Première scène
Une loge de théâtre plutôt modeste, voire d’avant-garde, que l’on suppose dans un sous-sol. Une comédienne, Simone, se démaquille avec morosité à l’issue d’une représentation. Autour d’elle, des fragments de costumes plus qu’austères, très prolétariens. On frappe à la porte. Petits coups mutins. Un minois moqueur, quoiqu’un peu intimidé, se montre. C’est Suzy, une collègue et ancienne camarade d’école dramatique. Très élégante, un superbe manteau de fourrure. Elle tranche sur l’environnement, et même sur le physique et l’apparence plus ternes de sa condisciple.
Suzy
Je peux entrer ?
Simone, qui lui tourne le dos.
Un instant, s’il vous plaît.
Suzy, prête à refermer la porte.
J’ai tout mon temps.
Simone, qui reconnaît la voix.
Qui est là ?
Suzy
Tu vas être surprise.
Simone
Une seconde. (Nerveuse, elle se dirige vers la porte, l’ouvre en grand.) Oh !
Suzy, souriante.
C’est une surprise, hein ?
Simone, sentiments incertains.
Toi !
Suzy
Ça fait combien d’années, hein ? (Avec effusion.) Je ne regrette pas ma soirée ! J’ai trouvé… C’est merveilleux !
Simone
Suzy ! Ça alors !
Suzy
On s’embrasse ?
Simone
Oh ! attention !
Embrassades, malgré le visage encore luisant de crème de Simone.
Suzy
Tu étais admirable ! Une force, une densité… Et cette énergie ! Et, en même temps, cette rigueur…
Simone
Merci, passe.
Suzy se faufile dans la toute petite loge.
Suzy
Je ne te dérange pas, au moins ?
Simone
Non ! Non ! Entre.
Simone retourne à sa table de démaquillage.
Suzy
Cet auteur, Grossmayer, je ne connais pas. Il a une réputation ?
Simone
C’est un grand auteur tchèque d’origine finnoise.
Suzy
Tout ce qu’il dit ! Sur les changements climatiques, la pollution, la mondialisation, et j’en passe, c’est… c’est…
Un temps, légère gêne.
Simone, fixant Suzy.
Mais…
Suzy
Oui ?
Simone
Qu’est-ce qui…
Suzy
Je voulais te voir ! Je me disais : « Simone joue. Simone crée tout un nouveau répertoire. C’est une grande actrice… Alors que toi, tu es là-bas dans ta crèmerie… »
Simone
Oui ! Mais quelle crèmerie !
Suzy
On ne sort pas assez, on est toujours enfermé dans son petit cercle, on a ses manies, ses tics, trucs… Je me suis dit : « Va prendre un grand bol d’air pur ! »
À cet instant, comme par hasard, Suzy tousse.
Simone, désignant un appareil de chauffage.
Ce n’est rien ! Juste le mirus. Tu veux que je l’éteigne ?
Suzy, s’enveloppant dans son superbe manteau de fourrure.
Non ! Non ! Il fait plutôt frisquet, aujourd’hui.
Simone
Ça allait dans la salle ?
Suzy
Presque.
Simone
Si on chauffe, les gens crèvent de chaleur ; si on ne chauffe pas…
Suzy
On connaît ça aux Ambassadeurs ! La climatisation n’y fonctionne jamais. Ou on grelotte, ou on…
Simone se lève. Se fige soudain.
Simone
Incroyable !… Tu as payé ta place ?
Suzy, moqueuse.
Ça te surprend ?
Simone
C’était donc toi ?
Suzy
Quand même ! On était bien… huit.
Simone
Le mardi est un soir…
Suzy
Nous, pareil ! Les deux premiers soirs de la semaine : cinq mille à six mille euros de recette à tout casser ! Évidemment, on se rattrape ensuite. Le samedi, je ne te dis pas : cinquante mille, voire parfois plus…
Tête de Simone.
Simone, retournant à sa table.
Tu permets ? Je finis.
Suzy, docile, s’écartant.
Je t’en prie.
Simone
Qu’est-ce que vous jouez, vous, en ce moment ?
Suzy
Eh bien, une pièce de Mac Machin, tu sais, cette irrésistible farce écossaise…
Simone, lugubre.
Ils sont doués, les Écossais, pour les farces…
Suzy
Oui ! Mais on s’en lasse. Enfin… Vattier s’en lasse…
Un temps.
Simone
Il va bien, Vattier ?
Suzy
Il n’est jamais content. Je lui dis : « On fait salle comble, les gens hurlent de rire, que veux-tu ? »
Simone
On a eu des rires, ce soir, tu as remarqué ?
Suzy
Deux… Mais en général, les gens rient trop facilement… Bref, il a programmé pour la saison prochaine un montage-patchwork, comme il dit, Labiche-Feydeau-Courteline… D’accord, réécrit, réassemblé, redynamisé par Bellonne, mais quand même… Quoique, ça ne sera pas mal. Les costumes sont de Jilabert !
Simone, sans enthousiasme.
Oh !
Suzy
Trois plateaux tournants, quatre scènes en simultané, des décors évolutifs, on n’arrête pas de grimper, de descendre. Ça sera très décapant, je crois… (Voyant que l’autre demeure sur sa réserve.) Mais je parle de moi, je parle toujours de moi, alors que je suis ici…
Simone
Ici, évidemment, ce n’est pas les Ambassadeurs.
Suzy fait un effort pour dégeler l’atmosphère.
Suzy
Tu sais que ton théâtre a du charme ?…
Simone
Tu trouves ?
Suzy
Plus !… Une espèce de magie…
Simone
Il en faut, tant il est si difficile à trouver au bout de cette impasse…
Suzy, péremptoire.
Ma chère ! Lorsque les gens veulent trouver, ils trouvent.
Simone, amère.
Alors, ils n’ont pas trouvé.
Suzy
C’est parce qu’on n’est que mardi… Et puis, lorsque ça se saura…
Simone
Six semaines déjà qu’on joue.
Suzy
C’est très dur en ce moment ! Vattier le dit : « On ne sait plus ce que les gens veulent ! »
Simone, désabusée.
Oh ! si ! On le sait.
Un temps. Nouvelle gêne.
Suzy
En tout cas, ce que tu fais…
Simone
Oui ?
Suzy
… il faut le faire !
Simone
Vraiment ?
Suzy, pleine de bonne volonté, cherchant des exemples.
Lorsque tu prends en flagrant délit cet infâme salopard de…
Simone
… Larson !
Suzy
Et que tu lui flanques à la tête la disparition de la forêt amazonienne, en lui reprochant l’extinction de la flore et de la faune partout sur les continents, sans compter ses magouilles avec le Capital, la grande distribution…
Simone
C’est une pièce très engagée.
Suzy
Ça… très engagée… (Légère hésitation.) Je n’ai pas très bien compris la fin.
Simone
Il n’y en a pas ! L’auteur préfère que l’on reste sur du flou, non sans une note d’espoir tout de même.
Suzy
Ah !
Simone, cérébrale, un peu poseuse.
On saisit quand même les risques et les futurs enjeux… L’angoissante interrogation sur le climat : les démocraties parviendront-elles à s’avérer facteur d’équilibre social, écologique, réussiront-elles à s’affirmer, mieux, s’imposer dans l’économie de ce monde ?…
Suzy
Oui ! Oui !… Il faudra que tu m’expliques tout. Tu sais comment je suis, moi… (Petit rire.) Un peu tête en l’air… C’est pour ça qu’on s’aimait bien au Conservatoire ! Toi, la profonde, la cérébrale ; moi, la libellule…
Simone
Je n’ai pas fait le Conservatoire.
Suzy, confuse.
Pardon ! C’est vrai, on s’est quittées juste à l’entrée du Conservatoire.
Simone
Tu n’y as obtenu aucun prix, je crois…
Suzy, qui encaisse.
Non ! Mais tu sais, les prix, personne n’en voulait plus. C’était terriblement suspect, même… La contestation globale, déjà, qui s’annonçait…
Silence. Un ange passe, impression de nostalgie, de regrets. Simone détaille enfin réellement Suzy. Sa collègue s’avère vraiment splendide, très chic.
Simone, sincère.
Tu sais que tu es très belle ?
Suzy
Merci.
Simone
Tu n’as pas changé.
Suzy, moins convaincue.
Toi non plus.
Simone tourne autour de Suzy. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut s’empêcher d’admirer, d’envier.
Simone
Tu es… Tu es…
Suzy étale fièrement son manteau de fourrure.
Suzy
Tu aimes ? C’est Vattier qui me l’a offert.
Simone
Il ne s’est pas moqué de toi.
Suzy
Ça ! Il est très attentionné, même si un peu casse-pieds, Vattier, d’accord, et si borné… Tu ne l’amènerais pas voir du Grossmayer, ça non ! (S’apercevant de sa gaffe.) Ah ! il me fait te dire, à propos : si tu veux venir voir notre drôlerie, tu es la bienvenue.
À nouveau, malaise.
Simone
Vraiment ?
Suzy
Oui ! Il me demandait d’ailleurs si tu étais inscrite sur nos listes de générales.
Simone
Euh, je ne crois pas.
Suzy
Tu sais, à ces premières, il y a de tout et n’importe quoi, ça ne veut plus rien dire… Une confusion… (S’essayant dans la profondeur.) On vit un temps de grande confusion, tu ne trouves pas ?
Simone
Peut-être.
Suzy
Toi, par contre, tu viens quand tu veux !
Simone
De préférence, plutôt, quand même, un des premiers soirs de la semaine, c’est ça ?
Suzy
Pas de problème ! On te dégotera toujours un strapontin. Et ensuite on ira souper au Marly.
Simone, glaciale.
Merci ! Trop gentil. (Un long silence. Gêne. Simone, visage fermé, vaque à ses occupations, pousse Suzy pour mieux circuler.) Pardon ! Un peu plus à droite. Merci !
Suzy, soudain, presque craintive.
Je ne te dérange pas, tu en es sûre ?
Simone, vague.
Non ! Non !
Suzy
Parce que si… Il faut me le dire…
Simone
Mais non !
Un temps.
Suzy
Tu n’as pas l’air très heureuse de ma visite.
Simone
Je devrais ?
Elles se fixent.
Suzy
D’accord ! On s’était un peu disputées à cause de Vattier.
Simone, qui pense le contraire.
Pas grave ! L’eau, depuis, a coulé sous les ponts.
Suzy
Il hésitait. Il a toujours hésité. Il a toujours été un de ces boulevardiers avec, par moments, des velléités d’intellectualisme… Mais qu’est-ce que je raconte ?… Disons qu’il s’est posé, à ses débuts, des questions sur son orientation, celle de son futur répertoire…
Simone
Il a tranché, depuis.
Suzy
Oui ! Il a tranché… Il n’arrête pas de trancher… (Un temps.) Et toi, avec Gilbert ?
Simone
C’est fini.
Suzy
Ah !… C’était un gentil, Gilbert… Un pur…
Simone
Ça ne nourrit pas, la pureté.
Suzy
Non. (Silence. Désignant les lieux.) Comment faites-
vous ?
Simone, qui a très bien compris.
À quel sujet ?
Suzy
Pour… ce soir, par exemple…
Simone, péremptoire.
On est subventionnés.
Suzy
Ah ! quand même !
Simone
C’est la moindre des choses, non ?
Suzy
Absolument ! Il faut vous soutenir !… Surtout dans un pays qui souhaite promouvoir la culture… Je le disais à Vattier : « Heureusement qu’il n’y a pas partout que tes fariboles, tes falbalas ! »
Un temps. Simone fait mine d’être prête à quitter les lieux.
Simone
Bon !… Maintenant…
Suzy, sincèrement contrariée.
Déjà ?
Simone
C’est que…
Suzy
Vous fermez ?… Si vite ?…
Simone
On ne va pas, en plus, dépenser de l’électricité.
Simone enfile un très léger manteau.
Suzy
Je te préviens : il fait un froid de canard dehors… (Désignant la harde.) Tu n’as que ça ?
Simone, fière.
Moi, ça me suffit.
Suzy, humble, presque implorante.
Si tu as le temps… on pourrait peut-être dîner ensemble ?
Simone
Non, merci.
Suzy
Je t’invite.
Simone, blessée.
Il n’en est pas question.
Suzy
Simone ! Ça me ferait plaisir.
Simone, soudain, se retourne, défie sa visiteuse. Finies les mondanités.
Simone
Merde ! Qu’est-ce que tu me veux ? Tu n’as pas trouvé bon de me voir pendant vingt ans et, brusquement, tu rappliques ici, dans un théâtre que tu méprises profondément…
Suzy, faiblement.
Pas du tout !
Simone
Je le sais ! On me l’a dit : tu n’arrêtes pas de te foutre de « tous ces lieux à rats où, assures-tu, on ne joue que des trucs rasoirs, inécoutables, avec des comédiens impossibles » !
Suzy
Ils sont peut-être, en général, impossibles ! Mais pas toi, je te jure… Pour toi, j’ai un immense respect.
Simone
Eh bien, ce n’est pas réciproque !
L’autre encaisse. Un temps. Regard plein de sous-entendus en direction de Simone.
Suzy, à...