Steaks de bison

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Jamais vu de steaks de bison ? Regardez les mains de Marcel. Elles sont épaisses et rouges, et si elles ne font pas fantasmer les bouchers, elles génèrent des torrents de larmes ou des spasmes de désirs incontrôlés chez les habituées – et les autres – de la laverie automatique située en bas de son immeuble.
Il est le mari ou l’amant. Il inspire le désir bestial ou la répulsion épidermique mais il n’en laisse aucune indifférente même si c’est ce qu’elles crient sur les toits. Comme vont-elles, sans le vouloir, faire basculer la vie de Marcel, le transformer, faire éclore le poète cachée sous la carcasse du CRS ? Aucune d’entre elles ne serait, c’est sûr, en mesure de l’expliquer. Et pourtant elles vont réussir ce coup de force après se l’être disputé. Mais comment se faire une idée de ce que ce type est vraiment ? Il ne met jamais les pieds, lui, dans cette foutue laverie dont il est pourtant la vedette.

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I

 

Une est affalée sur une chaise, en jean et baskets. Elle fume tranquillement un joint, l’air hagard. Aucune machine ne tourne. Silence total.

Un temps, puis entre Deux, jouant les stars, brassant de l’air. Elle trimballe deux grands sacs Vuitton bourrés de linge sale.

Deux (clame) - Bonjour !

Une (sans même la regarder, marmonne) - Salut.

Deux (constatant qu’aucune machine ne tourne) - Elles sont en panne ?

Une (pâteuse) - Aucune idée.

Deux (examinant les machines) - C’est laquelle la vôtre ?

Une (fermée) - Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

Deux - Cette question ! Je n’ai pas envie que notre linge se mélange ! Je me méfie. On croit qu’elles sont inoccupées ces foutues machines, elles font les mortes, et puis en réalité il arrive qu’elles tournent, sournoisement. L’autre jour, j’ai ouvert un hublot et je suis partie à la nage avec deux tee-shirts douteux. Parce que les systèmes de sécurité sont plutôt défectueux, ici… Vous n’auriez pas de la monnaie ?

Une (franchement désagréable) - Non, je suis pas une banque.

Deux - Excusez-moi. Je vois que vous êtes susceptible…
Une - Surtout avec les emmerdeuses.

Deux (vexée) - C’est agréable ! On fait des efforts, on tâche d’être aimable, on engage le dialogue avec un truc informe posé comme un sac-poubelle sur une chaise en plastique merdique et le truc vous traite d’emmerdeuse !

Une - Je vous ai pas demandé d’être aimable.
Deux - Désolée, c’est congénital. On n’a pas été élevées dans la même crèche. (Elle fouille dans ses poches.) Non, décidément, je n’ai pas de monnaie !

Une (lui montrant le changeur de monnaie) - Y’a une machine à diminuer les grosses coupures, là !

Deux - Je sais, mais elle est dérangée ! (Elle porte un doigt à sa tempe.) L’autre jour, j’y ai mis un billet de cinquante euros et elle m’a donné des chewing-gums ! (Elle fouille encore dans ses poches.) Ah si ! Tout de même, il me reste un peu de ferraille ! Bon… Alors ? C’est laquelle, votre machine ? Celle-là ? (Elle désigne une machine, regarde à travers le hublot.) Non. (Elle jette un œil dans les autres machines.) Mais il n’y a pas de linge, là-dedans ! Où est-il, votre linge ?

Une (toujours aussi désagréable) - Sur moi.

Deux - Sur vous ?

Une - C’est fait pour ça le linge, non ?

Deux - Et le rechange ? Où est-il le rechange ?

Une - Sur moi aussi.

Deux (essaie de comprendre) - Vous avez deux couches, alors ?

Une - Si on vous le demande…

Deux - Bon, bon, je suis une emmerdeuse, je sais. (Elle choisit une machine.) Je prends celle-là ! C’est la seule qui ne déconne pas trop. Sa copine de droite elle vous transforme un sari en bavoir ou alors elle vous le teint sans vous faire choisir la couleur ! Et moi j’ai du linge extrêmement fragile ! (Elle extrait une robe superbe de l’un de ses sacs, la contemple.) Remarquez, à la limite, je pourrais parfaitement me passer de la laver ! Je l’ai portée deux fois en tout et pour tout ! Seulement voilà : je suis humaine. Je la nettoie tout de même avant de la donner aux défavorisés ! (Elle examine encore la robe et conclut.) D’ailleurs elle n’est pas sale, cette robe ! Je ne la lave pas ! Avec moi les pauvres ils ont déjà la chance d’être hyper branchés question fringues, je ne vais pas en plus leur faire la lessive ! (Elle sort des jeans de l’un de ses sacs.) Les jeans !… Ah ! ça, les jeans, ça peut se remettre ! Je dirai même que plus on les met et plus on les lave et plus on a la classe ! Un jean neuf c’est comme une petite culotte sale : ce n’est pas mettable ! Ou alors chez les ploucs ! (Elle jette un coup d’œil sur le jean de Une.) Il a l’air très neuf, le vôtre !

Une - C’est les gens du D.A.F. qui me l’ont filé.

Deux - Ah ! vous les connaissez, vous aussi, les bénévoles de « Droit Aux Fringues » ? Faites voir ! (Elle tripote le jean de Une.) J’en étais sûre ! C’est l’un des miens ! Je l’ai porté une demi-heure pour conclure avec un mec qui me filait le train depuis des mois. Y’a guère que son regard de vicieux qui ait pu l’user – par derrière – pendant que je grimpais mes étages ! (Elle précise.) J’habite au sixième et je suis sportive ! Il en a bavé, le con ! Après il me l’a ôté sauvagement, ce putain de jean. Je n’avais pas envie de le remettre alors je l’ai refilé au D.A.F. Je me débarrasse toujours des mauvais souvenirs. Eh bien, je suis ravie qu’il soit tombé sur vous ! Au moins il n’aura pas été porté que par une emmerdeuse ! Il vous va bien et il a une histoire ! C’est une grande rencontre ! (Elle vient s’asseoir à côté de Une sur une chaise.) N’allez pas cependant vous imaginer que j’ai l’habitude de m’envoyer en l’air avec n’importe qui ! Mais celui-là, vraiment, c’était le seul moyen de m’en débarrasser ! En général je donne plutôt dans le haut de gamme, mais il arrive que j’éprouve le besoin de faire une B.A. Ce n’est pas demain qu’il pourra à nouveau s’offrir une fille comme moi, ce minable ! (Elle retourne à ses sacs, en extrait un vêtement très sophistiqué.) Et ça ? Qu’est-ce que vous en pensez, de ça ? C’est original, hein ? Ça peut. Ça vient de chez Ploutock ! (Elle lui met le vêtement sous le nez.) Y’a la griffe ! Une petite fortune que j’ai payé ça. Enfin, quand je dis que je l’ai payé… On me l’a offerte ! Un grand chirurgien fou d’amour ! (Elle jette le vêtement par terre et décrète.) Pour le D.A.F. ! (Elle exhibe un chemisier tout aussi sophistiqué.) Mon chemisier ! Ah, ça c’est plutôt un bon souvenir ! Il faut que je le lave à la main. Trop fragile ! (Elle le remet dans son sac, revient s’asseoir à côté de Une.) Ils sont sympas, hein, les bénévoles de « Droit Aux Fringues » ? Ils m’adorent. Forcément, je leur apporte des tonnes de vêtements tous les mois. Je me suis laissé dire qu’ils avaient fini par ouvrir un petit magasin d’occases dans un autre quartier et qu’ils se faisaient une fortune sur mon dos, ces pourris ! Je m’en fous. Moi j’ai ma conscience pour moi. Et puis ce doit être faux, hein ? Autrement ils ne vous auraient pas refilé mon jean à l’œil ! A moins que vous ne les ayez particulièrement émus. Parce qu’ils ont beau être des requins du caritatif, ils ont tout de même un cœur de temps en temps ! (Elle retourne à ses sacs.) Bon. Et ça ? (Elle sort un autre vêtement.) Je le lave ou je ne le lave pas ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup, à votre avis ?

Une - J’ai pas d’avis. Vous voulez que je vous dise ? Vos hardes, vos nippes, vos chiffons, je m’en tape comme de ma première bambinette, pauvre pomme !

Deux (furieuse) - Ah ! vous vous en tapez ! Et ce jean, alors ? Mais vous seriez encore cul nu, pauvre cigale, si je n’étais pas là, moi fourmi !

Une - Bon, vous la fermez un peu ? Je suis là pour être au calme, moi ! Autrement j’aurais amené un walkman !

Deux (stupéfaite) - Mais vous vous croyez où ? Dans une maison de repos ? C’est pas une salle d’attente ici ! On est là pour faire la lessive, alors vous faites votre lessive comme tout le monde ou vous dégagez !

Une - Facho !

Deux (outrée) - Facho ?! Oh !… Moi qui ai toujours voté vert ! (Nerveuse, elle a pris de la lessive, l’a mise dans la machine, puis ouvrant le hublot elle y jette quelques jeans en maugréant.) Les marginaux, ou je les adore ou je les vomis ! Vous je vous vomis !

Une - Je l’espère bien !

Deux (râlant) - S’occuper de son linge, que je sache, ça n’empêche pas de papoter. (Elle approche une chaise tout près de Une et s’y installe. Auparavant elle a mis la machine en marche et cette dernière se met à faire un bruit infernal. Elle crie.) Oh ! ces machines ! (A Une.) Vous disiez quelque chose ?

Une (lui crie) - Moi ? Non. Rien.

Deux - Hein ?

Une (lui hurle dans l’oreille) - Je vous dis que je ne disais rien !

Deux (lui crie) - Je ne comprends rien à ce que vous me dites. Parlez plus fort !

Une - J’en ai marre de ce vacarme ! Vous l’avez fait exprès ou quoi ? Si vous essayiez une autre machine ? Celle-là par exemple !

Deux - Sûrement pas ! C’est un hachoir ! Vous y mettez une jupe Chanel, elle vous recrache une robe indienne !… Attendez.

Elle se lève et donne un furieux coup de pied dans la machine. Celle-ci se met aussitôt à tourner en silence.

Une - Merci. Vous les connaissez bien.

Deux - Depuis le temps, ce sont mes copines. Je suis très liante.

Une - Pardon ?

Deux - Je dis que je suis très liante !

Une - Ah bon. J’avais compris « très chiante ». Alors je me disais : bravo, elle fait son autocritique !

Deux (la regarde) - Vous êtes vache, vous !

Une - Très.

Deux - A quoi ça tient ?

Une - A la vie. On vient au monde sans défense mais, avec les années, on se blinde.

Deux - Evidemment. (Elle lui demande soudain.) Vous n’êtes pas du quartier ?

Une - Si. Depuis deux heures.

Deux - C’est tout récent, alors ?

Une - Tout récent.

Deux (très « femme du monde ») - Et vous êtes dans quel coin ?

Une - Dans le coin gauche, au fond de cette putain de laverie, depuis deux heures.

Deux - Comment ça ?

Une - Vous êtes bouchée ? Je vous dis que je suis installée sur cette chaise depuis deux tours d’horloge. C’est un havre de paix, ici ! (La machine se met à faire un bruit épouvantable.) Enfin, si on peut dire…

Une se lève et flanque un grand coup de pied dans la machine qui se met à faire un bruit encore plus épouvantable.

Deux (les yeux au ciel) - Mais non ! (Elle flanque à son tour un coup de pied dans la machine. Aussitôt celle-ci se met à tourner en silence.) Voilà.

Une - Merci. (Elle lui passe son joint.) Tu veux une petite taffe ?

Deux (surprise) - On se tutoie ?

Une - Bah, il faut bien qu’on abolisse les distances ! Parce qu’avant qu’ils soient essorés, tes jeans, toi et moi on sera devenues des intimes. C’est pas vrai ?

Deux - C’est toi qui le dis.

Une - C’est pas que ça me transporte de joie, remarque, mais y’a des moments dans la vie où il vaut mieux baisser les bras. Alors tu vois, je les baisse ! Et je me mets à tchatcher comme une conne ! (Elle lui retend son joint.) Une petite taffe ?

Deux (hautaine) - Non merci. J’ai passé l’âge de fumer de l’herbe.

Une - Y’a pas d’âge. Tu sais pas ce que tu perds.

Deux (la regarde) - Alors si je comprends bien, tu es ce qu’on appelle une S.D.F. ? Une sorte de clodo, quoi !

Une - Si tu veux. Depuis deux heures et des poussières. Depuis que mon mec m’a foutue dehors.

Deux - Le salaud ! Tu veux que j’aille lui parler ?

Une - De quoi je me mêle ?

Deux (catégorique) - On ne vire pas une fille comme toi sans préavis !

Une - Porte pas de jugement hâtif, tu veux. Tu connais pas l’histoire.

Deux - Et tes parents ?

Une - Je me suis barrée à seize ans, je ne vais pas y retourner, non ? Et mon amour-propre, alors ?

Deux - Ils te tabassaient ?

Une - Pas assez. C’étaient de sales bourges réacs et ils voulaient me façonner à leur image, c’est tout. Une famille ça doit être une famille, pas une photocopieuse, O.K. ?

Deux (réalisant) - Et tu es partie en culotte… de chez ton mec ?

Une - Bien obligée. J’étais dans la salle de bains, je m’apprêtais à prendre une douche quand il m’a gueulé : « Barre-toi connasse, j’en ai marre de ta gueule ! »

Deux - Et tu as...

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