par exemple, vous preniez en même temps mon nom, mon métier, ma fortune, et qu’en rentrant à la maison, ma femme vous embrasse comme si vous aviez toujours été moi. Mais qu’au fond de vous, vous soyez resté le même !

“Quiproquos” est une pièce anti-con et anti-snob qui rend à la comédie son Q majuscule. La pièce se situe à la croisée de trois grandes traditions comiques : le vaudeville, la satire et la commedia dell’arte.

Prix de la fondation Bajen en 2014.




Quiproquos

Acte I

Scène 1

Charles-Émile, coiffé d’un CHAPEAU, fait les cent pas derrière le canapé où Mathilde, un FOULARD noué autour du cou, est assise.

MATHILDE Qu’est-ce qui te rend si nerveux ?

CHARLES-ÉMILE C’est le livreur de chez Boccatcello qui est en retard ! La tarte à la rhubarbe devait arriver à vingt heures.

MATHILDE Maman n’avait pas commandé un « croustillant de rhubarbe sauvage » ?

CHARLES-ÉMILE Appelle ça comme tu voudras ! « Croustillant de rhubarbe sauvage », tarte à la rhubarbe ! Ce qui compte, c’est qu’il arrive à temps !

MATHILDE Il n’est que huit heures et quart. Il va venir.

CHARLES-ÉMILE Évidemment qu’il va venir ! Manquerait plus que ça !

MATHILDE Jordan ne devrait pas tarder, je vais aller me préparer. Tu le feras patienter ?

CHARLES-ÉMILE Sur le palier ? Bien entendu !

MATHILDE S’il te plaît, papa, essaie d’être aimable avec lui ce soir ! Tu sais bien qu’il ne cherche qu’à s’attirer ton estime.

CHARLES-ÉMILE Tu veux dire qu’il ne cherche qu’à me soutirer de l’argent !

MATHILDE C’est encore cette histoire de contrat ?

CHARLES-ÉMILE Comment, encore ? C’est son unique sujet de conversation.

MATHILDE Entre vous, peut-être. Mais quand nous sommes tous les deux, je t’assure qu’il n’en parle jamais.

CHARLES-ÉMILE Évidemment ! Cela s’appelle la mauvaise foi.

MATHILDE Il me dit les choses les plus agréables.

CHARLES-ÉMILE Encore heureux qu’il ne t’insulte pas ! Ce type est un escroc et son contrat est une arnaque.

MATHILDE Tu cherches seulement une excuse pour retarder encore notre mariage.

CHARLES-ÉMILE Moi ? Pas du tout ! Si tu veux partager ta vie avec un bandit, c’est ton problème. Il veut bien t’épouser à condition que je fasse sa fortune. Le procédé est admirable !

MATHILDE Jordan m’aime.

CHARLES-ÉMILE Pour être tout à fait exact, il te dit qu’il t’aime. C’est un mensonge publicitaire sans aucune valeur contractuelle. Et toi, bonne poire, tu achètes le pot de yaourt sans rien dire. Mais…

MATHILDE N’importe quoi !

CHARLES-ÉMILE Le pot de yaourt ou le paquet de céréales, comme tu veux. C’est une image. Mais si tu m’écoutais un peu…

MATHILDE Papa ! Ça suffit ! Je n’ai aucun doute sur les intentions de Jordan. C’est toi qui vois le mal partout !

CHARLES-ÉMILE Enfin, tu fais ce que tu veux. De toute façon, tout cela ne me concernera bientôt plus…

MATHILDE Ne dis pas ça… Bon, tu me jures de le recevoir correctement ?

CHARLES-ÉMILE Sois tranquille. Si tout va bien, je serai déjà loin.

MATHILDE Quoi ? Tu t’en vas ?

CHARLES-ÉMILE Mais non ! Enfin, pas vraiment… Allez, va ! (Mathilde sort à jardin.) Ah ! Mathilde ! Si seulement tu n’étais pas ma fille… (On sonne.) C’est lui ! Mon pauvre vieux, si tu savais ce qui t’attend…

Il va ouvrir à cour.

Scène 2

Maxime entre, affublé d’une CASQUETTE aux couleurs de Boccatcello, une boîte en carton dans les mains.

MAXIME Le croustillant de rhubarbe sauvage ?

CHARLES-ÉMILE C’est ici ! (Hurlant :) Sophie ?

Sophie, un TABLIER autour de la taille, apparaît au fond.

SOPHIE Monsieur ?

CHARLES-ÉMILE Débarrassez Monsieur de son croustillant, voulez-vous ?

SOPHIE Bien, Monsieur.

Elle s’exécute et sort.

MAXIME (Récitant par cœur :) « La maison recommande de préchauffer la tarte avant de servir… »

CHARLES-ÉMILE (Sur le même ton :) « … au four électrique à cent quatre-vingts degrés ou thermostat six au four traditionnel. L’onctueuse crème chantilly Boccatcello s’alliera à merveille avec son goût relevé. » Non, je ne veux pas goûter l’échantillon. Le reçu… (Il lui arrache le reçu des mains, le signe, dépose un exemplaire sur le buffet et rend le double à Maxime.) Voilà !

MAXIME Monsieur connaît bien la maison. « Boccatcello… »

CHARLES-ÉMILE « … c’est du gâteau ! » Merci, rideau ! Fini le numéro de livreur à l’italienne ! Je vous offre un verre ?

MAXIME C’est que… je n’ai pas fini ma tournée et…

CHARLES-ÉMILE Allez ! Ne vous faites pas prier ! J’ai ici un délicieux porto blanc douze ans d’âge…

MAXIME Monsieur sait se montrer persuasif.

CHARLES-ÉMILE (En servant les verres :) Je vous en prie, faites comme chez vous !

MAXIME C’est que chez moi, c’est moins spacieux.

CHARLES-ÉMILE On s’habitue très vite, vous verrez. Tenez ! À la vôtre !

Ils trinquent et boivent.

MAXIME Hum ! Excellent ! Je devrais y retourner, maintenant…

CHARLES-ÉMILE Ne vous en faites pas. Vous avez tout votre temps.

MAXIME Désolé, mais j’ai encore trois croustillants à livrer et je suis déjà en retard.

CHARLES-ÉMILE Si vous m’écoutez, vous n’aurez plus jamais à livrer un gâteau de votre vie.

MAXIME Vous avez toute mon attention.

CHARLES-ÉMILE Bien. Les informations que je vais vous donner seront bientôt nécessaires à votre survie et je ne me répéterai pas. Je m’appelle Charles-Émile de la Durandière, je suis médecin, j’ai quarante-neuf ans, je suis marié à une femme hideuse et vénale qui m’a donné une fille superbe avec un cœur en or. Son fiancé est un escroc et un scélérat qui n’hésite pas à faire du charme à mon épouse pour arriver plus vite à ses fins. Il faudra également vous méfier de la domestique : comme bien souvent, derrière une gueule d’ange s’échafaudent les plans du démon. Vous verrez peut-être aussi le drôle d’énergumène qui habite à côté. Je ne sais pas pourquoi il paye encore un loyer, car il passe le plus clair de son temps ici. Voilà pour vous planter le décor.

MAXIME Je ne suis pas sûr de voir où vous voulez en venir.

CHARLES-ÉMILE Et moi je suis sûr que vous ne voyez pas. Maintenant, regardez-moi. Qu’est-ce que vous remarquez en premier ?

MAXIME Euh… je ne sais pas.

CHARLES-ÉMILE Allez-y, n’ayez pas peur.

MAXIME Eh bien… Votre nez ?

CHARLES-ÉMILE Comment, mon nez ? Qu’est-ce qu’il a, mon nez ? Vous remarquez mon chapeau, imbécile ! Ça crève les yeux !

MAXIME Ah oui ! Bien sûr ! Le chapeau…

CHARLES-ÉMILE Mon chapeau, extravagant et cher, servant au parvenu à étaler sa fortune, mais trahissant son manque de goût.

MAXIME Moi, je le trouve très chic, ce chapeau…

CHARLES-ÉMILE C’est ce que je disais. Mais voilà où je voulais en venir : tous nous portons des accessoires, des signes, pour avertir les autres de notre rôle dans cette sinistre farce qu’est la vie. Voyez votre casquette ! C’est celle d’un livreur, donc d’un homme jeune, sans le sou, et par conséquent célibataire ?

MAXIME Dans le mille !

CHARLES-ÉMILE Comme vous le voyez, ces symboles disent notre métier, notre âge, notre fortune, notre état civil. En somme, toutes choses qui pourraient appartenir à un autre. Tandis que notre personnalité, notre enveloppe charnelle, notre voix, nous sont autant de caractéristiques imprenables. D’un côté, il y a le personnage ; de l’autre, le comédien.

MAXIME Je crois que je commence à comprendre.

CHARLES-ÉMILE Mais non, voyons ! Vous ne comprenez rien du tout. Et ce n’est que le début ! Imaginez à présent que, par une sorte de magie inexplicable, il soit possible d’échanger les rôles. Qu’en prenant mon chapeau, vous preniez en même temps mon nom, mon métier, ma fortune, et qu’en rentrant à la maison, ma femme vous embrasse comme si vous aviez toujours été moi. Mais qu’au fond de vous, vous soyez resté le même !

MAXIME Sauf votre respect, ce serait vraiment affreux !

CHARLES-ÉMILE Vous connaissez mon épouse ?

MAXIME Non, mais…

CHARLES-ÉMILE (Désignant la CASQUETTE :) Je peux ?

MAXIME Si ça vous fait plaisir…

Charles-Émile prend la CASQUETTE.

CHARLES-ÉMILE (À la CASQUETTE :) Ah ! enfin ! Je suis libre ! (Il enlève le CHAPEAU et met la CASQUETTE.) Eh bien, sur ce, bonsoir ! Et surtout bonne chance !

Il dépose le CHAPEAU sur la tête de Maxime et sort à cour.

MAXIME Attendez !

Scène 3

Sophie apparaît au fond.

SOPHIE Monsieur ? Pour combien de personnes dois-je dresser la table ?

MAXIME Comment voulez-vous que je le sache ? C’est à votre patron qu’il faut demander ça !

SOPHIE Mais Monsieur…

MAXIME Où est-il passé ?

Maxime va à la porte d’entrée et l’ouvre. Entre Suzanne, chargée de paquets.

SUZANNE Ah ! Merci, mon chéri. (Elle l’embrasse subrepticement sur la bouche.) Sophie, ne restez pas plantée là ! Venez m’aider, qu’on ne vous paye pas à rien faire, pour une fois ! Le couvert pour quatre. Avons-nous du champagne au frais ? Par pitié, sortez les coupes et non les flûtes ! Ici, les coupes. Mathilde ne boit pas, faites le calcul, cela fait trois coupes. Ici, les trois. Le croustillant est arrivé ? Vous êtes priée de ne pas le brûler, cette fois-ci. Mais qu’est-ce que vous attendez ? Psssschit ! Disparaissez ! (Sophie sort avec les paquets. Tout en parlant, Suzanne sort une CIGARETTE et fume.) Je ne sais pas pourquoi tu insistes pour que nous gardions cette fille, elle est complètement incapable. Je suis épuisée. Toute cette foule dans les magasins ! Pas moyen de faire son shopping en paix. Tu as intérêt à te conduire convenablement avec Jordan, ce soir. Il compte sur toi pour le contrat. Il faut que tu signes. C’est un garçon intelligent, encore jeune, sportif avec ça ; il mérite qu’on lui donne sa chance. Et tu ne peux pas empêcher Mathilde d’être heureuse ! Eh bien, tu n’as rien d’autre à raconter ?

MAXIME Pourquoi m’avez-vous embrassé ?

SUZANNE Je te demande pardon ?

MAXIME Vous m’avez embrassé, tout à l’heure. Pourquoi ?

SUZANNE Tu me donnes du « vous » à présent ? Te suis-je donc devenue tout à fait étrangère ? Et depuis quand une femme n’a plus le droit d’embrasser son mari ? Je m’évertue à sauvegarder les apparences, mais je peux m’en passer ! On ne peut pas dire que tu me fasses vivre sur des charbons ardents…

MAXIME Je ne suis pas votre mari ! Votre mari est parti. Regardez, je ne lui ressemble pas du tout. Son nez…

SUZANNE (Elle rit.) Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il est très bien, ton nez ! Non, c’est ta bouche qui ne va pas !

MAXIME Ma bouche ? Non, écoutez, c’est un malentendu. Je suis le livreur de chez Boccatcello.

SUZANNE Enfin, Charles-Émile, mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es ivre ?

MAXIME Je n’ai bu qu’un verre de… ce porto… Mais vous vous trompez ! Je m’appelle Maxime ! Je ne suis pas du tout votre mari !

SUZANNE Tu me fais peur. Mon chéri, si c’est une blague, elle a assez duré. Je vais me rafraîchir. Tâche de te calmer jusqu’à mon retour ! Et arrête de boire !

Elle sort par le couloir à jardin.

MAXIME Ils sont tous fous dans cette baraque !

Il s’apprête à sortir à cour.

Scène 4

Mathilde revient.

MATHILDE Tadam ! Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

Elle fait un tour sur elle-même.

MAXIME (Subjugué :) Ça… Ça alors ! On dirait un ange !

MATHILDE Oh ! merci ! (Elle se jette sur lui et l’embrasse dans le cou.) J’espère que Jordan sera de ton avis. Il n’est toujours pas arrivé ?

MAXIME Aucune idée.

MATHILDE Comment ça, aucune idée ? Tu dois bien être au courant. Jordan est arrivé, oui ou non ?

MAXIME Je ne sais pas, je ne connais pas de Jordan.

MATHILDE Je vois. Tu fais encore du mauvais esprit.

MAXIME Excusez-moi, je ne crois pas vous avoir déjà rencontrée. Comment vous appelez-vous ?

MATHILDE Très drôle.

MAXIME (À part :) Ce n’est pas possible, elle aussi est persuadée que nous nous connaissons… (Haut :) J’ai l’impression que vous me confondez avec quelqu’un d’autre.

MATHILDE Pardon ?

MAXIME Vous me parlez comme si nous nous connaissions déjà, alors que je ne vous ai jamais vue.

MATHILDE Tu me fais une farce !

MAXIME Pas du tout. C’est...

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