Petit Prologue
Sur un air de jazz – un beau blues – avec éclairage à la poursuite uniquement.
Ouverture du rideau dans le noir et le silence.
Musique.
Un petit rond lumineux parcourra lentement le désordre général, comme pour le donner à constater, comme si une main de cambrioleur tenait une lampe torche.
Le rond de lumière vient se placer au fond de la scène et, là, s’agrandit jusqu’à pouvoir contenir un couple, un plateau et une théière apprivoisée.
Zouzouille entre le premier encore tout ensommeillé, suivi de Bijou qui se déplace à la façon des nuages.
Lui, chaussures sans lacets ni chaussettes, pantalon de pyjama trop court en bas, marcel sur le torse, sur les épaules le déshabillé de sa femme on ne peut plus vaporeux et froufroutant, les cheveux hirsutes comme à l’accoutumée, il tient une théière à la main et une nappe de dentelle déposée sur l’avant-bras.
Elle porte, en bas, une sorte de short de soie rose, en haut, cette chose que l’on appelle, je crois, un baby-doll. La veste de pyjama de son compagnon en guise de peignoir, aux pieds, une mule bleu ciel et l’autre rose, cheveux blond vénitien presque crépus retenus d’un seul côté par une aiguille à tricoter et dégoulinants de l’autre, elle tient un plateau à la main avec les tasses ébréchées et dépareillées du petit déjeuner.
Le petit cortège titubant s’arrête devant le piano dont le dessus est fort encombré, puisque s’y trouve même un poulet plumé, un poulet tout nu, un poulet qui pue.
Zouzouille pose la théière sur le plateau toujours porté par Bijou. Doucement, en utilisant son bras comme une sorte de râteau, il va faire glisser sur le sol tout ce qui encombrait le piano, pour étendre ensuite à la place la nappe de dentelle déchirée à plusieurs endroits. Bijou dépose le plateau sur la nappe, tandis que Zouzouille rapproche deux tabourets de bar. Bijou se rend compte alors qu’ils ont inversé leurs « déshabillés », sourit, attendrie, le fait remarquer à Zouzouille, ce qui les fait glousser en chœur.
Ils vont redonner ce qui appartient à l’autre, chacun l’enfilant consciencieusement à l’envers.
Enfin, ils s’attableront devant le piano et Bijou déposera une tasse devant chacun d’eux.
La lumière s’estompera sur les dernières notes.
mme Fêlée et m. BarjoT
Zouzouille et Bijou n’ont pas bougé et se tiennent toujours attablés devant le piano.
Bijou - Mais je ne dis pas que tu as tort, Zouzouille, ce que j’essaie simplement de formuler avec mes pauvres petits mots en lambeaux…
Zouzouille (l’interrompant) - Bijou ! Bijou, je t’en supplie, écoute-moi ! Alors là, pour le coup, c’est trop important !
Bijou - Mais bien sûr que c’est important – verse-moi du thé – Zouzouille adoré !
Zouzouille - On ne peut pas laisser s’enfuir un malentendu pareil sans craindre de le voir revenir pour tout assombrir.
Bijou (en confidence à un de ses ongles) - J’adore comme cet homme s’exprime !
Zouzouille (sans quitter Bijou des yeux, il verse donc le thé à côté de la tasse) - Il faut à tout prix, tu m’entends, il faut à tout prix…
Bijou - Pas trop sur la nappe s’il te plaît, merci !
Zouzouille - Il faut à tout prix que nous soyons du même avis.
Bijou - C’est un ordre, mon chéri, ou c’est un souhait ?
Zouzouille (presque implorant) - Surtout en début de journée !
Bijou - On peut tout à fait, de temps en temps, être amenés à penser différemment.
Zouzouille (catastrophé) - Toi… et moi ?
Bijou (radieuse et attendrie) - Zouzouille !!! Le voilà aussitôt qui se noie !
Zouzouille - Parce que je ne veux pas – jamais – être séparé de toi !
Bijou - Bon ! Reprenons tout depuis le début de cette conversation à bâtons rompus. Au commencement, de quoi parlions-nous précisément ?
Zouzouille - Précisément ? Au commencement ?… Je ne sais pas… ou plutôt je ne me souviens pas. D’ailleurs, c’est toi qui as commencé. Si, si ! C’est toi qui as abordé le fameux sujet.
Bijou - Justement, s’il te plaît, quel fut le sujet par moi abordé ? (Zouzouille cherche un peu, les sourcils froncés, puis fait une hideuse grimace de totale ignorance.) Donc, en fait, je parle, je parle et pendant ce temps-là tu ne m’écoutes pas ?
Zouzouille - Au contraire – la preuve – puisque j’ai réagi toutes voiles dehors, la proue en avant !
Bijou - Pas le coup du bateau qui fend les flots, non merci !
Zouzouille - J’ai tout de même bien dit qu’il était impossible de ne pas être du même avis ?
Bijou - Oui ! Certes ! Seulement… pas du même avis… à propos de quoi ?
Zouzouille (cherche brièvement puis avoue, catastrophé) - Oh là là là là !
Bijou (catastrophée également) - N’est-ce pas ?
Zouzouille (tourmenté) - Que c’est désagréable de tout égarer et de ne plus se souvenir de ce qu’on était parti chercher !
Bijou (tourmentée) - Soi-disant très important ! Avec un méchant malentendu qu’il ne fallait surtout pas laisser planer sous peine de sombrer et autres calamités.
Zouzouille - Bon sang de bonsoir ! De quoi parlions-nous qui paraissait si essentiel que j’ai même failli en avoir de la peine ?
Bijou - Au petit déjeuner, c’est le genre d’incident qui me donnerait aussitôt envie de me recoucher.
Zouzouille - Attends, attends ! Pas d’affolement ! Tout va revenir. Il suffit de se conduire comme si on avait abandonné les recherches et alors ce qu’on avait perdu repointe aussitôt le bout de son nez.
Bijou (soucieuse) - Les lunettes, pour commencer ! Les cheveux, qui ne se rappellent plus de quelle couleur ils étaient. Les vêtements, qui se mettent bizarrement à rétrécir sans qu’on ait songé à les faire bouillir ! Je crains, mon Zouzouille, que nous soyons bel et bien en train de vieillir.
Zouzouille (abasourdi) - Déjà ?
Bijou - Un peu, oui ! Comme deux biscuits grignotés par une souris ! Rassure-toi, ce n’est pas encore le naufrage intégral, pourtant il faut bien l’admettre, toi et moi, prenons l’eau par endroits.
Zouzouille - Glouglou ?
Bijou - Pas de panique surtout ! (Et tandis qu’elle va s’acharner sur le couvercle indocile d’une boîte de biscuits.) De toute façon, Bijou est là et si jamais je vois le moindre papillon noir voleter autour de toi, je l’écrase sans pitié… Non ! ce serait trop méchant, trop salissant… Je le repousserais plutôt… (Le couvercle cède et Bijou s’illumine.) Tiens ! Le revoilà celui-là !… Mon permis de conduire !!!
Zouzouille (sans amertume aucune) - Comme quoi il suffisait d’avoir envie d’un biscuit !
Bijou (s’adresse au permis comme si elle s’adressait à un petit chat enfin retrouvé) - Si tu savais, mon chéri, combien je t’ai cherché ! Il fallait m’appeler à travers le couvercle.
Zouzouille - Dis-lui également que depuis, on a égaré la bagnole !
Bijou (piquée au vif) - Pas égarée ! Nous l’avons garée
– nuance – très bien garée – superbe créneau s’il te plaît – dans une rue dont effectivement le nom nous a ensuite échappé.
Zouzouille - Et voilà tout ! N’empêche que ça commence quand même à faire beaucoup.
Bijou - Allons, allons, pas de défaitisme !
Zouzouille - Fleurir pendant toute une année une tombe sur laquelle tu as sangloté comme je verse le thé, pour se rendre compte tout à coup que ce n’était pas du tout ta pauvre maman qui était enterrée dessous…
Bijou (vexée, va donner de la voix) - Qu’est-ce qui ressemble autant à une tombe qu’une autre tombe ?
Zouzouille - Je te l’accorde, mais reconnais que dans notre genre nous sommes plutôt gratinés.
Bijou (boudant le débat) - Avec mon permis de conduire – rose – enfin retrouvé, je repousserai tous les papillons noirs du monde entier.
Elle regarde autour d’elle et va dissimuler le permis retrouvé, en sûreté, à savoir à l’intérieur du corps d’une poupée décapitée, qu’elle rejette ensuite n’importe où.
De son côté, Zouzouille s’est souvenu soudain du refrain d’une vieille chanson et, comme à son habitude, l’entonne sans l’ombre d’une hésitation. « Le disque usé » de Michel Emer :
Zouzouille - Tant qu’y’a d’la vie y’a d’l’espoir
Vos désir’ vos rêves
Seront exaucés un soir
Avant que votre vie s’achève
Le bonheur viendra vous voir
Il faudra l’attendre sans trêve
Chassez les papillons noirs
Tant qu’y’a d’la vie y’a d’l’espoir.
Bijou - Si la nappe a daigné m’en laisser, je reprendrais bien une tasse de thé. (Une sonnette – ou autre chose – retentit dans le lointain.) Oh ! mon Dieu ! Je rêve où l’on a sonné ?
Zouzouille (tragique) - Ça y est ! Ils reviennent nous couper l’électricité.
Bijou - Impossible, voyons ! Puisqu’en voulant régulariser, nous avons, au contraire, beaucoup trop payé.
Zouzouille - Alors ils sont venus rajouter de l’électricité. (Mimique d’intense considération.) Quelle classe !
Bijou (exténuée tout à coup) - Zouzouille ! Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?
Zouzouille - Euh… mardi ou mercredi… mais en tous les cas, pas lundi !
Bijou - Et tu crois m’aider, sans doute ?
Zouzouille (fait brièvement mine de se concentrer) - Mardi ! Aujourd’hui mardi ! Année : 2008 !
Bijou - Parce que l’auxiliaire de vie envoyée par la mairie devait venir se présenter mercredi.
Zouzouille - Demain donc, puisque aujourd’hui nous sommes lundi !
Bijou (tout en se recoiffant à la hâte du bout des doigts) - Tais-toi, je t’en prie, et va ouvrir plutôt ! (Crié pour le lointain.) Voilà, voilà, ne raccrochez pas !
Zouzouille - Je ne peux pas, Bijou, je suis en pyjama.
Bijou - Et moi, alors ?
Zouzouille - Toi, tu es tellement plus jolie que moi !
Bijou - La vérité est que tu fais exprès de t’enlaidir pour ne pas avoir à ouvrir ! (Elle sort.)
Zouzouille (donnant de la voix pour atteindre Bijou) - Laid ?… Moi, qui fus un si joli bébé ?… (Il jette un regard circulaire et hurle à l’adresse de Bijou.) Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas une seule photo de moi bébé ?… Bijou !!!… Hein ?… Depuis quand tu me trouves laid ?…
Bijou (déjà de retour et la voix claironnante) - Entrez, entrez, madame Sanchez… (Elle enchaîne, un regard ombrageux pointé sur son mari.)… envoyée par la mairie, car nous sommes bel et bien mercredi !
Mme Sanchez (habillée jeune et onéreux avec un sac à main en crocodile) - Bonjour monsieur ! (Elle ose à peine lever les yeux sur lui ni regarder en face le capharnaüm ambiant et semble déjà regretter d’être là.)
Zouzouille - Pardon de vous apparaître quelque peu chiffonné par les doigts de Morphée et permettez-moi, chère madame, de vous présenter mes hommages !
Il s’en va lui baiser le bout des doigts tandis que l’auxiliaire de vie ne parvient même plus à grimacer un sourire.
Bijou - Otez-moi d’un doute, je vous prie : il ne serait pas déjà dix-sept heures, quand même ?
Mme Sanchez (jette un coup d’œil à une grosse montre-bracelet effroyablement virile) - Dix-sept heures dix !
Bijou - Doux Jésus ! Je sens que la journée sera vite expédiée.
Zouzouille - Si vous le permettez, très chère petite madame, je vais vous indiquer tout de suite où se trouve le compteur. (Il s’apprête à gagner la sortie.)
Bijou (avec douceur et lassitude aussi) - Zouzouille !
Zouzouille (s’arrête net et se retourne) - Bijou, mon amour ?
Bijou - Mme Sanchez est l’auxiliaire de vie dépêchée par la mairie.
Zouzouille (tout d’abord interloqué, enchaîne sur le ton de l’évidence enfin retrouvée) - Alors tu vois bien que nous sommes mercredi ! (Puis tourné vers Mme Sanchez épuisée déjà de devoir passer sans arrêt d’un étonnement à un autre.) Excusez-la ! Mon épouse est quelque peu étourdie.
Bijou (à Mme Sanchez) - Une assistante sociale fort sympathique est venue nous visiter suite à de multiples tracasseries dans le domaine de la paperasserie et cette charmante personne s’est mis dans la tête qu’il serait bon, pour mon époux comme pour moi-même, d’être en quelque sorte… épaulés.
Mme Sanchez - Voilà, oui ! Après vous avoir rencontrés, c’est vrai qu’elle était toute retournée !
Zouzouille - Pourquoi contrarier les bonnes volontés ? Mais je vous en prie, asseyez-vous, madame Ramirez !
Bijou (accorte) - Vous préférez le tabouret de bar ou le...