Rencontre de Cléopâtre et de la reine de Saba

Suzy et Simone ont fait leurs classes de jeunes comédiennes ensemble. Des années plus tard, qui paraissent une éternité, les retrouvailles sont amères.
Le théâtre d’avant-garde, engagé, que pratique maintenant Simone n’attire que quelques rares spectateurs dans des petites salles mal chauffées ; tandis que la flamboyante Suzy triomphe en coquette dans les pièces de boulevard de son amant Vattier, au succès populaire incontestable.
Évidentes jalousies, vacheries mesquines, confessions sincères, anciennes amours contrariées ; la nuit sera longue.
Mais ce Vattier, qu’elles ont toutes les deux connu, malgré son absence, semble tenir une place bien importante dans cette rencontre. Et Suzy agit de plus en plus bizarrement… Très vite les masques tombent et la tragédie éclate, mais pas forcément celle que l’on aurait pu supposer.




Rencontre de Cléopâtre et de la reine de Saba

Première scène

Une loge de théâtre plutôt modeste, voire d’avant-garde, que l’on suppose dans un sous-sol. Une comédienne, Simone, se démaquille avec morosité à l’issue d’une représentation. Autour d’elle, des fragments de costumes plus qu’austères, très prolétariens. On frappe à la porte. Petits coups mutins. Un minois moqueur, quoiqu’un peu intimidé, se montre. C’est Suzy, une collègue et ancienne camarade d’école dramatique. Très élégante, un superbe manteau de fourrure. Elle tranche sur l’environnement, et même sur le physique et l’apparence plus ternes de sa condisciple.

Suzy

Je peux entrer ?

Simone, qui lui tourne le dos.

Un instant, s’il vous plaît.

Suzy, prête à refermer la porte.

J’ai tout mon temps.

Simone, qui reconnaît la voix.

Qui est là ?

Suzy

Tu vas être surprise.

Simone

Une seconde. (Nerveuse, elle se dirige vers la porte, l’ouvre en grand.) Oh !

Suzy, souriante.

C’est une surprise, hein ?

Simone, sentiments incertains.

Toi !

Suzy

Ça fait combien d’années, hein ? (Avec effusion.) Je ne regrette pas ma soirée ! J’ai trouvé… C’est merveilleux !

Simone

Suzy ! Ça alors !

Suzy

On s’embrasse ?

Simone

Oh ! attention !

Embrassades, malgré le visage encore luisant de crème de Simone.

Suzy

Tu étais admirable ! Une force, une densité… Et cette énergie ! Et, en même temps, cette rigueur…

Simone

Merci, passe.

Suzy se faufile dans la toute petite loge.

Suzy

Je ne te dérange pas, au moins ?

Simone

Non ! Non ! Entre.

Simone retourne à sa table de démaquillage.

Suzy

Cet auteur, Grossmayer, je ne connais pas. Il a une réputation ?

Simone

C’est un grand auteur tchèque d’origine finnoise.

Suzy

Tout ce qu’il dit ! Sur les changements climatiques, la pollution, la mondialisation, et j’en passe, c’est… c’est…

Un temps, légère gêne.

Simone, fixant Suzy.

Mais…

Suzy

Oui ?

Simone

Qu’est-ce qui…

Suzy

Je voulais te voir ! Je me disais : « Simone joue. Simone crée tout un nouveau répertoire. C’est une grande actrice… Alors que toi, tu es là-bas dans ta crèmerie… »

Simone

Oui ! Mais quelle crèmerie !

Suzy

On ne sort pas assez, on est toujours enfermé dans son petit cercle, on a ses manies, ses tics, trucs… Je me suis dit : « Va prendre un grand bol d’air pur ! »

À cet instant, comme par hasard, Suzy tousse.

Simone, désignant un appareil de chauffage.

Ce n’est rien ! Juste le mirus. Tu veux que je l’éteigne ?

Suzy, s’enveloppant dans son superbe manteau de fourrure.

Non ! Non ! Il fait plutôt frisquet, aujourd’hui.

Simone

Ça allait dans la salle ?

Suzy

Presque.

Simone

Si on chauffe, les gens crèvent de chaleur ; si on ne chauffe pas…

Suzy

On connaît ça aux Ambassadeurs ! La climatisation n’y fonctionne jamais. Ou on grelotte, ou on…

Simone se lève. Se fige soudain.

Simone

Incroyable !… Tu as payé ta place ?

Suzy, moqueuse.

Ça te surprend ?

Simone

C’était donc toi ?

Suzy

Quand même ! On était bien… huit.

Simone

Le mardi est un soir…

Suzy

Nous, pareil ! Les deux premiers soirs de la semaine : cinq mille à six mille euros de recette à tout casser ! Évidemment, on se rattrape ensuite. Le samedi, je ne te dis pas : cinquante mille, voire parfois plus…

Tête de Simone.

Simone, retournant à sa table.

Tu permets ? Je finis.

Suzy, docile, s’écartant.

Je t’en prie.

Simone

Qu’est-ce que vous jouez, vous, en ce moment ?

Suzy

Eh bien, une pièce de Mac Machin, tu sais, cette irrésistible farce écossaise…

Simone, lugubre.

Ils sont doués, les Écossais, pour les farces…

Suzy

Oui ! Mais on s’en lasse. Enfin… Vattier s’en lasse…

Un temps.

Simone

Il va bien, Vattier ?

Suzy

Il n’est jamais content. Je lui dis : « On fait salle comble, les gens hurlent de rire, que veux-tu ? »

Simone

On a eu des rires, ce soir, tu as remarqué ?

Suzy

Deux… Mais en général, les gens rient trop facilement… Bref, il a programmé pour la saison prochaine un montage-patchwork, comme il dit, Labiche-Feydeau-Courteline… D’accord, réécrit, réassemblé, redynamisé par Bellonne, mais quand même… Quoique, ça ne sera pas mal. Les costumes sont de Jilabert !

Simone, sans enthousiasme.

Oh !

Suzy

Trois plateaux tournants, quatre scènes en simultané, des décors évolutifs, on n’arrête pas de grimper, de descendre. Ça sera très décapant, je crois… (Voyant que l’autre demeure sur sa réserve.) Mais je parle de moi, je parle toujours de moi, alors que je suis ici…

Simone

Ici, évidemment, ce n’est pas les Ambassadeurs.

Suzy fait un effort pour dégeler l’atmosphère.

Suzy

Tu sais que ton théâtre a du charme ?…

Simone

Tu trouves ?

Suzy

Plus !… Une espèce de magie…

Simone

Il en faut, tant il est si difficile à trouver au bout de cette impasse…

Suzy, péremptoire.

Ma chère ! Lorsque les gens veulent trouver, ils trouvent.

Simone, amère.

Alors, ils n’ont pas trouvé.

Suzy

C’est parce qu’on n’est que mardi… Et puis, lorsque ça se saura…

Simone

Six semaines déjà qu’on joue.

Suzy

C’est très dur en ce moment ! Vattier le dit : « On ne sait plus ce que les gens veulent ! »

Simone, désabusée.

Oh ! si ! On le sait.

Un temps. Nouvelle gêne.

Suzy

En tout cas, ce que tu fais…

Simone

Oui ?

Suzy

… il faut le faire !

Simone

Vraiment ?

Suzy, pleine de bonne volonté, cherchant des exemples.

Lorsque tu prends en flagrant délit cet infâme salopard de…

Simone

… Larson !

Suzy

Et que tu lui flanques à la tête la disparition de la forêt amazonienne, en lui reprochant l’extinction de la flore et de la faune partout sur les continents, sans compter ses magouilles avec le Capital, la grande distribution…

Simone

C’est une pièce très engagée.

Suzy

Ça… très engagée… (Légère hésitation.) Je n’ai pas très bien compris la fin.

Simone

Il n’y en a pas ! L’auteur préfère que l’on reste sur du flou, non sans une note d’espoir tout de même.

Suzy

Ah !

Simone, cérébrale, un peu poseuse.

On saisit quand même les risques et les futurs enjeux… L’angoissante interrogation sur le climat : les démocraties parviendront-elles à s’avérer facteur d’équilibre social, écologique, réussiront-elles à s’affirmer, mieux, s’imposer dans l’économie de ce monde ?…

Suzy

Oui ! Oui !… Il faudra que tu m’expliques tout. Tu sais comment je suis, moi… (Petit rire.) Un peu tête en l’air… C’est pour ça qu’on s’aimait bien au Conservatoire ! Toi, la profonde, la cérébrale ; moi, la libellule…

Simone

Je n’ai pas fait le Conservatoire.

Suzy, confuse.

Pardon ! C’est vrai, on s’est quittées juste à l’entrée du Conservatoire.

Simone

Tu n’y as obtenu aucun prix, je crois…

Suzy, qui encaisse.

Non ! Mais tu sais, les prix, personne n’en voulait plus. C’était terriblement suspect, même… La contestation globale, déjà, qui s’annonçait…

Silence. Un ange passe, impression de nostalgie, de regrets. Simone détaille enfin réellement Suzy. Sa collègue s’avère vraiment splendide, très chic.

Simone, sincère.

Tu sais que tu es très belle ?

Suzy

Merci.

Simone

Tu n’as pas changé.

Suzy, moins convaincue.

Toi non plus.

Simone tourne autour de Suzy. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut s’empêcher d’admirer, d’envier.

Simone

Tu es… Tu es…

Suzy étale fièrement son manteau de fourrure.

Suzy

Tu aimes ? C’est Vattier qui me l’a offert.

Simone

Il ne s’est pas moqué de toi.

Suzy

Ça ! Il est très attentionné, même si un peu casse-pieds, Vattier, d’accord, et si borné… Tu ne l’amènerais pas voir du Grossmayer, ça non ! (S’apercevant de sa gaffe.) Ah ! il me fait te dire, à propos : si tu veux venir voir notre drôlerie, tu es la bienvenue.

À nouveau, malaise.

Simone

Vraiment ?

Suzy

Oui ! Il me demandait d’ailleurs si tu étais inscrite sur nos listes de générales.

Simone

Euh, je ne crois pas.

Suzy

Tu sais, à ces premières, il y a de tout et n’importe quoi, ça ne veut plus rien dire… Une confusion… (S’essayant dans la profondeur.) On vit un temps de grande confusion, tu ne trouves pas ?

Simone

Peut-être.

Suzy

Toi, par contre, tu viens quand tu veux !

Simone

De préférence, plutôt, quand même, un des premiers soirs de la semaine, c’est ça ?

Suzy

Pas de problème ! On te dégotera toujours un strapontin. Et ensuite on ira souper au Marly.

Simone, glaciale.

Merci ! Trop gentil. (Un long silence. Gêne. Simone, visage fermé, vaque à ses occupations, pousse Suzy pour mieux circuler.) Pardon ! Un peu plus à droite. Merci !

Suzy, soudain, presque craintive.

Je ne te dérange pas, tu en es sûre ?

Simone, vague.

Non ! Non !

Suzy

Parce que si… Il faut me le dire…

Simone

Mais non !

Un temps.

Suzy

Tu n’as pas l’air très heureuse de ma visite.

Simone

Je devrais ?

Elles se fixent.

Suzy

D’accord ! On s’était un peu disputées à cause de Vattier.

Simone, qui pense le contraire.

Pas grave ! L’eau, depuis, a coulé sous les ponts.

Suzy

Il hésitait. Il a toujours hésité. Il a toujours été un de ces boulevardiers avec, par moments, des velléités d’intellectualisme… Mais qu’est-ce que je raconte ?… Disons qu’il s’est posé, à ses débuts, des questions sur son orientation, celle de son futur répertoire…

Simone

Il a tranché, depuis.

Suzy

Oui ! Il a tranché… Il n’arrête pas de trancher… (Un temps.) Et toi, avec Gilbert ?

Simone

C’est fini.

Suzy

Ah !… C’était un gentil, Gilbert… Un pur…

Simone

Ça ne nourrit pas, la pureté.

Suzy

Non. (Silence. Désignant les lieux.) Comment faites-
vous ?

Simone, qui a très bien compris.

À quel sujet ?

Suzy

Pour… ce soir, par exemple…

Simone, péremptoire.

On est subventionnés.

Suzy

Ah ! quand même !

Simone

C’est la moindre des choses, non ?

Suzy

Absolument ! Il faut vous soutenir !… Surtout dans un pays qui souhaite promouvoir la culture… Je le disais à Vattier : « Heureusement qu’il n’y a pas partout que tes fariboles, tes falbalas ! »

Un temps. Simone fait mine d’être prête à quitter les lieux.

Simone

Bon !… Maintenant…

Suzy, sincèrement contrariée.

Déjà ?

Simone

C’est que…

Suzy

Vous fermez ?… Si vite ?…

Simone

On ne va pas, en plus, dépenser de l’électricité.

Simone enfile un très léger manteau.

Suzy

Je te préviens : il fait un froid de canard dehors… (Désignant la harde.) Tu n’as que ça ?

Simone, fière.

Moi, ça me suffit.

Suzy, humble, presque implorante.

Si tu as le temps… on pourrait peut-être dîner ensemble ?

Simone

Non, merci.

Suzy

Je t’invite.

Simone, blessée.

Il n’en est pas question.

Suzy

Simone ! Ça me ferait plaisir.

Simone, soudain, se retourne, défie sa visiteuse. Finies les mondanités.

Simone

Merde ! Qu’est-ce que tu me veux ? Tu n’as pas trouvé bon de me voir pendant vingt ans et, brusquement, tu rappliques ici, dans un théâtre que tu méprises profondément…

Suzy, faiblement.

Pas du tout !

Simone

Je le sais ! On me l’a dit : tu n’arrêtes pas de te foutre de « tous ces lieux à rats où, assures-tu, on ne joue que des trucs rasoirs, inécoutables, avec des comédiens impossibles » !

Suzy

Ils sont peut-être, en général, impossibles ! Mais pas toi, je te jure… Pour toi, j’ai un immense respect.

Simone

Eh bien, ce n’est pas réciproque !

L’autre encaisse. Un temps. Regard plein de sous-entendus en direction de Simone.

Suzy, à...

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