SCÈNE 1
THÉÂTRE DU PALAIS-ROYAL/LOGE DE MOLIÈRE.
Soir du 17 février 1673, Molière s’apprête à jouer le rôle d’Argan dans « Le malade imaginaire ». Il se maquille et répète son texte devant sa glace. Il est éreinté et pris d’une méchante toux chronique.
MOLIÈRE. -
Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de Monsieur, trente sols». Oui, mais, Monsieur Fleurant… ce n'est pas tout que d'être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. (Il tousse.) Maudite toux ! Ah Chienne, ah ! Charogne !... (Il prend la clochette d’Argan et sonne Armande.) Drelin ! Drelin ! Armande ! (Il tousse à nouveau.) Ah ! traîtresse ! Vas-tu t’ôter de moi. (Il actionne à nouveau la clochette.) Armande ! Madame Molière ! Jamais là quand on a besoin d’elle. (Il tousse.)
On frappe à la porte. On entend la voix de Rosimond qui contrefait le régisseur.
Voix de ROSIMOND (contrefaisant le Régisseur.). -
Dans dix minutes monsieur de Molière.
MOLIÈRE. -
Déjà ? Pourquoi ? Quelle heure ? Quel jour ?
Voix de ROSIMOND (Régisseur.). -
Le jour de votre trépas Monsieur de Molière, 17 février 1673.
MOLIÈRE. -
Qui parle ?
Voix de ROSIMOND (Régisseur.). -
Du parterre au balcon, tout est comble, votre public vous attend.
Molière continue de se maquiller.
Voix de ROSIMOND (déclame une réplique de Don Juan de Molière.). -
Jean-Baptiste tu n’as plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du ciel. Si tu ne te repens pas, ta perte est résolue.
MOLIÈRE. -
Qui ose tenir ces paroles ?
Voix de ROSIMOND. -
Je t’invite à venir souper avec moi ce soir.
MOLIÈRE (déclame une réplique de son Don juan.). -
Je crois connaître cette voix ? C’est une mauvaise plaisanterie, vous ne m’aurez pas, sortez de mon esprit. (Il se dirige vers la porte et l’ouvre brutalement. Personne. Il hurle.) Ce n’est pas Dom Juan que je joue, mais Argan. (Il referme la porte. Il est pris d’une convulsion. (On frappe à nouveau.) Entrez ! (Apparaît Rosimond, Molière semble horrifié.) Ah ! Je le savais ! Cette voix brouillonne et vulgaire. Tu n’es pas le commandeur, il est déjà écrit, et par moi ! Usurpateur !
ROSIMOND. -
La fièvre vous fait délirer Molière. Vous ne pouvez jouer dans cet état.
MOLIÈRE. -
Ne t’approche pas, Satanas, je ne veux rien de toi.
ROSIMOND. -
Vous devez accepter votre défaite. Votre corps ne vous répond plus. Je suis là. Profitez de moi, je vous remplace. Le public me connaît, il m’acclame tous les soirs au Marais. Allez, lâchez, pour l’honneur de notre profession.
MOLIÈRE. -
Jamais ! Tu n’es que mensonges, sortilèges, subterfuges, tu viens ici pour m’achever. Je te perce à présent.
ROSIMOND. - joueur
Aïe !
MOLIÈRE. -
Le fond de ton âme est noir. Armande avait raison, je m’y serais perdu si je t’avais engagé dans ma troupe.
ROSIMOND. -
C’est votre ambition qui vous a aveuglé.
MOLIÈRE. -
Tu m’aurais englouti.
ROSIMOND. -
Nous avons un point commun tous les deux : On tombe, on se fracasse mais on se relève toujours.
MOLIÈRE. -
Je n’ai rien de commun avec toi. Tu penses me remplacer : quelle indécence ! Retourne dans ton petit théâtre du Marais, là est ta place. Tu ne seras jamais moi, tu entends, jamais… (Il se met à cracher du sang.)
ROSIMOND. -
Je n’ai jamais voulu être vous, vous égaler sans aucun doute et je n’ai pas fini d’y travailler. Vous ne devriez pas jouer ce soir.
MOLIÈRE. -
Et pourquoi non ? Je serais à la démesure de mon personnage. Le public me portera, m’acclamera comme il l’a toujours fait. Ôte-toi de ma vue, opportuniste.
ROSIMOND. -
Mais regardez-vous ! (Il lui montre son visage dans un miroir) Vous avez besoin de repos. Laissez-moi respirer à votre place. J’ai tout appris, j’ai votre prose et vos vers en bouche depuis si longtemps, je vais jouer avec vos mots comme un acrobate, extraire la peinture de vos personnages.
MOLIÈRE. -
Mes personnages seraient insultés si tu les habitais. Sors d’ici monstre funeste !
ROSIMOND. -
Toutes ces années de combat acharné ne riment à rien. Il est temps de nous apaiser vous ne croyez pas ?
MOLIÈRE. -
Emberlificoteur !
ROSIMOND (récite quelques débuts de répliques du « Malade imaginaire ».). -
Mamie, vous me fendez le cœur… Tout le regret que j’aurai si je meurs… Il faut faire mon testament mamour.
MOLIÈRE (Il expectore.). -
C’est mon Malade, c’est ma pièce ! Holà ! Armande ! Holà quelqu’un ! Drelin ! Drelin ! (À Rosimond.) Moi vivant, jamais tu ne déposeras un pied sur la scène du Palais-Royal, mon théâtre. Tu portes malheur, tu me fais peur !
ROSIMOND (Il lui tend une potion.). -
Prenez ceci.
MOLIÈRE. -
Tu veux m’empoisonner en plus.
ROSIMOND. -
J’ai encore besoin de vous.
MOLIÈRE. -
Ah ! (Il expectore dans une coupelle.) Maudit soit…
ROSIMOND (se dirige lentement vers la porte.). -
Je reste aux alentours.
MOLIÈRE. -
Vautour !
ROSIMOND (en sortant avec une réplique de Don Juan.). -
Ô ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus et tout mon corps devient ardent.
Coup de tonnerre.
SCÈNE 2
1657 - TAVERNE PARISIENNE -
Rosimond 16 ans plus tôt. Il est assis seul devant un pichet de vin, il déclame des vers de Mascarille dans « l’Étourdi » de Molière. Il est passablement ivre. Une jeune femme, La Guiot, le regarde amusée, elle s’approche.
ROSIMOND (déclame à son pichet.). -
Taisez-vous ma bonté, cessez votre entretien,
Vous êtes une sotte, et je n’en ferai rien.
Oui, vous avez raison, mon courroux, je l’avoue ;
Relier tant de fois ce qu’un brouillon dénoue,
C’est trop de patience, et je dois en sortir.
LA GUIOT. -
C’est bien dit, c’est de vous ?
ROSIMOND (continue de déclamer.). -
Mais aussi, raisonnons un peu sans violence :
Si je suis maintenant ma juste impatience,
On dira que je cède à la difficulté,
Que je me trouve à bout de ma subtilité.
ROSIMOND. -
Non, de Molière !
LA GUIOT. -
Molière ? Jamais entendu parler.
ROSIMOND. -
Votre candeur me plaît. Oh ! Si la chance m’était donnée de le rencontrer. Il est l’excellence !
…
Tavernier, un pichet.
LA GUIOT. -
Vous en avez pas mal éclusé, ce me semble.
ROSIMOND. -
Pas assez pour m’obscurcir l’esprit.
LA GUIOT. -
Vous êtes comédien ?
ROSIMOND. -
Un comédien sans troupe, un comédien dans l’âme, un comédien qui n’a jamais joué à part chez les jésuites quand j’étais collégien, mais comédien je suis, le théâtre m'attend.
LA GUIOT. -
Ça se pourrait. Vous avez une voix, une aisance, un physique.
ROSIMOND. -
Vous me réchauffez l'âme.
LA GUIOT. -
Vous êtes un comique. Avec de l’expérience, vous pourrez le séduire.
ROSIMOND. -
Molière ?
LA GUIOT. -
Le public, voyons.
ROSIMOND. -
Ah ! Et vous ?
LA GUIOT. -
Moi, je suis comédienne.
ROSIMOND. -
Vraiment ? Si jeune et déjà amorale !
LA GUIOT. -
J’aime la fantaisie ! La chance m’a souri. (Ils trinquent.) Je viens de ma province, tout droit jusqu’ici. Dès la semaine prochaine, j’intègre une compagnie.
ROSIMOND. -
Mais quel âge avez-vous ? Pardon ! Vous êtes si jeune.
LA GUIOT. -
Vous l’avez déjà dit.
ROSIMOND. -
C’est comme une caresse. Redire ce qui plaît, c’est toucher de plus près.
LA GUIOT. -
C’est de Molière aussi ?
ROSIMOND. -
Non, c’est de mon invention pure.
LA GUIOT. -
Et vous quel âge avez-vous ?
ROSIMOND. -
Dix-sept ans.
LA GUIOT. -
Vous ne les faites pas.
ROSIMOND. -
Vous trouvez ?
LA GUIOT. -
Vous faites tellement plus.
ROSIMOND. -
Eh bien, je serai votre protecteur.
LA GUIOT. -
Ah ! Non, je n’ai besoin de personne et m’en trouve très bien… Si vous partiez avec nous ?
ROSIMOND. -
A peine arrivée, vous fuyez déjà ?
LA GUIOT. -
Rosidor…
ROSIMOND (rectifie.). -
Rosimond
LA GUIOT. -
Non ! Rosidor c’est notre chef de troupe. Nous sommes six. Nous allons jouer “l’amant indiscret” de Quinault ? Vous connaissez ?
ROSIMOND. -
Je connais tout.
LA GUIOT. -
Il manque le valet, vous y seriez parfait. Rosidor joue le rôle du maître. Vous pourriez faire un couple intéressant. Nous partons en province, Dijon, Lyon, Rouen puis Bruxelles et même la Hollande.
ROSIMOND. -
Diantre ! Tout un programme.
LA GUIOT. -
C’est un homme de troupe, il sait choisir ses comédiens.
ROSIMOND. -
Vous êtes amoureuse, ça se voit, non ne dites rien !
LA GUIOT. -
J’ai besoin d’argent et il n’est pas déplaisant.
ROSIMOND. -
C’est bien là mon tourment.
LA GUIOT. -
Je sens que nous allons faire deux bons amis vous et moi.
ROSIMOND. -
C’en est trop, je me meurs.
LA GUIOT. -
Qu’avez-vous ?
ROSIMOND. -
Vous me crevez le cœur.
LA GUIOT (souriant). -
Là, vous en faites de trop. Alors, je vous présente à Rosidor ?
ROSIMOND. -
Je vous suis.
Il déclame une réplique tirée de la pièce ”Les qui pro quo ou le valet étourdi” de Rosimond.
ROSIMOND. -
Ah ! quand je vois tes deux yeux pétillants comme du vin Claret, ta bouche rouge et fraîche ainsi qu’une cerise, ton teint uni, vif et de couleur exquise, tes petits doigts mignons et tes mains, je me pâme. Et peu s’en faut ma foi, que je ne rende l’âme. (Il conclut.) Je réclame une maîtresse, il me tombe une sœur. (Il reprend.) Jarny ! quand je te touche… (à La Guiot.) Quel est ton petit nom ?
LA GUIOT. -
Judith
ROSIMOND. -
Jarny ! quand je te touche, Judith mon amour, l’eau me vient à la bouche.
SCÈNE 3
ROUEN. ÉTÉ 1658.
JEU DE PAUME DES BRAQUES.
Molière, 15 ans plus tôt, est sur la scène, songeur le regard face à la salle plongée dans la pénombre. Il vient de terminer la représentation de l’étourdi. Armande, des coulisses, l’interpelle. Rosimond, caché, les observe.
ARMANDE. -
Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste ! (Elle pénètre sur la scène et s’approche lentement de lui. D’une voix douce.) Jean-Baptiste ?
MOLIÈRE (flottant.). -
Mon petit chat, je suis là.
ARMANDE. -
À quoi songiez-vous donc ?
MOLIÈRE. -
Je rêve, mon Armande, je rêve.
ARMANDE. -
Un rêve bien profond.
MOLIÈRE. -
Je rêve d’un théâtre rouge et or, qui du sol au plafond plus de mille spectateurs accueillerait. Un théâtre vivant fait pour enchanter. Dans ce théâtre on y donnerait mes pièces, mes personnages seraient une peinture acerbe, joyeuse, impitoyable, des mœurs de notre temps. Un théâtre qui se ferait l’écho des voix de l’humanité. Le théâtre de Paris !
ARMANDE. -
Et m’y vois-tu jouer dans ce théâtre enchanteur ?
MOLIÈRE. -
Je te réserve les plus beaux rôles.
ARMANDE. -
En attendant nous sommes à Rouen et les comédiens t’attendent tous au foyer pour que tu leur donnes tes notes.
MOLIÈRE. -
Comment as-tu trouvé la représentation d’aujourd’hui ?
ARMANDE. -
Un peu molle.
MOLIÈRE. -
Bien vu ! Va leur dire que j’arrive.
Elle sort. Rosimond sort de sa cachette et applaudit.
ROSIMOND. -
Oh ! Molière, je ne sais comment vous dire toute mon admiration, vous êtes… Et la représentation de ce soir, exceptionnelle.
MOLIÈRE (surpris). -
Jeune homme vous surgissez, mais qui êtes-vous ? C’est votre habitude de surprendre les gens de la sorte ?
Rosimond sort et revient en marchant bruyamment. Il s’approche de Molière et fait une révérence.
ROSIMOND. -
Rosimond, pour vous servir, Monsieur de Molière.
MOLIÈRE (amusé.). -
Vous faites du style jeune homme. Que désirez-vous ?
ROSIMOND. -
Entrer dans votre troupe.
Molière ne peut s’empêcher d’émettre un Ah !
ROSIMOND (déterminé.). -
Engagez-moi, Monsieur !
MOLIÈRE (piqué de curiosité.). -
Et pourquoi moi ? Vous avez l’embarras du choix dans cette belle ville de Rouen.
ROSIMOND. -
J’ai assisté à toutes les représentations, je connais vos pièces en intégrale.
MOLIÈRE. -flatté
C’est de l’acharnement.
ROSIMOND. -
Non de l’éblouissement. (Voulant impressionner Molière) Regardez ce que je sais faire : (Il récite deux vers de Mascarille dans l’Étourdi) Oui, je te vais servir d’un plat de ma façon. Fut-il jamais au monde un plus heureux garçon ? (Il fait des figures avec son corps.) Que pensez-vous de cette figure ? (Il exécute une espèce d’arabesque.) Et celle-ci ? Je sais aussi faire des fouettées. (Il exécute un saut de chat et tombe.)
Armande entre. Elle découvre Rosimond au sol et le prend pour Molière. Elle se précipite sur lui.
ARMANDE. -
Jean-Baptiste ! Mon Dieu, Jean-Baptiste !
Rosimond toujours au sol tourne son visage vers elle. Elle pousse un cri.
MOLIÈRE (coquin.). -
Je suis là, chère.
Rosimond et Molière rient de leur supercherie.
ARMANDE (se relève, vexée.). -
Très drôle ! Je m’étouffe de rire.
ROSIMOND (sans se démonter.). -
Je peux aussi jouer la tragédie. Du Corneille par exemple !
Il se relève et clame avec emphase deux vers de Cinna de Corneille
Prends un siège Cinna, prends et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t’impose.
MOLIÈRE. -
Écoutez jeune homme, vous ne manquez pas de répartie, vous tombez brillamment je vous l’accorde, mais des impétueux comme vous persuadés que le théâtre les attend, les loges en sont pleines. J’ai appris que La Roque engageait des élèves comédiens au Marais, vous y seriez fort à votre aise.
ROSIMOND. -
Le Marais est fermé, Monsieur.
MOLIÈRE. -
Je vous prédis qu’il va rouvrir. La Roque est un chef de troupe déterminé. En attendant, il est ici même, à Rouen, allez lui présenter vos pirouettes. Il les trouvera certainement à son goût.
ROSIMOND. -
Je veux tout apprendre de vous. Vous êtes unique.
MOLIÈRE (amusé.). -
Et vous obstiné. Ce n’est pas pour me déplaire, je l’avoue.
ARMANDE (énervée.). -
Jean-Baptiste, les comédiens nous attendent.
ROSIMOND. -
Faites-moi passer une audition. J'ai préparé un passage de Mascarille. Il est écrit pour moi n’est-ce pas ?
Il rit, Molière aussi, mais moins spontanément.
ARMANDE. - fermement
Jean-Baptiste !
Molière hésite.
MOLIÈRE. -
Je vous rejoins Armande, nous n’en avons pas pour longtemps. Allons, montrez-moi ce Mascarille écrit pour vous.
ARMANDE. -
Alors je reste ! (Ironique.) Je ne voudrais pas me repentir d’avoir ignoré un comédien si prometteur.
ROSIMOND. -
C’est trop d’honneur Madame.
ARMANDE. -
Madame ? Vous trouvez que j’ai l’âge du rôle ? Non, Mademoiselle ! Madame, c’est Madeleine, ma sœur.
MOLIÈRE. -
Et quel passage de ma pièce comptez-vous interpréter ?
ROSIMOND. -
La dernière scène de l’Acte II, entre Mascarille et Lélie.
MOLIÈRE. -
Mais il y a deux personnages.
ROSIMOND. -
J’ai prévu de faire les deux : le valet et l'étourdi génial.
MOLIÈRE. -
Très bien, mais je vous donne la réplique.
Rosimond prend l’espace, en fait des tonnes. Molière au début est admiratif, mais progressivement, il se crispe. On sent que Rosimond le dérange.
ROSIMOND (dans le rôle de Mascarille dans l’Etourdi de Molière.). -
Mascarille :
À vous pouvoir louer selon votre mérite
Je manque d'éloquence, et ma force est petite ;
Ma langue est impuissante, et je voudrais avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,
Tout ce que vous avez été durant vos jours,
C'est-à-dire un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que sais-je ? Un cent fois plus encore que je ne dis :
C'est faire en abrégé votre panégyrique.
Au moment où Molière s’apprête à lui donner la réplique, Rosimond la lui prend et l’oblige à reculer.
MOLIÈRE. -
Apprends-moi le sujet…
ROSIMOND. - enchaîne et joue alternativement les rôles de Lélie et Mascarille
Lélie :
Apprends-moi le sujet qui contre moi te pique :
Ai-je fait quelque chose ? éclaircis-moi ce point.
Mascarille :
Non, vous n'avez rien fait ; mais ne me suivez point.
Lélie :
Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.
Mascarille :
Oui ? Sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
Car je vais vous fournir de quoi les exercer.
Il s’en va en courant dans les coulisses Molière et Armande se regardent. Molière semble désarmé, Armande ne peut s’empêcher de sourire. Rosimond revient.
ROSIMOND (sûr de lui.). -
Alors ? Quand jouons-nous à Paris ?
MOLIÈRE (agité.). -
D’où tenez-vous cette information grotesque ?
ROSIMOND. -
Je vous y vois, votre place est là-bas.
MOLIÈRE (soupçonneux.). -
Qui vous envoie ?
ROSIMOND. -
Moi seul.
MOLIÈRE (froidement.). -
Pour l’instant nous jouons à Rouen.
ROSIMOND. -
Bien sûr, je ne voulais pas vous tourmenter.
MOLIÈRE (froidement.). -
Le tourment intervient quand on est loin de soi. Et de moi, je suis proche.
ROSIMOND. -
Et ma prestation ?
ARMANDE. -
Jean-Baptiste vous donnera sa réponse au moment opportun, il est temps de dîner.
MOLIÈRE. -
Tu as raison mon petit, j’ai faim.
ROSIMOND. -
Et moi très !
MOLIÈRE. -
Ecoutez Rosidor…
ROSIMOND. -
… mond… Rosimond. En tout j’obéirais, je suis prêt à jouer même un tout petit rôle.
MOLIÈRE. -
Je n’aime pas prendre de décision à la légère.
ROSIMOND. -
Oui, mais demain, qui sait où vous serez demain ?
MOLIÈRE (fébrile.). -
Apparemment vous savez où me trouver. La sortie c’est par là… (il lui indique la sortie)
Rosimond fait semblant de sortir. Molière s’affaisse.
Armande l’évente. Rosimond caché, écoute.
ARMANDE. -
Tu vois dans quel état il te met. Ne l’engage pas, il n’apporterait que ravages, je le sens.
MOLIÈRE. -
Armande, j'adore ton excessivité.
ARMANDE. -
Toi qui ne supportes pas les cabots tu serais servi. Tu as vu comme il prenait toute la place pendant sa scène. Il t’a évincé. Un peu plus, tu te serais retrouvé dans la fosse du souffleur.
MOLIÈRE. -
Il a une stature imposante. Il dégage quelque chose de brut. Je pourrais en faire quelque chose.
ARMANDE. -
C’est le genre à déborder, à jouer personnel, à prendre toute la lumière. Tu le dis toi-même : Savoir partager, le comédien c’est le partage.
MOLIÈRE. -
Cet homme te pique mon Armande. J’ai bien vu comme vous vous regardiez. Mais ce corps pas dégrossi, ces gestes lourds, empêtrés, il te plairait ?
ARMANDE. -
Et quand bien même, n’oublie pas que tu as Madeleine.
MOLIÈRE. -
Pourquoi a-t-il évoqué Paris ? Saurait-il quelque chose ?
ARMANDE. -
Que devrait-il savoir ?
MOLIÈRE. -
Le duc d’Orléans me convie à une soirée chez la Marquise de Scudéry à Paris pour m’introduire. J’attends de ses nouvelles.
ARMANDE (en lui sautant au cou.). -
Le frère du roi ! Lui-même ?
MOLIÈRE. -
Il est temps que Louis XIV nous invite à la cour.
Quelques heures plus tard.
SCÈNE 4
ETE 1658 - UNE TAVERNE À ROUEN.
La Guiot attend Rosimond.
LA GUIOT. -
Alors ?
ROSIMOND. -
Je l’ai fait, j’ai osé approcher un mythe. Je l’ai attendu après la représentation de l’Etourdi. J’ai été transporté, guidé. Pourtant j’avais la boule au ventre. Comme si j’allais jouer devant le roi.
LA GUIOT. -
Peut-être un jour. Si Molière et son illustre théâtre s’est installé ici à Rouen, si près de Paris, ce n’est certainement pas anodin. Elle était là ?
ROSIMOND. -
Qui ?
LA GUIOT. -
La mijaurée ! Celle qui a causé mon éviction, cette dinde d’Armande. Je suis sûr qu’il ne m’a pas prise dans sa troupe à cause d’elle. Elle n’arrêtait pas de soupirer pendant ma scène d’audition, pour me déstabiliser. D’ailleurs qui est-elle ? La sœur, la fille de Madeleine ? Je suis certain qu’ils couchent. Madeleine n’était pas là, c’est étrange tu ne trouves pas ?
ROSIMOND. -
C’est vrai que Jean-Baptiste semble très attaché à Armande. Tu sais qu’elle a notre âge. Vingt ans de moins que lui.
LA GUIOT. -
Elle n’a pas l’air de se plaindre.
ROSIMOND. -
Mais je lui ai senti un intérêt tout particulier pour ma personne. Elle se demandait, elle évaluait, elle me regardait, elle me regardait…
LA GUIOT. -
Fouineuse ! Raconte comment tu t’es imposé, c’est plus intéressant.
ROSIMOND. -
À la Rosimond ! Fièrement, avec panache : « Engagez-moi, Monsieur. Je veux être modelé par vous. Vous et vous seul, pouvez extraire mon talent de ma substance moelle et faire de moi le comédien que le public attend ! »
LA GUIOT. -
Superbe ! A-t-il chaviré ?
ROSIMOND. -
Il était émerveillé. Alors j’ai continué : « Je vous suis un fidèle admirateur. Jamais je n’ai senti une harmonie, une énergie si puissante… Et pourtant j’en ai vu des pièces. Mon père m’emmenait chaque semaine au Théâtre de Bourgogne… Floridor, Montfleury, De Villiers… Tous ces comédiens de la troupe royale, comme vous les surpassez. Mon père vous admirait. Il allait vous voir partout où vous vous produisiez lors de ses déplacements d’affaire. Il m’a même emmené une fois avec lui, j’ai été fasciné. Dès cet instant, j’ai su que c’est ce métier que je voulais embrasser. Et votre troupe que je voulais intégrer. Ah ! Votre jeu. Ah ! Votre Mascarille. Ah ! Ah !
LA GUIOT. -
Claude, tu es inimitable.
ROSIMOND. -
Je l’ai achevé en lui précisant que depuis que je suis à Rouen, j’ai assisté à toutes les représentations de L’étourdi et du Dépit amoureux. Il en a bafouillé (Il imite Molière.) Mais…ais… qui êtes-vous au juste jeune homme ?
LA GUIOT. -
Ton impétuosité a fini par l’emporter ? Tu l’as conquis ?
ROSIMOND. -
Face au talent que pouvait-il faire d’autre, à part le reconnaître.
LA GUIOT. -
J’ai toujours cru en toi. (Rosimond perdu dans ses pensées.) Rosimond ! Que se passe-t-il ? Tu es tout pâle.
ROSIMOND. -
Ça m’a ému de voir Molière en dehors de la scène. Ils m’ont laissé parce que l’heure du diner avait sonné, mais je sais que nous nous sommes impressionnés.
LA GUIOT. -
Finalement il t’a pris dans sa troupe ?
ROSIMOND. - prend un temps avant de répondre
Oui.
LA GUIOT. -
Non !?
ROSIMOND. -
Ils ont besoin d’un comédien pour remplacer Du Croisy qui est malade. Le rôle de Métaphraste dans Le dépit amoureux.
LA GUIOT. -
Mais Du Croisy est plus âgé que toi.
ROSIMOND. -
Je serai parfait dans ce rôle du pédant qui ne cesse de parler en latin. Je n’aurais qu’une scène mais avec Molière lui-même.
LA GUIOT. -
Un rôle sur mesure !
ROSIMOND. -
J’ai promis que je ne dirai rien… Dès à présent je suis muet…. Je ne desserre pas la bouche seulement… Mais de grâce, achevez vitement : Depuis longtemps j’écoute ; il est bien raisonnable que je parle à mon tour. Te rends-tu compte Judith ? Métaphraste dans Le dépit amoureux de Molière, je me vois déjà.
LA GUIOT. -
C’est formidable.
ROSIMOND. -
Je parlerai en ta faveur. Il n’a pas mesuré l’étendu de ton talent.
LA GUIOT. -
C’est trop d’honneur mais vois-tu je reprends la route.
ROSIMOND. -
Ne me dis pas que tu restes avec Rosidor, cet histrion. Il ne connaît rien au théâtre.
LA GUIOT. -
Je ne suis pas d’accord. Il n’a pas la même vision que toi de notre métier, ni moi d’ailleurs. Mes aspirations peuvent te sembler emmêlées mais elles me ressemblent.
ROSIMOND. -
Que fais-tu de moi ?
LA GUIOT. -
Je te laisse avec Molière. Il n’y a pas de place pour moi. À mon retour peut-être… Je ne te quitte pas, je m’éloigne quelque temps. Fais attention à toi, travaille, fais taire ton caractère impétueux, sois patient, fais toi aimer de Molière, montre lui le comédien et l’homme généreux que tu es. Et n’en fais pas trop sur scène.
ROSIMOND. -
Je crois entendre mon père.
LA GUIOT. -
C’est un compliment. Après un an passé à tes côtés, je commence à te connaître. D’ailleurs ne dit-on pas : Faites l’amour ou jouez avec votre partenaire et vous le connaîtrez pour dix ans.
ROSIMOND. -
Jamais entendu ce proverbe. Dommage qu’avec moi tu te sois contentée uniquement de jouer.
LA GUIOT. -
Et c’était très agréable.
Elle sort.
SCÈNE 5
ROUEN 1658 - APPARTEMENT DES MOLIÈRE.
ARMANDE. -
Tu comptes t’associer avec les frères Corneille et La Roque pour reprendre le Théâtre du Marais ?
MOLIÈRE. -
Certainement pas.
ARMANDE. -
Madeleine a l’argent nécessaire. Elle fera ce que tu voudras.
MOLIÈRE. -
Je sais mon chat. J’ai d’autres visées, plus larges, plus grandes. Le Marais n’est pas très apprécié du Roi, nous serions dans l’impasse, aucune aide possible. Mais à cette soirée chez la Marquise, je vais tout faire pour convaincre « Monsieur » de plaider notre cause auprès du roi.
ARMANDE. -
Attention Jean-Baptiste ! Monsieur risque de ne pas être indifférent à ton charme.
MOLIÈRE (joueur.). -
Pour un théâtre à Paris, que ne ferai-je pas.
ARMANDE. -
Fripon.
MOLIÈRE. -
C’est l’occasion rêvée, ce que j’attends depuis toujours. Rivaliser avec le Bourgogne, être au-dessus de tous, envelopper Paris (Il enlace Armande.) Je t’écrirai des rôles à ta mesure, des rôles de femme libre qui n’en font qu’à leur tête et font valser les hommes. (Il l’embrasse et la fait tournoyer).
ARMANDE. -
Tu es fou, tu es fou.
MOLIÈRE. -
Oui, je t’aime tellement que ca me rend fou. (Il l’embrasse)
ARMANDE. -
Et si Madeleine entrait ?
MOLIÈRE. -
Elle n’entre plus jamais sans frapper.
ARMANDE. -
Quel masque comptes-tu mettre pour la soirée libertine chez la Marquise de Scudery ?
MOLIÈRE. -
Libertine ?
ARMANDE. -
Et quel avantage à venir masquer si ce n’est pas pour se frotter, se murmurer, se toucher, coucher, ne pas faire tomber les masques justement. Tu n’as pas l’air convaincu ?
MOLIÈRE. -
Viens avec moi à Paris.
ARMANDE. -
Je suis une femme libre pas libertine.
MOLIÈRE. -
Certaine ?
ARMANDE. -
J’espère au moins que tu me raconteras tout dans les moindres détails et surtout garde ton masque.
Quelques jours plus tard.
SCÈNE 6
PARIS 1658. SALON DE MADEMOISELLE DE SCUDERY. Soirée masquée
Musique de Lully. Les deux précieuses sont interprétées par Armande et La Guiot.
FEMME 1. -
Ce Lully est décidément toujours déconcertant. Les goûts de Mademoiselle de Scudéry s’aiguisent de salons en soirées.
FEMME 2. -
C'est un ravissement pour l'ouïe.
FEMME 1. -
Ah ! Louis XIV ! Un roi bien éclairé.
FEMME 2. -
D’où le Roi soleil. À ce propos, chère, vous êtes au courant ?
FEMME 1. -
De quoi chère ?
FEMME 2. -
Ce Molière que vous voyez là-bas caché derrière la plante.
FEMME 1. -
Comment c’est lui ?
FEMME 2. -
Son masque est si mal ajusté qu’il l’a laissé tomber. J’en suis donc certaine.
FEMME 1. -
Ah ! Ces artistes, ils ne font illusion que sur scène.
FEMME 2. -
Quand ils sont bons.
FEMME 1. -
Eh bien ?... Ne me faites pas languir…
FEMME 2. -
Ce Molière est à ce qu'il paraît de plus en plus proche de "Monsieur". D'ailleurs, regardez qui est de l'autre côté de la plante ?
FEMME 1. -
Le duc d’Orléans ! En êtes-vous sûre ? Méconnaissable.
FEMME 2. -
Tout le monde sait à la cour que le roux est sa couleur préférée. Comme Elisabeth Ière d’Angleterre. Même ses draps le sont.
FEMME 1. -
Mais dites chère, ils couchent ?
FEMME 2. -
Qui donc ?
FEMME 1. -
Ce Molière et Monsieur ?
FEMME 2. -
Ah ! Ah ! Je ne suis pas dans l'alcôve, mais il se pourrait qu’il y ait des rapprochements. “Monsieur” aime la multitude. On dit que le chevalier Philippe de Lorraine…
FEMME 1. -
Cet éphèbe, beau comme un ange ? Non ? Le duc et ce jeune puceau… ?
FEMME 2. -
Il n’a peut-être que quinze ans, mais croyez-moi, il a déjà montré le bout de son plumeau.
FEMME 1. -
Non !
FEMME 2. -
Ah ! Le siècle où nous sommes nous permet bien des écarts.
FEMME 1. -
Mais quel âge a “Monsieur” ?
FEMME 2. -
Dix-huit, je crois. Mais les hommes mûrs comme Molière ne lui sont pas indifférents non plus. Ce qui arrange bien notre arriviste de comédien. Il ne veut plus salir ses bottes de boue, il cherche à revenir à Paris avec sa troupe. Regardez-le comme il se fait tâter par le Duc. Que ne faut-il pas faire pour décrocher un théâtre.
FEMME 1. -
Vous êtes dure. Il le fait aussi pour l’amour de l’art. (Elles rient.) Le Marais est toujours fermé, il devrait le reprendre.
FEMME 2. -
Figurez-vous qu’il était sur le point, mais tout a été annulé, au grand dam des frères Corneille. À ce qu’il paraît le Marais n’est pas assez bien pour cet averti.
FEMME 1. -
Inverti, vous voulez dire. (Elles rient.) On dit qu’il n’y a pas que les femmes qu’il met dans son lit. Je crois savoir que certains jeunes gens ont fait quelques passages dans ses draps.
FEMME 2. -
Je vous le dis le duc a ses chances.
FEMME 1. -
Mais dites-moi, l’Hôtel de Bourgogne va être en danger si cet arriviste bouseux fricote avec la cour.
FEMME 2. -
L’Hôtel est bien trop implanté, il ne risque rien. Vous avez vu la dernière création de Floridor, quel talent ! Lui, au moins, n'a pas besoin de se faire tâter par le Duc.
FEMME 1. -
Il a déjà les faveurs du roi et il y a longtemps qu'il est au-dessus de l'envie... Mais approchons-nous un peu pour écouter la scène.
FEMME 2. -
Votre témérité me plaît. Si vous étiez un autre, j’imiterais le duc.
FEMME 1. -
Et moi Molière. Regardez comme il semble aimé être tâté…
Elles rient et s’approchent de l’alcôve où se trouvent Molière masqué assis tout près Rosimond déguisé en Monsieur, duc d’Orléans, frère du Roi.
L’ALCÔVE
ROSIMOND (en duc d’Orléans, caressant la jambe de Molière.). -
(Il cite une réplique de Tartuffe) L’étoffe en est moelleuse !
MOLIÈRE. -
Une étoffe rouennaise.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Cela manque à Paris.
MOLIÈRE. -
Avez-vous pu parler au Roi ?
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Mon frère vous adore déjà. Je lui ai vanté votre talent… Il trépigne d’impatience.
MOLIÈRE. -
Vraiment ?
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Tenez-vous prêt. D’ici peu, il fera appel à vous.
MOLIÈRE. -
Comment ?
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Par mon contact.
MOLIÈRE. -
C’est un honneur extrême.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Et je peux faire davantage… J'apprécie les gens d’esprit bien mis, bien mûrs, ce qui ne gâche rien au plaisir de se mêler, n'est-ce pas !?
MOLIÈRE (mal à l’aise.). -
Assurément, Monsieur.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Être toujours sur les routes à force, cela doit user. Toujours en mouvement, l'homme a besoin de se poser. Quelle pièce pensez-vous présenter au Roi quand il vous mandera ?
MOLIÈRE. -
Je pensais à Nicomède, la fameuse pièce de Corneille.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Une tragédie ? Hum !!! Je doute que cela réjouisse mon frère. Croyez-moi un divertissement sorti de votre plume serait fort à propos. Sans la comédie le roi s’ennuie.
MOLIÈRE. -
J’ai écrit récemment Le docteur amoureux une petite farce.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Une farce, parfait ! Mon frère va succomber. Et moi je fonds déjà, touchez ma main comme elle s’emballe. Et si nous allions plus loin, ici l’éclairage nuit.
MOLIÈRE. -
C’est-à-dire que…
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Vous n’êtes pas prêt ?
MOLIÈRE. -
Pardon ?
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Je fais beaucoup pour vous.
MOLIÈRE. -
Et je vous en sais gré.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
De quelle manière ?
MOLIÈRE. -
En vous présentant des pièces de qualité. Je vous les soumettrai, je vous en demanderai l’avis.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Le vit ? Le vice ?
MOLIÈRE. -
Pas ici.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Alors nous attendrons le moment propice. Il vous faudra de bons interprètes pour bien jouer votre farce.
MOLIÈRE. -
Je n’en manque pas.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
On m’a parlé d’un tout nouveau, exubérant mais très très prometteur… peut-être que pour jouer votre Docteur amoureux il pourrait faire l’affaire. Rosimond vous connaissez ?
MOLIÈRE. -
Du tout ! Ce Lully, quel ravissement !
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Fin connaisseur, décidément nous avons tant d’affinités, nous étions faits pour nous rencontrer.
MOLIÈRE. -
Je le crois aussi, Monsieur.
ROSIMOND (en duc d’Orléans.). -
Appelez-moi « Monsieur ». (Molière est interloqué) Et pensez-y : Rosimond, c’est le meilleur. Je vous attends demain dans mes appartements au Château de Saint-Cloud pour un dîner, en tête à tête.
Le masque de Rosimond s’emmêle aux feuilles des plantes et tombe. Molière le reconnaît.
MOLIÈRE. -
Vous !?
ROSIMOND (sans se démonter.). -
Je crains pendant mon audition de n'avoir pas déployé tout mon art. J'étais tellement intimidé mais ce soir j’ai pu vous montrer toute l’étendue de mon répertoire.
MOLIÈRE. -
J’avais raison de me méfier de vous, mon sang n’a fait qu’un tour lorsque je vous ai vu virevolter sur la scène du théâtre du jeu de Paume, et désormais, (il se fige). Votre empressement m'oppresse. Quand vous êtes à côté de moi, je suis… comme pris au piège.
ROSIMOND. -
Je veux être à vos côtés et non vous faire de l'ombre.
MOLIÈRE. -
De l'ombre ? (Il éclate de rire.) Mais pour qui vous prenez-vous ? Qui êtes-vous Rosimond, que me voulez-vous ? Vous cherchez à m’évincer, je devine votre rôle, caché derrière cette déferlante. Je vous prie de croire que j’emploierai mon zèle à ce qu’en hauts lieux on médise de vous.
ROSIMOND (récite des vers du Misanthrope.). -
Eh ! Mon Dieu, l'on loue, aujourd'hui, tout le monde,
Et le siècle, par-là, n'a rien qu'on ne confonde ;
Tout est d'un grand mérite également doué,
Ce n'est plus un honneur, que de se voir loué ;
Qu’on me médise donc !
MOLIÈRE. -
Osez me tromper de la sorte et la monarchie aussi ! Lorsque « Monsieur » saura, vous ne serez plus rien.
ROSIMOND (penaud.). -
Mais j’ai fait tout cela pour vous étonner, vous séduire, vous convaincre.
MOLIÈRE. -
Il y a des façons moins intrusives, plus convaincantes.
ROSIMOND (presque implorant.). -
J’admire votre travail, prenez-moi à l’essai, vous ne le regretterez pas.
MOLIÈRE. -
Trop tard !
ROSIMOND (déclame une réplique de Tartuffe.). -
Ne vous excusez pas sur mes intentions, vous aviez déjà pris vos résolutions, et vous vous saisissez d’un prétexte frivole…
MOLIÈRE. -
Frivole ? Que vous preniez la place de Monsieur ? Frivole que vous me touchiez aux sus et vue de tous ? Frivole, que vous vouliez me tendre un piège ? Frivole vous dites ?
ROSIMOND. -
Je ne fais que tendre le miroir qui vous renvoie le reflet de votre arrivisme, votre attitude sans scrupules, votre double jeu. C’est vraiment cela que vous voulez devenir : un artiste entretenu, tenu, vendu. Le serviteur du Roi ?
MOLIÈRE. -
Et comment y parvenir autrement ? En regardant les calèches passées ? Il y a un temps pour jouer, un autre pour se donner les moyens de jouer. L’idéalisme n’a pas sa place dans notre société. Où je suis vous êtes, cela m'excède. Disparaissez, je vois venir « Monsieur », le vrai.
ROSIMOND. -
Mais vous tremblez.
MOLIÈRE. -
La discussion est close.
ROSIMOND. -
Que vous ai-je fait pour recevoir autant de désaveu ? (Molière manque de tomber, Rosimond le rattrape in extremis.) Laissez-moi vous raccompagner au salon, vous êtes blême.
MOLIÈRE (le repousse, fébrile.). -
C'est ma nature. Je vous salue Monsieur.
ROSIMOND. -
Non, moi c’est Rosimond. « Monsieur » c’est lui. (Rosimond désigne quelqu’un au loin.) Il vous fait signe, allez-vous faire tâter, m’est avis que vous y gagnerez…
Il suit du regard Molière s'éloigner en chancelant.
ROSIMOND (pour lui.). -
Jamais je n'oublierai ces paroles.
Rosimond se retire non sans avoir salué les deux marquises qui lui retournent leur révérence.
Dix ans plus tard.
SCÈNE 7
1668 - LES SEQUENCES SONT JOUÉES EN PARALLÈLE.
D’un côté le théâtre du Palais-Royal, de l’autre le théâtre du Marais.
BUREAU DE MOLIÈRE.
Armande entre toute chiffonnée, une gazette à la main.
ARMANDE. -
Tu as lu ? Ils encensent encore et encore Rosimond. « Un jeu ciselé, une présence presque surnaturelle ! » Depuis que La Roque l’a fait entrer au Théâtre du Marais, on l’adule du parterre au poulailler.
MOLIÈRE. -
Avec lui, on aurait fait salle comble hier.
ARMANDE. -
Tu n’es pas sérieux ?
MOLIÈRE. -
Je plaisante Armande. Tu sais bien qu’il faut se méfier des critiques. Un jeu ciselé ? Il faudrait qu’il se soit furieusement métamorphosé ces dix dernières années.
ARMANDE. -
Avoue qu’il en a fait du chemin depuis. Le Théâtre du Marais programme toutes ses pièces. Méfie-t-en ! Le public est volage, inconstant, un jour il t’encense, le lendemain il s’éprend d’un autre, c’est comme en amour.
MOLIÈRE. -
Enfin tu avoues.
ARMANDE. -
Garde ta jalousie en veille, l’obsession te gagne.
MOLIÈRE. -
Tu veux me faire douter ? Tu crois qu’il ne me hante pas suffisamment.
ARMANDE. -
Mais tu ne l’as vu que deux fois et dix années ont passé.
MOLIÈRE. -
Il n’empêche ! Jamais je n’oublierai cette scène chez la Marquise de Scudéry. Quelle honte ! Je m’y suis laissé prendre comme un débutant. Il me poursuit jusque dans mes cauchemars. Je le vois s’agiter devant moi et me pousser, me pousser, je me réveille en suffoquant. Il m’obsède, je te dis, j’ai l’impression qu’il ira jusqu’à posséder mon âme.
ARMANDE. -
J’essaie seulement de comprendre pourquoi ce théâtre du Marais - il n’en a que le décor – puisse attirer les foules avec des pièces de si mauvaise qualité et des comédiens tout aussi médiocres.
Pendant ce temps.
LOGE DE ROSIMOND.
Rosimond se démaquille, La Guiot qui a assisté à la représentation fait irruption.
LA GUIOT. -
Quel triomphe Claude !
ROSIMOND. -
Ah ! Judith tu étais dans la salle ? Quel plaisir de te revoir enfin. Comment s’est passé ton interminable chevauchée sur les routes ? Tu es revenue seule ? Et Rosidor ?...
LA GUIOT. -
Mais dis-moi c’est comme ça chaque soir ? Et les critiques ? Pas une feuille sans qu’on ne loue ton talent. « Jeu ciselé, présence édifiante… ». Tes yeux sont cernés, le succès te creuse.
ROSIMOND. -
Oui, je suis courtisé, acclamé. Et tout cela je le dois à La Roque, notre directeur. Il m’a tout de suite fait confiance. Il m’a poussé à devenir ce que je suis. Il me couvre de compliments, C’est comme un père pour moi. Les critiques s’emballent et le public m’aime. Qu’y puis-je ?
LA GUIOT. -
Quel chemin parcouru. Je suis fière de toi. Et ton jeu si puissant, loin des gestes superflus et des intentions forcées que tu nous infligeais à tes débuts.
ROSIMOND. -
Tu pensais ça de moi ?
LA GUIOT. -
J’ai pu. Mais ton talent a fait le reste.
ROSIMOND. -
Le travail, mon amie, le travail. Sans travail le talent n’est rien. Ah ! S’il pouvait voir combien j’ai changé. Je le maudis et ne peux m’en passer. J’assiste à ses pièces, j’observe sa manière de jouer, de parler, de se mouvoir… Je me dis qu’en saisissant son approche du jeu, je pourrais toucher son âme et la faire voler en éclats.
LA GUIOT. -
Molière ?
ROSIMOND. -
Oui, Molière, Molière et encore Molière. Ne me regarde pas comme ça, oui je suis habité !
LA GUIOT. -
Oublie-le, prends ce que La Roque te donne et il te donne beaucoup. Au Marais tu es à ta place.
ROSIMOND. -
Je n’ai pas encore de place, mais je dois la trouver et prendre Molière comme une roue qui m’aide à avancer, et arrêter de m’abaisser devant lui. Je m’en veux, je suis ridicule mais qui puis-je ? J’ai été formé à l’exigence et à l’élitisme. Et lui le représente.
LA GUIOT. -
À t’entendre la honte te submerge d’être au Marais. Mon pauvre Rosimond ne flirte pas avec ta santé mentale. Qui sait où cela te mènera ?
ROSIMOND. -
Au théâtre du Palais-Royal !
Pendant ce temps.
BUREAU DE MOLIÈRE.
MOLIÈRE. -
Il n’est connu que dans son territoire, partout ailleurs il n’est rien. Son triomphe ne nous entache pas. Depuis que nous avons obtenu du Roi le théâtre du Palais-Royal, notre seul concurrent est le théâtre du Bourgogne. Le Marais n’est rien.
ARMANDE. -
Qu’a-t-il de plus que toi, Toi, qui fais frémir de jalousie le théâtre ?
MOLIÈRE (Il tousse.). -
Il est proche des gens, son jeu excessif fait rire. Je serais curieux d’entendre ses pièces.
ARMANDE. -
Mais toi aussi tu es proche des gens, tu les corriges en les divertissant. Lui c’est un grimacier. Tu sais très bien que les bouffons ont toujours eu leur place auprès des médiocres.
MOLIÈRE. -
Auprès des rois aussi.
ARMANDE. -
Jean-Baptiste tu as préféré la qualité à la médiocrité. Si un public honore des farces de foire grotesques, vulgaires, tant pis pour lui. Il n’a rien à faire dans notre théâtre.
MOLIÈRE. -
Je me suis éloigné, me serais-je trompé, aveuglé ? Je me souviens du temps de notre troupe itinérante, cet élan, cette passion qui alors m’animait. Je ne regrette pas les routes boueuses, les chemins impraticables, les représentations parfois à moitié vides, non je ne regrette pas.
ARMANDE. -
Tout ça c’est du passé.
MOLIÈRE. -
C’est ce qui a fait ce que je suis.
Pendant ce temps.
LOGE DE ROSIMOND.
LA GUIOT. -
On dit que depuis que Molière dirige le Palais-Royal, ses coups bas rivalisent avec son orgueil. Dès que le Bourgogne monte une pièce, il s’arrange pour la programmer en même temps dans son théâtre pour lui prendre son public.
ROSIMOND. -
Il fait les mêmes sales coups avec le Marais. Il a débauché nombreux de nos bons comédiens : La Thorillière, L’Espy, Jaudelet, il les a tous corrompus. Heureusement ses manigances ne font pas mouche à tous les coups. Racine ne supporte pas sa manière de jouer Alexandre le Grand, il a donné sa préférence au Bourgogne. Il reproche à Jean-Baptiste d’utiliser « le phrasé simple et non pas ampoulé » de notre époque. Il a grand tort. Molière est dans le vrai. Tu sais que le Roi n’a pas encore daigné assister à une représentation. Il ne m’a jamais vu jouer.
LA GUIOT. -
Tu n’as pas besoin de son sceau pour exister.
ROSIMOND. -
Sans la considération du roi, nous ne restons que des inutiles.
LA GUIOT. -
Et avec Molière tu n’aurais jamais pu représenter tes pièces, tu n’aurais peut-être jamais écrit. Ta pièce que j’ai vue ce soir, Le duel fantasque ou les valets rivaux est une bonne comédie, enlevée, elle plaît au public vrai et le titre est tout à fait de circonstance. (Elle rit)
ROSIMOND. -
Et ce n’est pas fini, actuellement j’écris un Dom Juan, il sera à l’affiche très bientôt. Et je te prédis qu’il restera beaucoup plus longtemps que celui de Molière. Ce sera un énorme succès. Et tu joueras Thomasse, la paysanne que Dom Juan entend vouloir épouser : Et que vous avez seule et mon cœur et ma foi !
LA GUIOT. -
Seigneur que dites-vous ?
ROSIMOND. -
Oui c’est bon ça, je le note tout de suite.
Pendant ce temps.
BUREAU DE MOLIÈRE.
MOLIÈRE. -
Pourquoi l’Avare laisse le public indifférent ?
ARMANDE. -
Peut-être parce qu’il le touche de trop près. Dès qu’on parle d’argent, ça remue la bourse des avaricieux.
MOLIÈRE. -
Dom Juan écarté, Le Tartuffe, interdit !... Je ne suis pas en si bonnes grâces qu’on le prétend.
ARMANDE. -
Toujours à ressasser ce qui ne marche pas. Tu oublies, toutes tes pièces depuis que nous sommes à Paris qui ont soulevé l’enthousiasme du public : Les fâcheux, Amphitryon, Georges Dandin…
MOLIÈRE. -
Elles ont été jouées. Terminées !
ARMANDE. -
Combien de temps t’a-t-il fallu pour obtenir les faveurs du roi, pour te faire reconnaître en tant qu’auteur incontournable adoré du public ?
MOLIÈRE. -
Où est mon mérite ? Je ne fais que peindre et tricoter les ridicules vices de mon siècle.
ARMANDE. -
N’est-ce pas la touche d’un grand auteur.
Pendant ce temps.
LOGE DE ROSIMOND.
LA GUIOT. -
Son Avare est inconsistant.
ROSIMOND. -
C’est une comédie dramatique. On ne sait par quel bout la prendre et c’est ce qui en fait sa subtilité. Un jour le public l’appréciera.
LA GUIOT. -
Il est venu te voir ?
ROSIMOND. -
Toujours pas. Mais elle, oui. Elle était déguisée, La Roque l’a reconnue.
LA GUIOT. -
Espionne, c’est un rôle qui lui sied à merveille.
ROSIMOND. -
C’est sûrement lui qui lui demande de m’épier.
LA GUIOT. -
Rosimond… Dommage que la psychanalyse n’existe pas encore ça te ferait du bien.
ROSIMOND. -
Judith, tu ne peux pas comprendre ce que je ressens, cette blessure au fond de moi, ces humiliations perpétuelles, cette frustration, son indifférence.
LE GUIOT
Eh bien, tu t’assois dessus.
ROSIMOND. -
Impossible ! Mon père m’a initié à ce qu’il appelait l’art impérial. Il espérait que je devienne le seul, l’unique, il voulait que notre nom De la Rose éclabousse. C’est lui qui m’a poussé à rencontrer Molière. Pour lui c’était l’excellence. S’il était encore de ce monde il me soutiendrait qu’au Marais je prostitue mon talent.
LA GUIOT. -
Mais tu sais très bien ce qui l’a mené jusqu’ici.
ROSIMOND. -
Être contraint de se plier aux caprices de l’état. Parfois je le plains. Bien sûr il obtient des subventions, mais à quel prix ? Le roi lui a demandé de modifier une scène des fâcheux. De rajouter un personnage qui ressemble fort à une de ses connaissances. Et Molière s’est incliné.
LA GUIOT. -
Souviens-toi que son Tartuffe a été interdit par le Roi pour éviter tout démêlé avec l’archevêque.
ROSIMOND. -
Ce qui n’a pas empêché Louis XIV de vouloir revoir la pièce en privé.
LA GUIOT. -
C’est bien ce que je dis… Aux bonnes grâces du roi soleil !
BUREAU DE MOLIÈRE ET LOGE DE ROSIMOND.
Les personnages se répondent comme s’ils s’entendaient.
ARMANDE. -
Non, de la politique !
LA GUIOT (à Rosimond.). -
Alors que toi tu es un homme libre !
MOLIÈRE. -
La médiocrité n’a pas sa place chez un homme libre. Nous ne jouons pas dans la même cour. Le Roi m’a permis d’élever les esprits et de développer mon sens critique de la société. Rosimond tu fais le guignol.
ROSIMOND. -
Tu es mal informé. Est-ce que tu es venu une seule fois me voir sur scène ?
MOLIÈRE. -
Trop peur d’attraper ta vulgaire poisse.
LA GUIOT (ironique.). -
Il est vrai que Rosimond n’as pas eu la chance d’avoir un protecteur comme le Duc d’Orléans pour l’élever au rang qui lui est dû.
ROSIMOND. - riant
Que veux-tu je ne couche pas facilement moi.
ARMANDE. -
Que c’est bas !
LA GUIOT. -
Oui, j’ai toujours été à mon aise dans la boue. Madeleine n’est pas trop chagrinée de voir sa fille mariée à son ancien amant ? À moins que vous ne pratiquiez l’alternance ?
ARMANDE. -
Si vous étiez devant moi je ferais taire votre infect bec.
ROSIMOND (à Molière.). -
Pourquoi avoir pris ce prétentieux infécond de Brécourt. Il a quitté le Marais pour vous rejoindre et désormais il est au Bourgogne, bientôt il retournera chez vous… Il faut avoir bien peu d’éthique pour s’entourer d’êtres aussi vils.
MOLIÈRE. -
Parce qu’il faisait rire même les pierres.
ARMANDE. -
C’est Louis qui l’a dit.
LA GUIOT (à Rosimond.). -
Et toi tu fais rire le public c’est plus vivant.
ROSIMOND. -
Le monde n’est qu’un menuet grotesque qui désenchante les âmes les plus ferventes. Il veut que je sois un scélérat désabusé et arrogant. J’ai décidé de le contenter. Je n’en peux plus de tenir mon rôle sans recevoir la gratitude de mes pairs. Bientôt je deviendrai celui que je dois être. On ne pourra plus m’accuser de l’avoir usurpée, volée ou monnayée, cette place qui me revient. Allons, ma Judith, à la taverne pour fêter ça.
Il s’éloigne avec cette réplique de « Dom Juan » de Molière :
Je ne suis plus le même et le Ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde.
SCÈNE 8
PARIS. 1669 - THÉÂTRE DU MARAIS.
Molière, déguisé en ferrailleur, précédée d’Armande déguisée en femme aux mœurs légères sort précipitamment du théâtre du Marais. Ils viennent d’assister à la représentation du “Dom Juan” de Rosimond. La Guiot y jouait le rôle de Thomasse, la paysanne.
LA GUIOT (encore en costume de paysanne.). -
Rosimond, il est là, dépêche-toi si tu veux le confronter.
ROSIMOND. -
Je le savais !
Ils courent vers la sortie du théâtre.
ROSIMOND (déclamant le Dom Juan de Molière.). -
Mon pauvre Gusman, mon ami, tu es venu Jean-Baptiste ! Où courez-vous ? Ma pièce vous a déplu ?
Tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Don Juan. Don Juan mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup garou…
MOLIÈRE. -
Ah ! Enfin ! Mon Sganarelle !
Rosimond déclame les vers du personnage de Carille dans son propre Dom Juan.
ROSIMOND. -
En vers, c’est tellement mieux.
(en Carille)
Il prend de tous côtés ce qu’il peut attraper
Et sans scrupule aucun fait gloire de tromper
Tout pour son appétit est d’un égal usage
Il met impunément belle ou laide au pillage.
Vous le connaissez mal, Il n’a ni foi, ni loi,
Et n’admet point de dieux que son caprice,
Et sans cesse du ciel, il brave la justice.
Ah ! Mon Carille ! Sorti tout droit de mon Dom Juan.
ARMANDE. -
Difficile de faire pire !
MOLIÈRE. -
Le public veut entendre mes tirades et pas ce ramassis de vulgarité que j’ai dû supporter toute la soirée. (Il se met à déclamer une réplique de Sganarelle de son Dom Juan) Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours
ROSIMOND (en Carille.). -
Hé quoi ! Toujours parler et sans vouloir m’entendre ?
Sans craindre mon courroux oses-tu me reprendre ?
Hé ! Que t’importe-t-il si je fais bien ou mal ?
L’un ou l’autre pour toy n’est-il pas égal ?
Molière reste coi.
Alors ? À court de tirade ? Mon Carille vous a cloué au pilori.
MOLIÈRE (ironique, reprend en Sganarelle.). -
Vertu de ma vie, comme vous débitez, il semble que vous ayez appris cela par cœur et vous parlez tout comme un livre. Sganarelle c’est tellement mieux.
ROSIMOND. -
Vous avez pu apprécier ce soir le succès populaire de mon Dom Juan.
LA GUIOT. -
Le vôtre n’a été joué que quinze fois.
MOLIÈRE. -
Il n’a pas été joué davantage parce que j’avais déjà une autre pièce prête.
ROSIMOND. -
Ne serait-ce pas plutôt parce que le Roi vous a ordonné de tout cesser ?
ARMANDE. -
Mais non Jean-Baptiste tu sais bien qu’on partageait le Palais-Royal avec les comédiens italiens et c’était à leur tour de jouer.
LA GUIOT. -
Mettez-vous au diapason.
MOLIÈRE. -
Personne ne m’a jamais dicté ma conduite.
ROSIMOND. -
Alors comment expliquez-vous la coupe que vous avez exécutée dans la scène II de l’Acte III ?
MOLIÈRE. -
Hallucination.
ROSIMOND. -
J’ai assisté aux deux premières représentations de votre Dom Juan et la scène entre Le pauvre et Dom Juan s’est particulièrement transformée entre la première et la seconde. C’était pourtant une scène qui vous faisait honneur. Faire l’aumône à un pauvre mendiant à condition qu’il veuille jurer… Mais non ! Encore aux ordres, quel dommage ! Il faut savoir détourner les choses pour qu’elles soient recevables. Avec mon Dom Juan, j’ai su passer du monothéisme au panthéisme. Dieu = Dieux (Il prononce le x.)
MOLIÈRE. -
Il te faut recourir à l’illusion pour faire passer ton informe plagiat. Foudre, éclairs, temple qui brûle, saltimbanques qui volent…
ROSIMOND. -
Plagiat ! Mais de qui se moque-t-on? C’est vous le premier qui avez plagié Dorimont et De Villiers, sans parler des Italiens. D’ailleurs, vous savez très bien qu’il est tombé dans l’usage de plagier, c’est un bienfait nécessaire.
MOLIÈRE. -
Tu n’es que mirage. Ton style est dénué d’élégance, de force, d’ingéniosité. Tu sens le soufre.
ROSIMOND. -
Bientôt on s’apercevra des limites de votre talent. On se demandera même si vous n’êtes pas un imposteur, ou pire, si Corneille n’a pas écrit vos pièces.
MOLIÈRE. -
Mon pauvre Rosimond, tu aurais dû mettre ton imagination au service de ton oeuvre, elle aurait été plus utile, plutôt que de l'empiler stérilement dans ton cerveau.
ROSIMOND (en Dom Juan, déclame ses propres vers.). -
Il est vrai Dom Molière qu’en ce siècle où nous sommes,
Pour vivre, il faut avoir l’air d’éblouir les hommes ;
Et sur un bon prétexte acquérir du crédit,
Paraître plus qu’on n’est, faire plus qu’on ne dit
MOLIÈRE. -
Pour une fois tu dis vrai et tu n’as pas su faire. Tant pis pour toi. Adieu ! Mais crois-moi, oublie d’écrire.
ROSIMOND. -
Pourtant vous êtes là et Armande a vu toutes mes pièces. Sans doute dépêchée par vous ?
LA GUIOT. -
Ou par amour pour Rosimond.
ARMANDE (à La Guiot.). -
Vous ! Personne ne vous a jamais dit que vous jouez comme un canard dans une mare trouble ? Votre paysanne est une insulte au peuple de la terre.
LA GUIOT (récite une réplique de Thomasse dans Dom Juan de Rosimond.). -
Tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.
MOLIÈRE (en Sganarelle.). -
Il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien…Pensez-vous que tout vous soit permis et qu’on n’ose vous dire vos vérités ?
ROSIMOND (déclame le Dom Juan de Molière.). -
Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages.
MOLIÈRE. -
Ah ! C’est de moi. Mon cher Rosimond, le talent n’a pas de place pour deux. Ton Dom Juan n’est qu’une pâle copie de l’originale. Comme toi d’ailleurs qui t’acharne à devenir qu’une misérable copie de moi. Toute ta vie tu l’as vécue dans l’illusion de devenir moi. Accepte d’avoir échoué.
ROSIMOND. -
Vous n’avez pas eu trop de difficulté à écrire ces « belles paroles » puisqu’elles reflètent les principes de votre vie. Tous ces vices du temps que vous condamnez si fort dans vos pièces : grimaces, ronds de jambes, caresses, flatteries, vous les connaissez si bien qu’ils vous collent à la peau. Au fond, vous n’avez jamais écrit que pour plaire, pour vous attirer les faveurs de la cour. Le public, ce n’est pas votre affaire.
MOLIÈRE. -
Le Palais-Royal est un vrai théâtre populaire également prisé par l’élite. Avec votre théâtre à machine, vous voulez seulement épater, divertir. C’est vulgaire !
ROSIMOND. -
Du théâtre à machine Monsieur, le public en raffole, vous devriez vous y mettre, les effets spéciaux, c’est l’avenir.
MOLIÈRE. -
Je n’ai pas besoin d’esbroufe pour être vénéré, je représente toute la puissance de la culture de notre pays.
ROSIMOND. -
Prétention. Je ne me mêle pas au système et à ses jeux de pouvoir.
MOLIÈRE (fulmine.). -
Ce n’est pas en jouant les maudits que vous en êtes plus artiste.
ROSIMOND. -
Ensemble, nous aurions touché le génie, l'absolu, DieuX. (Il prononce le x.). Vous n'avez pas osé vous écouter, me regarder. Quel gâchis !
MOLIÈRE. -
Qu’aurais-je gagné à te considérer ?
ROSIMOND. -
Tout.
Premier coup de tonnerre.
Au moment capital, je ne craindrai plus rien.
Il déclame les vers de son Don Juan
Quand la terre sous moi fondrait pour m’engloutir
Que chaque pas serait un principe, un gouffre
Qu’il pleuvrait sur moi de la flamme et du soufre
Mon cœur ferme et constant ne pourrait s’ébranler
Et je saurais mourir plutôt que d’en parler
Et pour te faire voir, qu’on ne peut m’y résoudre
Tonne quand il voudra
J’attends le coup de foudre.
Deuxième coup de Tonnerre. Noir.
SCÈNE 9
RETOUR AU PRÉSENT (suite scène 1)
THEATRE DU PALAIS ROYAL. 1673.
Nous sommes le soir du 17 février 1673, Molière est sur scène, il joue le rôle d’Argan dans « Le malade imaginaire ». Il est pris d’un malaise. Rosimond et Armande sont dans des loges, ils entrent sur scène et sortent Molière.
ARMANDE. -
Lâchez-le !
ROSIMOND. -
Vous n’y arriverez pas toute seule.
MOLIÈRE (tremblant.). -
Je n’ai pas fini ma réplique.
ROSIMOND. -
Vous la finirez dans votre lit.
MOLIÈRE. -
Mon fauteuil, remettez-moi dans mon fauteuil d’Argan.
ARMANDE. -
Jean Baptiste, tu n’es plus en état, nous allons faire évacuer la salle.
MOLIÈRE (agité.). -
Molière mourra sur scène !
ROSIMOND. -
Il délire.
ARMANDE. -
Il faut te reposer. (à Rosimond) Vous, laissez-nous en paix. Je m’en occupe seule. Vous ne voyez pas qu’il suffoque quand vous êtes près de lui. De l’air, de l’air.
MOLIÈRE. -
Armande, je t’en prie, en souvenir de notre amour, remets-moi dans mon fauteuil, que je sorte de ma vie en « tiradant » dans la lumière sous les applaudissements de mon public chéri.
ARMANDE. -
A l’aide, holà, quelqu’un, venez vite. Notre maître se meurt, il faut l’emmener chez nous.
MOLIÈRE. -
Ecoutez… mon public me réclame, vous ne m’empêcherez pas.
Il fait un effort pour se détacher mais tombe. Rosimond veut le relever.
ROSIMOND. -
Appuyez-vous sur moi.
MOLIÈRE (effrayé.). -
Pas lui, pas lui… Une autre épaule. Jusqu’à la fin je tiendrai bon.
ROSIMOND (tout bas ironique.). -
Vous ne mourrez pas sur scène. Faites-moi ce plaisir.
MOLIÈRE. -
Jamais ! Qu’il sorte !
ARMANDE (à Rosimond.). -
Vous avez entendu ! Allez-vous-en !
Molière tombe. Armande et Rosimond le soulèvent et s’éloignent avec le corps.
Quelques jours plus tard…
SCÈNE 10
THEATRE DU PALAIS-ROYAL - LOGE D’ARMANDE.
Armande seule dans sa loge. Un courant d’air ouvre la porte brusquement.
ARMANDE. -
Qu’est-ce que c’est ?
Rosimond apparaît et lui tend une missive.
ROSIMOND. -
Une missive du Roi remise par Monsieur pour vous chère Armande.
ARMANDE. -
Comment est-elle arrivée dans votre main ?
ROSIMOND. -
Les mystères de la passation.
ARMANDE (ouvre la missive et lui signifie de s’en aller.). -
Permettez ?
ROSIMOND. -
Je vous permets (il se détourne).
ARMANDE (intriguée commence à lire tout bas, puis oublie rapidement la présence de Rosimond.). -
« Le Palais-Royal est désormais concédé à Lully pour son académie de musique. Nous gageons que vous trouverez facilement un autre théâtre et des comédiens pour honorer la mémoire de Molière. Mon frère vous soumettra quelques idées. Nous espérons en vous. Sa majesté le Roi soleil. » (Elle se tourne vers le portrait de Molière.) Jean-Baptiste c’est l’enfer ! Que faire ? Toute seule, je me retrouve. À peine avais-tu arrêté de respirer que nos meilleurs comédiens se sont précipités au Bourgogne ! Il me faut trouver quelqu’un de ton envergure. La Thorillère aurait pu te remplacer. Beauval aussi ! Même le petit Baron, que tu considérais comme ton fils, lui aussi envolé. Voilà comment ils te remercient. Tous des lâches. (Comme une révélation) Mais oui, Brécourt pourrait te remplacer. Je peux l’intercepter avant qu’il ne dirige la Troupe du Prince d’Orange à la Haye.
ROSIMOND. -
Le remplaçant officiel de Molière, ne peut être que moi.
FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Ah non pas lui !
ARMANDE. -
C’est une plaisanterie ?
ROSIMOND. -
Taisez-vous !
ARMANDE. -
Comment osez-vous ?
ROSIMOND. -
Je ne m’adressais pas à vous. Rendez-vous à l’évidence : je connais tout le répertoire de Molière toutes les répliques d’Orgon, Arnolphe, Sganarelle, Géronte. J’y ajouterai ma sève et ma saveur. Monsieur sera de mon avis. Il m’a fait enfin l’honneur de venir me voir jouer. Il m’a félicité.
Il relate la conversation en imitant alternativement Monsieur et lui-même.
C’est comme s’il était là :
« Rosimond vous avez changé, vous vous êtes transformé, votre corps à quelque chose de plus mature, vos formes… Hum ! se sont galbées, vous êtes moins rond, oui c’est ça, plus harmonieux. Et votre jeu, hum ! votre jeu…
-Monsieur, j’entends dans votre voix l’expression d’un connaisseur.
-J’en ai tâté assez, Rosimond, pour reconnaître le doigté. »
-Monsieur vous ne pouvez savoir combien vous me touchez.
ARMANDE. -
Comme vous avez maltraité son texte lors de votre audition sauvage à Rouen : Votre assurance déplacée, votre obstination d’enfant gâté, vos compliments qui puaient l’hypocrisie, vous n’avez dupé personne.
ROSIMOND. -
J’étais sincère mais vous avez été incapable de le repérer. C’est vous qui m’avez discrédité auprès de Molière, il a hésité à m’engager. Je l’ai senti. Il aurait su me guider. D’autres l’ont fait à sa place. J’ai grandi ne vous déplaise. Je n’ai plus dix-sept ans et la fougue de la jeunesse s’est dissipée.
ARMANDE. -
L’âge ne fait rien à l’affaire. Déjà bébé, le démon devait vous habiter. Et ne vous a jamais quitté. Vous n’avez jamais cessé de nous harceler. Vous avez usé de tous les stratagèmes pour pénétrer notre troupe. Le ridicule colle à votre peau d’écrivaillon frustré.
ROSIMOND. -
On peut avoir été et être, chère Armande. J’ai acquis une maturité, une force, une puissance et c’est cela qui vous irrite. Avouez !
ARMANDE. -
Vous intégrer dans la troupe serait une aberration, ferait offense à la mémoire de mon époux.
ROSIMOND. -
Réfléchissez, vous n’avez plus de théâtre, personne pour remplacer Molière. Le Marais est à son apogée. S’il ne désemplit pas c’est grâce à moi. Mon public me suivra.
ARMANDE. -
Vous iriez jusqu’à trahir La Roque et sa troupe qui vous ont recueilli ? Vous avez l’âme bien basse.
ROSIMOND. -
Que vous importe mon âme ! Avec moi c’est le succès assuré.
ARMANDE. -
La seule pensée de partager la scène avec vous m’atrophie. Vous voir revêtir chaque jour les costumes de Jean-Baptiste est au-dessus de mes forces.
ROSIMOND. -
Soyez certaine que je ferai honneur à sa mémoire. (Armande rit.) C’est vrai je n’ai pas toujours été très habile mais mon admiration a toujours été constante, trop d’ailleurs. Elle m’a parfois empêché mais je ne l’ai jamais trahi moi ! J’avais l’intime conviction d’être dans le vrai, n’est-ce pas humain de tout tenter ?
ARMANDE. -
À trop vouloir admirer on en perd la saveur. Toute votre vie vous n’avez eu que Molière en bouche, cela ne révèle-t-il pas une inquiétante personnalité.
ROSIMOND. -
Je la digère encore.
ARMANDE. -
Molière portait aux nues Brécourt, son jeu, sa prestance et son humilité.
ROSIMOND. -
Mais enfin Armande entendez ma demande, votre troupe y gagnerait. De plus je peux vous aider à trouver un lieu.
ARMANDE. -
J’ai l’argent, celui de Madeleine, de mon défunt mari et je trouverai une autre salle sans votre secours.
ROSIMOND. -
Avoir une troupe forte, composée de grands acteurs capables de défendre le répertoire de notre temps, voilà de quoi asseoir la renommée de sa majesté.
ARMANDE. -
Et que faites-vous du Bourgogne ?
ROSIMOND. -
« En fusionnant nous deviendrions l’avenir du théâtre français » : J’entends déjà la voix de Louis. J’en soumettrai l’idée à Monsieur. Il la soufflera au Roi, et tout sera parfait.
ARMANDE. -
Mais vous vous entendez ? Et vous pensez que je vais pouvoir supporter votre arrogance, votre prétention, votre… oh ! je vais de ce pas en référer directement à Monsieur. Le Bourgogne avec notre… ma troupe, pourquoi pas le Marais au complet pendant que vous y êtes !?
ROSIMOND. -
J’ai ouïe dire que la salle du jeu de Paume de la Bouteille était à louer. Armande, j’ai de l’argent moi aussi, nous pourrions nous associer. Vous ne répondez pas ?… Serait-ce un oui ?
ARMANDE. -
Sortez de ma loge mais avant n’oubliez pas mes paroles : Brécourt sera le seul et unique remplaçant de Jean Baptiste. Maintenant déguerpissez !
Quelques semaines plus tard.
SCÈNE 11
1673 - TAVERNE PARISIENNE
Rosimond et La Guiot sont attablés.
ROSIMOND. -
Mon amie, j’intègre la Troupe d’Armande, je prends la place de Molière. Ah ! Jean Baptiste, de ton vivant tu ne m’as pas voulu, mais mort tu n’auras pas le dernier mot. Le Roi va fusionner le Marais avec la Troupe d’Armande. Enfin presque ! Monsieur va convaincre rapidement son frère, il l’a peut-être déjà fait d’ailleurs. J’ai confiance.
LA GUIOT. -
Ton souhait se réalise enfin.
ROSIMOND (dans ses pensées.). -
Une chimère en moins, un vide en plus.
LA GUIOT. -
Tu parles par énigmes.
ROSIMOND. -
Nous allons continuer à jouer ensemble.
LA GUIOT. -
Rien ne me sera plus doux. Rappelle-toi lorsque nous faisions partie de la troupe de Rosidor…
ROSIMOND. -
Ce n’est pas le meilleur souvenir qu’il me reste de mes années de comédien de campagne.
LA GUIOT. -
Il n’était pas facile de partager la scène avec toi. Tu coupais les répliques de tes partenaires, tu reculais pour qu’ils se retrouvent dos au public, tu transformais le texte à ta guise. Rosidor ne le supportait pas.
ROSIMOND. -
J’avais juste besoin d’exister.
LA GUIOT. -
Maintenant que ton rêve s’exauce, vis-le à plein poumons. Et sois certain que je serai toujours à tes côtés.
ROSIMOND. -
Et je m’en contenterai. Judith tout ce temps je n’ai jamais cessé d’avoir des sentiments pour toi. Mais j’étais trop obnubilé par ma réussite. J’ai été stupide.
LA GUIOT. -
Notre amitié est plus précieuse que toutes ces idylles condamnées à disparaître.
Elle sort
Le fantôme de Molière apparaît de nouveau.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Remplaçant. Est-ce vraiment le rôle que tu souhaites tenir ?
ROSIMOND (soudain grave parle à Molière.). -
Il est vrai que mort vous ne me servez plus à grand-chose, mais en interprétant vos personnages on m’acclamera pour mes prestations.
Non, je ne serai pas que le remplaçant ! La Roque, que penserais-tu de moi ? Toi qui m’a donné la lumière, qui a été conquis par mon impertinence, mon sens de l’improvisation, ma répartie. Tu me l’as si souvent répété. Tu as tenu tes promesses, mes pièces, ont toutes été jouées au Marais « Le soldat poltron », « la dupe amoureuse », « l’avocat sans études », « les trompeurs trompés », « Les quiproquos ou le valet étourdi », « Dom Juan ». Certes elles ont participé à augmenter la caisse du théâtre, mais tu as pris un risque.
…
Dois-je me réjouir ou m’inquiéter de vous jouer ?
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
T’inquiéter, t’inquiéter, t’inquiéter, t’inquiéter.
ROSIMOND. -
Ah, suffite ! Allez faire vos gargarismes dans votre ailleurs.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Reste dans ton théâtre du Marais, continue à te faire acclamer pour le peu que tu es.
ROSIMOND. -
Quelle prétention de savoir qui je suis, je ne le sais même pas moi-même.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Si tu me joues ta médiocrité te sautera au visage.
ROSIMOND. -
Tout de suite les grands mots !
SCÈNE 12
1682 - THEATRE GUENEGAUD. TROUPE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. COULISSES DU THÉÂTRE.
La représentation des “Fourberies de Scapin” de Molière a commencé. La salle est comble. Le stress dans les coulisses est palpable. Rosimond court en criant.
ROSIMOND. -
Mon costume, où se trouve mon costume de Scapin ? Qui a changé mon costume de place ?
LA GUIOT. -
Il t’attendait sur ton fauteuil il n’y a pas cinq minutes.
ROSIMOND. -
Il n’y est plus. Je suis sûr que c’est ce scélérat de Brécourt. Bientôt dix ans que je respire son indigeste haleine. Et désormais, depuis que le Roi a ordonné de fusionner avec le Bourgogne, comme je l’avais prédit, il se croit le seul remplaçant de Molière. Mais je suis là, et je fais partie de la seule troupe unique des comédiens français : la Comédie-Française.
LA GUIOT. -
Il pensait peut-être que c’était à son tour de jouer.
ROSIMOND. -
Tu prends sa défense.
LA GUIOT. -
Il ne s’agit pas de cela Claude mais tu es devenu si…
ROSIMOND. -
Quoi ? Dis-le ? Agressif ? Incontrôlable ? Insupportable ? Il devait jouer hier mais il était malade. Ce soir c'est donc à moi. (Il se précipite vers la loge de Brécourt)
Brécourt, rends-moi mon costume, vermisseau. Où est-il ?
LA GUIOT. -
Au cabinet !
On entend la voix de Brécourt marmonnant, enfermé dans le cabinet.
ROSIMOND. - à la Guiot
Qu’est-ce qu’il marmonne ?
LA GUIOT. -
Il dit qu’il ne te le rendra pas.
ROSIMOND (à Brécourt, enfermé dans le cabinet.). -
Depuis que tu es revenu, ce ne sont que troubles et méchantes humeurs qui hantent notre théâtre. Ne pouvais-tu rester là d’où tu viens !
LA GUIOT (qui rapporte les paroles de Brécourt.). -
Notre théâtre. Mais tu t’entends parler.
ROSIMOND. -
Judith qu’est-ce qui te prend ?
LA GUIOT. -
Claude, ce n’est pas moi qui parle, je ne fais que répéter ses paroles.
ROSIMOND. -
Et lâche, de surcroît ! Tu n’es qu’un vil opportuniste, un arriviste. Ton unique mérite est d’avoir été présent quand il le fallait. (à La Guiot) Répète-le-lui.
LA GUIOT. -
Je crois qu’il a entendu. Il répond : que veux-tu j’ai du flair.
ROSIMOND. -
Et de la salive aussi. Ça, pour lécher le cul, tu n’as jamais été en reste.
LA GUIOT (répète les paroles de Brécourt.). -
Et toi, il t’a fallu attendre que Molière meure pour faire enfin partie de sa troupe.
ROSIMOND (à La Guiot.). -
Retiens-moi ou je défonce la porte et je le transfigure en négatif (À Brécourt.) Si Molière n’a pas voulu de moi de son vivant, c’est parce qu’il a pressenti que je pourrais prendre sa place.
FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Quel culot ! J'aurais tout entendu.
LA GUIOT (répète les paroles de Brécourt.). -
Tu ne lui arrives même pas au gros orteil.
FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Merci Brécourt.
ROSIMOND. -
Nanti !
LA GUIOT (répète les paroles de Brécourt.). -
Imposteur !
ROSIMOND. -
Fripon !
LA GUIOT (répète les paroles de Brécourt.). -
Sangsue !
ROSIMOND. -
Impuissant !
LA GUIOT (répète les paroles de Brécourt.). -
Filou !
ROSIMOND. -
Pendard ! à ton cou… !
Armande apparaît.
ARMANDE. -
Que signifie ? Rosimond stoppez ou je crie. C’est à Brécourt de jouer ce soir.
ROSIMOND. -
Armande, c’est à moi d’entrer en scène.
ARMANDE. -
Vous devez partager vos rôles avec Brécourt, c’est dans le contrat.
ROSIMOND. -
Ce n’est que par la force qu’on pourra me contraindre.
ARMANDE. -
Empêchez-le d’entrer sur scène !
ROSIMOND. - déclame une réplique de Scapin
Tu as envie de te battre, Ah tu en veux tâter, voilà… Oh !
ROSIMOND. - continue sa réplique en entrant sur scène.
DANS LES COULISSES
LA GUIOT. -
Mon Dieu ! Il entre sans costume.
ROSIMOND. - off, sur scène
Vengez-vous bien sur lui. Frappez, chargez.
ARMANDE. -
Mais ce ne sont pas les tirades de Scapin ?
ROSIMOND (off, sur scène.). -
Brisez, vous en êtes le maître.
LA GUIOT. -
Ce sont des tirades de Fabrice dans Le valet étourdi de Rosimond.
ARMANDE. -
Mon dieu, je me suspends. Il déclame n’importe quoi. Il faut absolument empêcher de « tirader » ce pourceau d’Épicure. Où est Brécourt ?
LA GUIOT. -
Il fait une crise au cabinet.
ARMANDE. -
Comment le faire sortir ?
LA GUIOT. -
Qui donc ?
ROSIMOND (réplique se sa propre pièce le valet étourdi.). -
Cependant, s’il vous plait, ne frappez pas bien fort, tuez-moi doucement, monsieur, je vous conjure.
Applaudissements du public.
SCÈNE 13
1682 - THEATRE GUENEGAUD. TROUPE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE. BUREAU D’ARMANDE.
Rosimond entre dans la loge et s’assoit.
ARMANDE. -
Qui vous a dit de vous asseoir ?
ROSIMOND. -
Vous m’avez convoqué.
ARMANDE. -
Et ?
Rosimond se relève.
ROSIMOND. -
J’aime expérimenter.
ARMANDE. -
Vous m’électrisez.
ROSIMOND. -
C’est souvent l’effet que je fais à mes admiratrices.
ARMANDE. -
Quand comprendrez-vous que vous n’êtes plus au Marais, Rosimond. Ici on ne cache pas ses partenaires pour garder toute la lumière à soi on ne leur fait pas de grimaces superfétatoires, on ne les tripote pas. Vous ne savez faire que ça, tripoter. Pour tout arranger, vous prenez à partie le public, improvisez des répliques à votre avantage. Vous êtes pathétique. A trop vouloir montrer on se parjure. Terminé les mauvaises habitudes, sinon au placard et hors de question de jouer vos pièces. Monsieur est d’accord avec moi, c’est même lui qui me l’a ordonné. Nous échapperons de ce fait au ridicule. Brécourt joue en alternance avec vous que cela vous plaise ou non. J’ai aussi des problèmes avec votre amie, amante, que sais-je ? Cette insolente de Judith.
La porte s’entrouvre.
Oui mon doux, allez m’attendre dans votre loge, je vous rejoins…
Rosimond esquisse un sourire.
ARMANDE. -
Quoi ?
ROSIMOND. -
Je souris, rien de plus. Vous parliez d’amante ?
ARMANDE. -
Il faut bien que le corps exulte. Vous devriez en faire autant vous seriez moins gras.
ROSIMOND. -
Mais qui voudrait de moi ?
ARMANDE. -
Enfin une sage parole.
Elle sort, laissant Rosimond seul.
Dans le couloir, Armande croise La Guiot.
LA GUIOT. -
Madame, où allez-vous si impunément ?
ARMANDE. -
Dans la loge de Guérin, votre amant.
LA GUIOT. -
Et ce n’est pas la première fois. Je vous ai vu hier lui donner la main.
ARMANDE. -
Moi madame, vous inventez. C’est lui qui m’a tendu la sienne. Que voulez-vous, nous aimons nous « goûtasser » !
LA GUIOT. -
Vous rôdez autour de lui, comme une chatte affamée.
ARMANDE. -
Comme il n'est rien que le temps n'use, Guérin commence à ne ressentir à votre égard qu'une espèce de bonne amitié pleine de tiédeur.
LA GUIOT. -
Et vous vous faites un devoir de lui déclencher une passion dévorante. Je ne suis pas dupe. Vous vous êtes servie de moi comme appât pour l’approcher, mais ne pensez pas que vous allez arriver à vos fins si facilement.
ARMANDE. -
Mais chère, si j’avais eu le choix, si le roi ne nous avait pas imposé la troupe du Marais vous n’auriez jamais franchi le seuil de ce théâtre. Votre amant serait rentré lui, car au contraire de vous, il est grand et bien fait, et son talent dépasse largement le vôtre et celui de votre minou de Rosimond.
LA GUIOT. -
Claude est un immense comédien, sans lui votre troupe serait à la déroute.
ARMANDE. -
Face à Brécourt, il est insignifiant.
LA GUIOT. -
Entre nous vous en avez tâté ?
ARMANDE. -
Vous n'êtes qu'une amateure !
LA GUIOT. -
Et vous, partout où vous passez ce ne sont que manigances, malveillances. Tout Paris sait que feu Molière n’a pas arrêté d’être cocufié par vos bons soins. L’abbé de Richelieu, le comte de Guiche, le comte de Lauzin…
LE FANTOME DE MOLIÈRE. -
Je le savais !
ARMANDE. -
« Suffite » Madame ! Mon ouïe ne peut en supporter davantage. Vous n’êtes qu’une provinciale déguisée en marquise.
LA GUIOT. -
Vous pensez être sorti de la cuisse du roi ?
ARMANDE. -
Sinon de la cuisse, de son esprit.
Elle éclate de rire
LA GUIOT. -
Vous avez toujours fait obstruction à mon entrée dans la troupe de Molière, vous aviez sans doute peur que mes charmes le fassent succomber comme l’ont fait la Du Parc ou la De Brie du temps de votre sœur ou de votre mère… Encore une intrigue non résolue.
ARMANDE. -
Si vous ne respectez pas les vivants, respectez au moins les morts. Continuez à blasphémer, ma vengeance sera implacable.
LA GUIOT. -
Oh ! Je vous en prie, ne réécrivez pas Dom Juan, il a suffisamment été plagié.
ARMANDE. -
Dommage que vous n’ayez pas comme moi jouée dans l’originale, vous auriez senti toute la prophétie de ma menace.
SCÈNE 14
TAVERNE PARISIENNE
Rosimond est ivre et parle à une assemblée imaginaire.
ROSIMOND. -
Il faut que je prépare ma plaidoirie pour mon jugement de demain
…
Avant que vous m’attaquiez sur mon identité, je vais vous répondre tout de face…
Moi, Jean-Baptiste Du Mesnil, sieur de La Tour, Claude de la Rose, sieur de Rosimond Sieur Scipion, oui je suis tout à la fois, Monsieur le Procureur, mais je suis présentement comédien de la troupe de la Comédie-Française, troupe de sa majesté.
Vous m’accusez d’avoir plagié « la vie des saints » de monsieur d’Andilly, vous devriez me remercier d’en avoir retranché les endroits inutiles et fabuleux, d’autant que j’en ai pris de bien maigres fragments.
…
Des copies entières ? Ça m’étonne de moi !
…
Néanmoins, je rends hommage à ce grand homme d’une piété digne des premiers siècles de l’église.
…
Comme ça je ferai taire les imbéciles. Qui se sent morveux qu’il se mouche !
…
Et si je disais plutôt : je n’ai qu’examiné la traduction et m’en suis servi à quelques endroits seulement.
…
Oui c’est mieux et je renchérirai : Il est non seulement mon livre, mais mon bréviaire. Je vais leur pilonner leur caquet. Ah Ah ! Que je suis bon. (à la foule invisible) Merci, Merci !
…
Des quarante Vies des Saints je n’en ai copiées que dix, les autres étaient si mauvaises que j’ai dû les sauver. Je reconnais y avoir pris un grand plaisir et en avoir retiré une grande jouissance.
…
J’entends d’ici les oh, les ah ! Jusqu’où compte-t-il aller ? Que cherche-t-il à prouver ? Il se moque de tout. C’est un menteur invétéré. Il ne sait même pas qui il est.
Criez braves gens, ce n’est pas fini, Je vais également remanier Les noces de village de mon ennemi Brécourt. Quelques paragraphes, voire des pages entières, elle est si médiocre que j’ai voulu lui donner une seconde chance. Et pour lui rendre service je la publierai de mon nom. Il fait peut-être rire les pierres mais pas mon ouïe si sensible à la syntaxe et aux mots.
Il déclame une réplique de son Dom Juan.
Et dans la vie, il faut être de tout capable
Je verrai maintenant et la terre et les cieux
Animer contre moi cent monstres furieux
Que d’un Coeur intrépide et d’un bras indomptable
J’opposerai ma force à leur rage effroyable
... J’ai du Coeur pour me donner la mort.
Appréciez, c’est mon Don Juan.
Rosimond, habité et de plus en plus ivre, entame un dialogue intérieur avec son défunt père.
Oh Père, vous seriez fier, je joue Molière. Souvent quand je suis sur scène je me crois lui, comme suspendu, c'est palpable c'est magique. Je suis le plus grand copieur que la terre a créé, mais quel chagrin me dévore ? En vain mon corps se débat et mon esprit s’anime. Contre qui ? Contre quoi ? Où est passé mon goût du jeu, ma rage de vivre ? Je m’ennuie père, je vous l’avoue, je n’écris plus, mes pièces n’intéressent personne et sont mises au rebut. Pour quelle raison devrais-je continuer cette existence d’errance inutile ?
Ah ! Si j’avais la foi, je pourrais m’élever au-dessus du néant, continuer ma route en bravant les bassesses, en donnant du plaisir à ceux qui sont en manque…
Mais je ne crois en rien et je n’attends plus rien. Ma création n’est ni meilleure ni pire que le commun des artistes. Je ne laisserai aucune trace dans la postérité.
…
Arrête de geindre mon fils, vois plus loin, Elève notre nom DE LA ROSE. Si tu veux justifier le combat de ta vie deviens son émissaire à la postérité, le passeur, comme Charon passant les âmes… On dira que tu as su flairer le génie.
….
Ah oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Ah père qu’il est doux de vous entendre.
….
Mon fils, respire, rassemble-toi. Tu resteras un comédien qui a marqué son époque, mais malheureusement pas un auteur. Accepte-le.
…
Jamais je ne me suis senti en accord avec mon époque, ou trop tôt ou trop tard.
……
Lui a su en parler. Mon père vous avez raison, je vais me servir de lui. Grâce à l’argent que vous m’avez laissé, je peux à mon aise user de cet avantage pour acheter, regrouper, éditer, diffuser tous ses écrits pour qu’ils survivent dans les siècles à venir. Et créer la plus importante bibliothèque théâtrale de notre siècle ! Voilà mon nouveau rôle.
Et le nom De LA ROSE brillera dans tous les esprits comme le conservateur des œuvres de Molière. Et sur toutes les étagères.
…
LE FANTOME DE MOLIÈRE. -
De mieux en mieux. Tu prends de la hauteur Rosimond.
ROSIMOND. -
Me nourrir de votre génie pour me sublimer.
LE FANTOME DE MOLIÈRE. -
Billevesée !
SCÈNE 15
30 octobre 1686 - TROUPE DE LA COMEDIE FRANCAISE.
LOGE DE ROSIMOND.
Rosimond, 46 ans, se prépare dans sa loge. Il s’apprête à interpréter Argan dans « Le Malade imaginaire » de Molière. Il semble très mal en point, il est pris d’une toux convulsive, il crache, il est fiévreux.
ROSIMOND (répète Argan dans Le Malade Imaginaire.). -
Je ne m'étonne pas, si je ne me porte pas si bien ce mois-ci, que l'autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu'il mette ordre à cela. Allons, qu'on m'ôte tout ceci, il n'y a personne ; j'ai beau dire, on me laisse toujours seul.
VOIX du FANTÔME DE MOLIÈRE (qui contrefait le Régisseur.). -
Dix minutes Monsieur de Rosimond.
ROSIMOND. -
Déjà ? Pourquoi ? Quelle heure ? Quel jour ?
VOIX du FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Le jour de votre trépas, le 30 octobre 1686
ROSIMOND. -
Qui parle ? Moi ? J’ai des hallucinations auditives. Il tousse, crache.
Mon Dieu ou qui que tu sois, donne-moi la force d’aller au bout de cette représentation. Un vrai malade qui en joue un faux, cela est risible ! (Il tousse.) « Tellement habité par son personnage qu’il mourut plus que lui » dira-t-on dans les gazettes. Jamais je n’ai fait semblant. Argan, j’aurai ta peau !
Il rit et se tort de douleur en même temps. On frappe à la porte.
Je ne suis pas là.
LA GUIOT. -
Claude, c’est moi. Judith. Tout va bien ?
ROSIMOND. -
On ne peut mieux mon a…
Il est pris d’une nouvelle quinte de toux et crache dans son mouchoir.
La Guiot pénètre dans la loge.
LA GUIOT. -
Que se passe-t-il mon ami ? (Elle aperçoit le mouchoir que Rosimond tente de dissimuler.) Mais c’est du sang ?
ROSIMOND. -
Illusion ! Laisse-moi, je finis de me maquiller.
LA GUIOT. -
Claude, il serait plus raisonnable que…
ROSIMOND. -
Ne dis rien, ne fais rien, tout va aller bien, je te le promets.
LA GUIOT. -
Si tu joues dans cet état et que tu meurs… je ne m’en remettrai pas.
ROSIMOND. -
Guérin saura te consoler.
Rosimond est pris d’une quinte de toux. La Guiot s’apprête à partir. Le fantôme de Molière apparaît. Seul Rosimond peut le voir.
ROSIMOND. -
Ah ! Te revoilà, comme tu es prévisible. Je vais te défier dans mon dernier soupir. Sur scène je te vaincrai. Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur. Spectre, fantôme ou diable je veux voir ce que c’est ?
LA GUIOT. -
Mais c’est une réplique de Don Juan. Ce soir tu joues le Malade imaginaire.
Rosimond essaye de se lever mais en vain.
LA GUIOT. -
Je préviens Armande.
ROSIMOND. -
Je te l’interdis, il y va de ma gloire.
Armande entre.
ARMANDE. -
Que se passe-t-il ici ? Rosimond, êtes-vous prêt ? On vous entend tousser depuis les coulisses. (à La Guiot.) Et vous, regagnez votre caisse, vous croyez que les billets vont se vendre tout seul.
LA GUIOT. -
Roseline me remplace.
ARMANDE. -
Elle n’est pas formée pour ça. Estimez-vous chanceuse de faire encore partie de cette maison.
LA GUIOT. -
Impossible de laisser Claude dans cet état.
ARMANDE. -
Je m’en charge. (Rosimond essaye de se lever, Judith l’aide. Mais il est trop faible.)
Vous ne jouerez pas ce soir. Brécourt va vous remplacer.
ROSIMOND. -
Remplacer, remplacer, remplacer, plus jamais remplacer ! Je jouerai quoi qu’il m’en coûte.
ARMANDE. -
Rentrez chez vous.
ROSIMOND. - réplique de Don Juan de Molière, au fantôme de Molière.
Et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit ?
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Jusqu’au dernier instant tu me déclameras, donc ?
ARMANDE. -
Je cours chercher Brécourt.
ROSIMOND. -
Je ne laisserai pas à ce prétentieux péteux le plaisir de m’humilier. (Il tousse.)
LA GUIOT. -
Claude, sois raisonnable.
ROSIMOND. - Au fantôme de Molière
Vous et moi, même combat. (Il rit, crache.) Nous étions destinés l’un à l’autre, vous m’avez toujours évité, ce soir je vous rattrape. Je vais tirer ma révérence en jouant le Malade imaginaire.
ARMANDE. -
Il délire. Rosimond, je vous le dis tout net, vous ne jouerez pas. Je ne vous permettrai pas de… (à La Guiot.) Et vous, retournez à vos caisses pour la dernière fois ! Elle sort.
ROSIMOND. - à La Guiot
Judith trouve un subterfuge, empêche-la de prévenir Brécourt.
VOIX d’ARMANDE. -
J’attends !
La Guiot sort.
ROSIMOND. -
Oui, il en sera ainsi. (Il se regarde dans le miroir.) Quelle tête ! (Il répète le rôle d’Argan) Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Trois et deux font cinq. J’ai bien retenu ma leçon, maître ? Tu verras tu ne seras pas déçu ce soir je vais me surpasser. Assiste à mon triomphe.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Même mort, tu me fais cauchemarder.
ROSIMOND. -
Votre conscience aurait-elle à se faire pardonner ?
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Même mort, tu viens me provoquer.
ROSIMOND. -
On n’est jamais tranquille ! Et si Armande n’avait pas plaidé votre cause auprès du roi, au lieu d’être inhumé décemment, dans une fosse vous seriez.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
C’est ce qui t’attend.
ROSIMOND. -
Il est vrai. Jamais je ne renierai ma condition de comédien, moi.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Tu ne joueras pas ce soir.
ROSIMOND. -
C’est un acharnement. Mais pourrez-vous m’en empêcher ? Je vais partir sous les applaudissements, réussir là où vous avez échoué : Mourir sur scène. Ca vous fait quoi ? (Il rit et est pris d’une toux convulsive) Ce soir, vous aurez beau vous époumoner, personne ne vous entendra.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Prétentieux, tu l’as toujours été.
ROSIMOND. -
Vous et moi enfin réunis, la confusion totale, je m’en réjouis d’avance.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Ôte-moi de tes souvenirs, dissocie-moi de toi. Epargne-moi ton éternité. Fais-le pour moi Rosimond pour que je retrouve enfin le repos éternel.
ROSIMOND. -
Si vous ne m’aviez pas si mal traité !
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Je t’ai donné ta chance, tu n’as pas su la saisir.
ROSIMOND. -
Mauvaise foi. Vous m’avez rejeté comme un chien affamé.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE (doucereux.). -
Tout est possible encore, il suffit d’y croire. La renommée arrive parfois quand on s’y attend le moins et dans ton cas à ton dernier souffle, ce sera. (Il rit.)
ROSIMOND (reprenant un peu de vigueur.). -
Riez jusqu’à extinction.
Sonnerie de théâtre.
Il est temps, Judith a réussi, la voie est libre. Le public n’attend plus que moi.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Je vais t’en empêcher.
ROSIMOND. -
Je doute que vous puissiez grand-chose d’où vous êtes.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Je serai là autour de toi, à chacune de tes répliques, je te secouerai, je t’empêcherai de succomber et s’il le faut, je ferai entendre ma voix. Le public n’y verra que du feu et Argan sera joué jusqu’au bout. Il ne sera pas écrit que tu auras vaincu.
Rosimond sort et se dirige vers la scène. Le Fantôme de Molière le suit.
ROSIMOND. -
Eécoutez, ils sont tous là qui m’attendent. Vous les entendez. Ils clament mon nom.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Tu mourras comme moi !
ROSIMOND. -
Non, pas comme vous … comme moi. Je me trouvais dans la salle, en ce jour du 17 février 1673. Vous vous souvenez ?
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Je me souviens très bien. Tu es même venu me tourmenter juste avant de jouer, tu as voulu profiter de ma fébrilité.
ROSIMOND. -
Vous avez refusé mon épaule. Qui puis-je ? J’ai assisté impuissant à votre agonie. J’avais mal pour vous. Votre visage hagard, votre voix étouffée… Du grand art ! Vous vouliez frapper les esprits. Mourir sur les planches… Mais ça n’a pas marché. Même Molière n’est pas mort comme il aurait voulu. Car votre dernier souffle, c’est chez vous dans votre lit que vous l’avez lâché. Alors que Moi, c’est sur scène que je le prononcerai, assis dans votre fauteuil. Sur la ligne d’arrivée, je vous faucherai.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE (ironique.). -
Paroles, paroles, paroles
Rosimond poursuivi par le fantôme Molière entrent sur scène sous les applaudissements. Rosimond joue Le malade imaginaire pendant que le fantôme lui tourne autour.
ROSIMOND. -
Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Je ferai tout pour que tu joues vivant jusqu’au bout.
ROSIMOND. -
Trois et deux font cinq. « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur…
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Puisque tu as toujours voulu être moi, prouve-le, meurs comme moi, dans ton lit.
ROSIMOND. -
Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles. «Les entrailles de Monsieur, trente sols». (au Fantôme de Molière) Je sens venir le moment, désolé.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE (hurle.). -
À moi ! Ne le laissez pas faire. Armande !? Elle ne m’entend pas. C’est bien la peine de l’avoir tant aimée. Brécourt ! Mais faites quelque chose, nom de DieuX !
ROSIMOND. -
Mon âme est à l’affût.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
La mienne ne saurait la supporter. Empêchez-le ! Empêchez-le !
ROSIMOND (agonise.). -
Mon ami, vous allez être confondu. (Il déclame la réplique d’Argan) Ah ! mon Dieu ! je suis mort… Mon frère, vous m'avez perdu.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
Pas encore. Relève-toi !
ROSIMOND (exulte.). -
Désormais je vais rentrer dans la postérité.
LE FANTÔME DE MOLIÈRE. -
J’en doute.
Rosimond tombe. Effroi dans la salle. Le rideau tombe. Noir.
Coup de tonnerre.
FIN