Tailleur pour dames

Pour cacher un début de liaison avec une de ses clientes, le docteur Moulineaux se lance dans une cascade de mensonges, pirouettes et dissimulations face à sa femme, sa belle-mère, le mari de sa maîtresse, l’amante de celui-ci qui fut jadis la sienne. À force de rebondissements, tout se termine à la satisfaction générale. Chacun retrouve sa chacune.




Tailleur pour dames

Acte I

Salon de Moulineaux. Porte au fond donnant sur le vestibule. Porte à gauche, premier plan, donnant sur l’appartement d’Yvonne. Porte à gauche, deuxième plan. Porte à droite, premier plan, donnant dans les appartements de Moulineaux. Porte à droite, deuxième plan. Une table de travail à droite de la scène. À gauche de la table un grand fauteuil, papiers de médecine, tout l’appareil d’un médecin. À gauche, deux chaises à côté l’une de l’autre, mobilier
ad libitum.

Scène première

Étienne

Au lever du rideau, la scène est vide. Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan. Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce qu’il faut pour faire l’appartement.

Étienne (Il dépose son plumeau, son balai ; il ouvre la porte du fond pour donner de l’air, il bâille.) J’ai encore sommeil !… C’est stupide. Il est prouvé que c’est toujours au moment de se lever qu’on a le plus envie de dormir. Donc l’homme devrait attendre qu’il se lève pour se coucher !… (Il ouvre la porte du fond.) Oh ! mais je bâille à me décrocher la mâchoire ; ça vient peut-être de l’estomac… Je demanderai cela à Monsieur. Ah ! voilà l’agrément d’être au service d’un médecin !… On a toujours un médecin à son service… et pour moi qui suis d’un tempérament maladif… nervoso-lymphathique, comme dit Monsieur. Oui, je suis très bien ici. J’y étais encore mieux autrefois, il y a six mois… avant le mariage de Monsieur. Mais il ne faut pas me plaindre, Madame est charmante !… et étant donné qu’il en fallait une, c’était bien la femme qui nous convenait… à Monsieur et à moi !… Allons, il est temps de réveiller Monsieur. Quelle drôle de chose encore que celle-là !… La chambre de Monsieur est ici et celle de Madame là. On se demande vraiment pourquoi on se marie ?… Enfin, il paraît que ça se fait dans le grand monde. (Il frappe à la porte de droite premier plan et appelle.) Monsieur !… Monsieur !… (À part.) Il dort bien ! (Haut.) Comment, personne ! La couverture n’est pas défaite !… Mais alors, Monsieur n’est pas rentré cette nuit !… Monsieur se dérange !… Et sa pauvre petite femme qui repose en toute confiance. Oh ! c’est mal !… (Voyant entrer Yvonne.) Madame ! (Il gagne au no 2.)

Scène II

Étienne, Yvonne

Yvonne (Premier plan à gauche.) Monsieur est-il levé ?

Étienne (Balbutiant.) Hein ? Non, non… Oui, oui…

Yvonne Quoi ! Non !… Oui !… Vous paraissez troublé !

Étienne Moi, troublé ? Au contraire ! Que Madame regarde ! Moi, troublé ?

Yvonne Oui ! (Elle se dirige vers la porte de droite premier plan.)

Étienne (Vivement.) N’entrez pas !

Yvonne (Étonnée.) En voilà une idée ! pourquoi ça ?…

Étienne (Très embarrassé.) Parce que… parce qu’il est malade, Monsieur.

Yvonne Malade ? Mais justement… mon devoir…

Étienne (Se reprenant.) Non, quand je dis malade, j’exagère !… Et puis, c’est tout ouvert par là !… c’est plein de poussière, je fais la chambre…

Yvonne Comment ! Quand mon mari est malade ! Qu’est-ce que vous racontez ?… (No 2. Elle entre.)

Étienne (No 1.) Mais, madame !… (Au public.) Pincé, il est pincé ! Ah ! ma foi, tant pis, j’aurai fait ce que j’aurai pu !…

Yvonne (Ressortant, elle passe au no 1.) Le lit n’est pas défait ! mon mari a passé la nuit dehors ! Ah ! je vous fais mes compliments, Étienne. Monsieur doit bien payer vos bons services !…

Étienne Je voulais éviter à Madame…

Yvonne (Elle passe.) Vous êtes trop charitable ! je vous remercie… Oh ! après six mois de mariage ! Ah ! c’est affreux ! (Elle rentre dans son appartement.)

Étienne Pauvre petite femme ! Mais aussi, c’est bien fait pour lui ! Pour ces choses-là, je suis intraitable.

Scène III

Étienne, puis Moulineaux

On entend frapper à la porte extérieure du vestibule.

Étienne Qu’est-ce que c’est ?

Moulineaux (Dehors.) Ouvrez ! C’est moi…

Étienne (No 1.) Ah ! c’est Monsieur !… (Il va ouvrir, puis revient suivi de Moulineaux.) Monsieur a passé la nuit dehors ?…

Moulineaux (En habit, la figure défaite, la cravate dénouée, no 2.) Oui, chut !… Non… C’est-à-dire oui… Madame ne sait rien ?…

Étienne Oh ! bien… Madame sort d’ici… et si j’en juge par sa figure…

Moulineaux (Inquiet.) Oui ?… Ah ! diable ! (Il passe au no 1.)

Étienne Ah ! Monsieur, c’est bien mal ce que fait Monsieur, et si Monsieur voulait en croire un ami…

Moulineaux Quel ami ?

Étienne Moi ! Monsieur.

Moulineaux Dites donc, gardez donc vos distances !… (Il passe au no 2.) Ah ! dieu ! Quelle nuit !… J’ai dormi sur la banquette de l’escalier !… Si je n’ai point attrapé vingt rhumatismes !… On m’y reprendra encore à aller au bal de l’Opéra !…

Étienne Ah ! Monsieur est allé au bal de l’Opéra ?

Moulineaux Oui !… C’est-à-dire non. Occupez-vous de vos affaires.

Étienne Oui, mais c’est égal, Monsieur a une bonne tête !… Il ne faut pas être malin pour voir que Monsieur a nocé toute la nuit.

Moulineaux (Sèchement.) Eh bien ! Étienne, allez donc à votre office…

Étienne C’est bon, j’y vais. (Il sort.)

Scène IV

Moulineaux

Moulineaux Ah ! dieu ! Quand on m’y repincera encore à aller au bal de l’Opéra !… Le Ciel m’est témoin que je ne voulais pas y mettre les pieds !… Ah bien ! oui, mais ce joli petit démon de Mme Aubin fait de moi ce qu’elle veut. En principe, ne jamais avoir pour cliente une jolie femme, et une femme mariée. C’est très dangereux. Ainsi l’Opéra, c’est un caprice à elle. « À deux heures ! sous l’horloge ! » Cela voulait dire : « Attendez-moi… sous l’orme ! » Et j’ai attendu… jusqu’à trois heures, comme un serin ! Aussi, quand je l’ai vue… quand je l’ai vue… qui ne venait pas, je suis parti furieux ! J’étais moulu, éreinté !… Je rentre, me consolant à l’idée d’une bonne nuit. Arrivé à ma porte, crac ! pas de clé. Je l’avais oubliée dans mes effets de tous les jours. Sonner, c’était réveiller ma femme. Crocheter la porte, je n’avais rien de ce qu’il fallait pour ça ; alors, désespéré, je me suis résigné à attendre le jour et à passer la nuit sur une banquette ! (Il s’assied à droite.) Ah ! celui qui n’a pas passé une nuit sur une banquette ne peut se faire une idée de ce que c’est !… Je suis gelé, brisé, anéanti ! (Brusquement.) Oh ! quelle idée ! Je vais me faire une ordonnance. Oui, mais si je me soigne comme mes malades, j’en ai pour longtemps !… Oh ! si j’envoyais chercher un homéopathe…

Scène V

Moulineaux, Yvonne

Yvonne (Sortant de sa chambre.) Ah ! vous voilà enfin !… (No 1.)

Moulineaux (Se dressant, comme mû par un ressort.) Oui, me voilà !… Euh ! tu… tu as bien dormi ? Comme tu es matinale !

Yvonne (Amère.) Et vous donc ?…

Moulineaux (Embarrassé.) Moi ?… Oui, tu sais, j’avais un travail à faire.

Yvonne (Martelant chaque syllabe.) Où avez-vous passé la nuit ?

Moulineaux (Même jeu.) Hein ?

Yvonne (Même jeu.) Où avez-vous passé la nuit ?

Moulineaux Oui, j’entends bien… « Où j’ai passé la… » Comment, je ne t’ai pas dit ?… Hier en te quittant, je ne t’ai pas dit : « Je vais chez Bassinet » ? Oh ! il est très malade, Bassinet !…

Yvonne (Incrédule.) Ah ! et vous y avez passé la nuit ?

Moulineaux (Avec aplomb.) Voilà… Oh ! tu ne sais pas dans quel état il est, Bassinet.

Yvonne (Narquoise.) Vraiment ?

Moulineaux Aussi j’ai dû le veiller.

Yvonne (Même jeu.) En habit noir ?

Moulineaux (Pataugeant.) En habit noir, parfaitement !… C’est-à-dire, non… Je vais t’expliquer ! Bassinet… hum ! Bassinet est si malade, n’est-ce pas… que la moindre émotion le tuerait ! Alors pour lui cacher la situation… on a organisé une petite soirée chez lui… avec beaucoup de médecins. Une consultation en habit noir et l’on a dansé… toujours pour lui cacher la… Alors tout en dansant, n’est-ce pas… sans avoir l’air de rien. (Dansant et chantant sur l’air du « Petit vin de Bordeaux » :)

Oui, c’est le petit choléra

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Il n’en réchappera pas,

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

(Bis.)

Ça a été d’un gai !… Avec les malades il faut souvent user de subterfuges !

Yvonne C’est très ingénieux ! Ainsi il est perdu ?

Moulineaux (Avec conviction.) Oh ! perdu ! Il ne s’en relèvera pas !

Scène VI

Les mêmes, Étienne, Bassinet

Étienne (Annonçant.) M. Bassinet.

Bassinet (Entrant, no 2.) Bonjour, docteur.

Moulineaux Lui ! Que le diable l’emporte ! (Courant à Bassinet, vivement et bas.) Chut ! Taisez-vous, vous êtes malade !…

Bassinet (Ahuri.) Qui ? moi ? jamais de la vie !… (Il vient au no 3.)

Yvonne (Insidieuse.) Et vous allez bien, monsieur Bassinet ?

Bassinet (Bon enfant.) Mais comme vous voyez.

Moulineaux (Vivement.) Oui, comme tu vois, très mal, il va très mal… (Bas.) Allez-vous vous taire, je vous dis que vous êtes malade.

Yvonne Pourquoi voulez-vous que M. Bassinet soit malade puisqu’il vous dit…

Moulineaux Est-ce qu’il sait !… Il n’est pas médecin. Je te dis qu’il est perdu !

Bassinet (Tressautant.) Je suis perdu, moi !

Moulineaux Mais oui !… Seulement on a voulu vous cacher la situation. (À part.) Ma foi, tant pis, il en crèvera s’il veut ! (Il remonte.)

Bassinet Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit !…

Yvonne (Avec intention.) Hélas ! c’est même pour cela que mon mari a passé la nuit auprès de vous.

Moulineaux (À part.) Là ! vlan ! Aïe donc !

Bassinet Il a passé la nuit auprès de moi, lui ?

Moulineaux Mais oui ! Vous ne vous en êtes pas aperçu ? (À Yvonne.) Laisse-le donc, tu vois bien qu’il a le délire ! (Bas à Bassinet, marchant sur lui.) Mais taisez-vous donc ! vous ne sentez donc pas que vous faites des impairs ? (Il remonte et vient au no 1.)

Bassinet (À part.) Décidément, c’est lui qui est malade, le docteur !

Yvonne (Passe au no 2.) Allons, monsieur Bassinet, soignez- vous bien. C’est égal ! vous avez bien bonne mine pour un homme à l’agonie !… Il est vrai qu’elle dure depuis si longtemps !

Moulineaux (No 1.) Oui, c’est… c’est une agonie chronique.

Yvonne Ce sont les moins mortelles. (À part.) C’est clair ! il me trompe !… Ah ! je dirai tout à ma mère ! (Elle rentre dans ses appartements.)

Scène VII

Moulineaux, Bassinet

Moulineaux* Ah çà ! vous ne voyez donc pas que vous faites bourde sur bourde depuis un quart d’heure ? Ah ! vous n’avez pas l’art de comprendre à demi-mot, vous !

Bassinet (Effaré.) Comprendre, quoi ?

Moulineaux La situation !

Bassinet Quelle situation !

Moulineaux Si je vous mettais à l’agonie, c’est que j’avais mes raisons !… Vous pouviez bien y rester !

Bassinet Permettez !

Moulineaux Quel besoin aviez-vous de venir patauger ?…

Bassinet Hein ! Quoi ?

Moulineaux Vous ne pouviez pas avoir le tact de ne pas venir ?…

Bassinet Comment vouliez-vous que je devine ?

Moulineaux (Se montant.) Dame ! Un lendemain de bal de l’Opéra, on ne va pas chez les gens quand ils vous ont pris comme prétexte !

Bassinet Ah ! si vous m’aviez dit… !

Moulineaux (Même jeu.) Ah ! il faut toujours vous mettre les points sur les « i », à vous !

Bassinet Ah ! bien, c’est assez naturel.

Moulineaux (Brusquement.) Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?

Bassinet Eh bien ! voilà ce que je voulais. (Bon enfant.) Moi, vous savez, je ne viens que lorsqu’il y a un service à rendre.

Moulineaux (Se radoucissant.) Ah bien, ça !… Ça rachète !… Si c’est pour un service !

Bassinet (Bon enfant.) À me rendre, parfaitement !

Moulineaux (Il passe au no 2.) Ah ! c’est pour… (À part.) Aussi le contraire m’eut étonné ! (Haut.) Je vous demande pardon, mais je suis un peu fatigué. J’ai dormi sur la banquette. (Il s’assied no 2.)

Bassinet (Minaudant.) Oh ! ça ne fait rien ! (Il s’assied no 1.)

Moulineaux Je vous remercie. Mais j’attends ma belle-mère, qui arrive aujourd’hui à Paris et alors vous comprenez…

Bassinet Oui !… Eh bien ! voilà ce que c’est. (Il s’assied à gauche.)

Moulineaux Crampon, va ! Je vous demande pardon. (Il sonne.)

Scène VIII

Les mêmes, Étienne

Étienne (Au fond.) Monsieur a sonné ?

Moulineaux (Bas à Étienne.) Oui, je vous en prie, débarrassez-moi de ce monsieur ! Dans cinq minutes sonnez, apportez- moi une carte de visite, n’importe laquelle… et dites que c’est une personne qui demande à me parler. Ça le fera partir.

Étienne Compris ! Le remède contre les raseurs ! (Il sort.)

Bassinet Vous savez qu’il y a un an, à la suite de mon héritage…

Moulineaux Votre héritage ?

Bassinet (Se levant.) Oui, le montant de mon oncle, que j’ai réalisé… J’ai acheté une maison à Paris, 70, rue de Milan… Or, mes appartements ne se louent pas… (Il se lève.) Alors je suis venu… comme vous voyez pas mal de clients… pour vous demander de tâcher de m’en faire louer quelques-uns… (Il lui donne des cartes-prospectus.)

Moulineaux (Furieux, passe au no 1.) Hein ! et c’est pour cela que vous me poursuivez jusqu’ici ?

Bassinet (Il passe au no 2.) Attendez donc !… ne vous fâchez pas !… vous n’aurez rien à y perdre !… Mes appartements sont très malsains. J’entretiendrai votre clientèle !

Moulineaux (Éclatant.) Eh ! allez au diable !… Si vous croyez que je vais recommander vos appartements malsains !… (Il passe.)

Bassinet (Vivement.) Pas tous !… Ainsi, j’ai un petit entresol tout meublé. Une occasion !… C’était une couturière qui l’habitait. Elle a délogé sans payer !… C’est même une histoire assez drôle ! Figurez-vous que la couturière…

Moulineaux Eh ! je m’en moque de votre histoire, de votre appartement et de votre couturière. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre...

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