Rewind, provisoirement

Rewind, ou la touche retour en arrière.
Commençons par la fin, puisqu’on la connaît.
Puis remontons le temps, jour après jour. Jusqu’à l’enfance. Jusqu’au début.
Jusqu’au premier jour dans cet hôpital.

Armand, Fanny, Fleur. Chacun vient confier à la mère ce qu’il n’a jamais osé dire, n’a pas eu le temps de dire, ce qu’il a caché, éludé, travesti. Les rancoeurs, souffrances, rivalités, trahisons, déceptions, humiliations. Les secrets.
On se réunit autour du distributeur à café de l’hôpital.
On se raconte des histoires enfouies. On fouille. On explore. On exhume. On tente de comprendre. On se souvient.
On rigole, on s’engueule, on se retrouve, on s’étreint.
On trouve le café franchement imbuvable.

Liste des personnages (4)

Armand, le frère aînéHomme • Adulte
Fanny, la sœur cadetteFemme • Adulte
Fleur, la soeur benjamineFemme • Adulte
Voix : Père, oncles, tantes, proches, médecins, infirmières.Indifferent • Age indifferent

1
Mardi 27 : Fanny


Fanny : On est là.

Tous là. Même l’oncle. Ensemble. Famille unie dans la peine.
On ne dit rien, on ne sait pas quoi se dire, il n’y a plus rien à dire, tout a été dit.
C’était très tôt ce matin. On est venus tout de suite. On le savait. On le pressentait, comme un cyclone qui menace, on nous indique l’heure, précisément, où il touchera les côtes, pour les ravager nous dit-on, on
envisage le pire, toujours, et quand il se pointe à l’heure dite, parfois
la violence n’est pas celle prévue.

Donc on est là.

On a un peu de mal à se regarder. On ne pleure pas. Pas vraiment.
On attend que quelqu’un prenne la parole. On attend que le père remplisse son rôle de père. Montrer que le père c’est lui. Il le sait. Il sait tout ça. Il lève les yeux vers nous, chacun de nous, des yeux un peu mouillés. Il va dire quelque chose, un truc important, une belle phrase. Il a eu le temps d’y penser, de la préparer la belle formule qui en jette, les mots bien choisis qui nous mettraient tous d’accord.

Ça y est il va parler.

Il parle :

Le père : quand je pense qu’hier encore.

Fanny : Et c’est tout.

Nous les filles on se tait. Fleur a envie de dire quelque chose mais elle
a changé tellement changé. C’est à Armand de répondre. C’est l’aîné.
C’est son rôle :

Armand : de toute façon on savait bien on savait très bien comment
tout cela se terminerait. C’était écrit c’était prévu les médecins
nous l’avaient expliqué en long en large en détail. On ne peut pas
dire qu’on ne savait pas et c’est mieux comme ça oui bien mieux. Il
fallait il fallait vraiment. Je veux dire il fallait que ça se termine ça ne
pouvait plus continuer.

Fanny : Le père regarde le fils. Le fils, le père.

Le père va dire que les médecins nous avaient fait comprendre qu’il y
a toujours un espoir, toujours, car y croire, y croire, et que donc rien
n’était perdu.

Mais il ne le dit pas.

Il se laisse juste prendre dans les bras du fils.

Puis moi, puis Fleur, de nos bras nous les entourons, le père le fils.

Nous sommes comme un paquet.

À côté du distributeur à café.

Le médecin arrive et nous explique encore une fois le pourquoi le
comment l’indicible l’inexplicable l’irrationnel et la vie qui se barre
en couille :

Le médecin : le décès de votre épouse/sœur/maman a été constaté
à 1 heures 17 du matin. Elle n’a pas souffert, s’est éteinte sans
conscience, en douceur, le corps était usé, parvenu au bout de son
chemin, comme vous le savez, la maladie s’était répandue dans tous
les tissus, atteignant le point de non-retour, bref, plus aucun espoir
n’était permis, comme je vous l’ai expliqué ces dernières semaines,
la médecine a ses limites, infranchissables dans l’état actuel de la
recherche, nous avons tenté par tous les moyens de prolonger sa vie,
puis d’atténuer sa douleur, mais là aussi vous le savez la médecine est
victime de ses propres contradictions. Bref.

Le père : Oui bref,

Fanny : dit le père.

Le médecin : Bref oui donc, comme je vous l’ai dit il y a maintenant 23
jours, lorsqu’elle est entrée dans cette quasi inconscience, la situation
était irréversible, la seule chose que nous pouvions envisager était de,
comment dire, limiter ses souffrances, bref, c’est pour cette raison que
n’avons pas hésité à faire ce que nous avions à faire et que d’ailleurs
nous avons fait il n’y avait plus tellement de choix. Bref.
Le père : Oui bref,

Fanny : dit le père.

Le médecin : Bref oui donc, même si l’on n’est jamais sûr à cent
pour cent on prend les mesures nécessaires, vous comprenez, mais à
présent nous sommes là pour, heu, bref.

Le père : Oui bref.

Fanny : Dit encore le père.

Le père : Pas tout à fait ce que vous nous aviez dit. Mais c’est comme
ça. Bref.

Le médecin : Oui bref.

Le père : Et maintenant. Affronter ce vide. Tout ce vide.

Le médecin : C’est une épreuve et je suis là pour vous y aider. C’est
ma fonction. Vous aider à accepter. Se remettre à vivre.
Le père : M’aider. Comment voulez-vous. Il faudrait pouvoir vous
mettre à ma place. Non. Personne ne peut comprendre. Personne.
C’est à moi. À moi seul.

Fanny : L’oncle Gérard qui n’a encore rien dit s’approche de la toubib.
Oncle Gérard : Imaginez que moi son frère n’ai même pas pu lui
parler.
Le médecin : Elle a senti votre présence. C’est ce qui est important.
Un au revoir. Un adieu. En quelque sorte.

Le père : Tu parles. Le remord oui. Mon épouse était brouillée avec ses frères et sœurs une histoire d’héritage un truc à la con c’est pour ça que.

Oncle Gérard : Je t’en prie ne reviens pas là-dessus c’est pas le moment c’est vraiment pas le moment alors que ma sœur vient juste de.

Le père : Ta sœur était d’abord ma femme. Connard.

Le médecin : Messieurs s’il vous plaît.

Fanny : Une blouse blanche même si c’est une femme qui la porte ça
impressionne, ça calme, ça fait taire jusqu’aux plus retors :

Le médecin : pas de hiérarchie dans les peines, penser à la suite, se retrouver, tous ensemble, accepter, reconstruire,

Fanny : etc etc.

Puis Armand dans son rôle d’aîné parle de funérarium inhumation s’organiser prévenir prévoir cérémonie cimetière brioche repas téléphoner faire-part faire savoir.

N’oublier personne. Surtout.

Fleur, elle, n’avait rien dit. Pas un mot rien.

Oui vraiment elle avait changé.

Elle avait peut-être dit ce qu’elle avait à dire. Ou pas. Elle ne m’en avait rien dit.

Moi non plus je ne lui ai pas dit ce que j’avais dit à la mère.

Ni même quand je l’avais dit

C’était mon affaire et nous avions chacun la nôtre, suffisamment encombrante.
Alors nous sommes partis. Sans rien...

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