Théâtre décomposé ou l’Homme-Poubelle

Quand des papillons carnivores envahissent la ville, mais ne dévorent que les personnes faisant des mouvements brusques, on est bien obligé, tout d’un coup, de prendre son temps…
Le ver dans la pomme se pose bien des questions sur le monde à l’extérieur de son fruit…
Un interrogatoire intense avec pour enjeu la prononciation du mot ficelle…
Les textes réunis sous ce titre sont en fait des modules théâtraux à composer.
Ces textes sont comme les morceaux d’un miroir cassé. Il y a eu, une fois, l’objet en parfait état. Il réfléchissait le ciel, le monde et l’âme humaine. Et il y a eu ensuite, on ne sait ni quand ni pourquoi, l’explosion.
Pour le reste, le jeu consiste à essayer de reconstituer l’objet initial. Mais le fait est impossible car le miroir originaire, personne ne l’a jamais vu, on ne sait pas comment il était. Et peut-être que certains morceaux manquent…

“Le français me faisait délicieusement peur. J’avoue : j’ai eu une relation érotique avec la langue de Molière. Elle était pour moi une sorte de maîtresse à la fois dominatrice et stimulante, exigeante et compréhensive. Elle se donnait à moi sans caprices mais il fallait tous les jours que je fasse des efforts pour la séduire. Je vivais avec elle une histoire d’initiation et de grandes promesses. Parfois elle me montrait ses trophées : une vaste panoplie d’auteurs étrangers qui l’avaient adoptée et qui avaient réussi dans la galaxie littéraire. Certains étaient roumains : Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Emil Cioran, Ghérasim Luca…”
Matéi Visniec




Théâtre décomposé ou l’Homme-Poubelle

L’homme dans le cercle

Si je veux être seul, je m’arrête, je sors la craie noire de ma poche et je trace un cercle autour de moi. Dans mon cercle, je suis à l’abri. Personne n’a le droit ni le pouvoir de m’adresser la parole si je me trouve dans mon cercle. Personne n’a ni le droit ni le pouvoir d’y entrer, de me toucher ou de me regarder trop longuement.

Quand je suis dans mon cercle, je n’entends plus les bruits de la rue, les vagues de la mer ou les cris des oiseaux. Je peux y rester, sans bouger, aussi longtemps que je veux. Rien de ce qui se passe autour de moi ne m’intéresse plus. Le cercle m’isole du monde extérieur et de moi-même. C’est la félicité totale, c’est la paix.

À l’intérieur du cercle on ne sent plus ni le froid, ni la faim, ni la douleur. Le temps s’arrête, lui aussi. On plonge dans l’abstraction comme dans un rêve protecteur. On devient le centre du cercle.

Quand je veux sortir du cercle, je tends simplement la main et je coupe la ligne du cercle. Personne d’autre que moi ne peut le faire. De l’extérieur, personne ne peut couper le cercle pour moi. Le miracle du cercle consiste dans la sécurité totale qu’il nous offre.

Depuis que le cercle a été inventé, le monde va mieux. Il n’y a plus ni guerres, ni famines, ni catastrophes. La criminalité a baissé. Dès qu’on est pris de nausée, on s’entoure d’un cercle. Dès que quelqu’un nous embête, on entre dans le cercle. Si un voleur pénètre, la nuit, dans notre maison, on s’enferme vite dans le cercle.

Si on part pour un long voyage et qu’on est fatigué, on se repose dans le cercle. Si on n’arrive pas à répondre à une question essentielle, le cercle est le meilleur endroit où méditer. Si la mort s’approche et qu’on ne veut pas mourir, on peut végéter à l’infini dans le cercle.

On ne peut jamais s’enfermer à deux à la fois dans le même cercle. D’aucuns ont essayé, mais ça n’a rien donné. Un cercle pour deux, ça n’existe pas et on est sûr que ça n’existera jamais.

Il y a des gens qui ont essayé d’emmener, dans le cercle, de petits animaux : chiens, chats, souris. Mais ça n’a rien donné non plus. Si on a, à côté de soi, à l’intérieur du cercle, un autre être vivant, le cercle ne fonctionne plus.

Depuis que les gens ont pris l’habitude d’utiliser le cercle, l’aspect de la ville a totalement changé. Les cercles sont partout. Il y a des gens qui aiment s’installer tout simplement sur le trottoir ou au milieu de la rue en s’entourant du cercle. Il y en a qui n’en sortent plus des jours et des jours durant. Dans les grandes salles d’attente, sur les places publiques, dans les gares, on ne voit que des gens recroquevillés, que l’on dirait oubliés dans leur cercle. Tout ça nous a apporté beaucoup plus de silence et de propreté.

Au début, il fallait avoir une craie noire, magnétique, pour pouvoir tracer le cercle. La craie était assez chère et la plupart des gens ne pouvaient pas s’en acheter. Peu à peu, le prix de la craie a baissé et des craies colorées ont même été mises en vente. Finalement, les mairies ont commencé à distribuer gratuitement des craies à la population.

Aujourd’hui, on sait qu’on n’a même plus besoin d’une craie pour tracer son cercle autour de soi. Le cercle peut être dessiné avec n’importe quoi, un bout de crayon, un rouge à lèvres, une pointe de couteau, une aiguille et même avec l’ongle.

Tout le monde est d’avis que le cercle représente la panacée de tous les temps. Voilà la fin du millénaire et plus aucun homme n’est malheureux.

Les sondages montrent que les habitants de la ville passent plus de cent jours par an dans leurs cercles. On a déjà procédé à un recensement de ceux qui n’ont plus quitté leur cercle depuis cinq ans, dix ans, vingt ans. Sans doute ont-ils pris goût à l’éternité.

Mais je ne cesse de m’inquiéter de certains bruits qu’on a fait courir dernièrement dans la ville. On dit que les cercles cachent quand même un piège, qu’on y entre parfois pour n’en plus sortir. On parle de gens bloqués dans leur cercle à leur corps défendant. On prétend que ceux qui vivent dans leur cercle depuis dix ou vingt ans en sont, en réalité, les prisonniers. On dit aussi que, depuis un certain temps, la plupart des cercles n’obéissent plus aux hommes. On dit qu’il y a beaucoup de gens qui, une fois encerclés, découvrent qu’ils ne peuvent plus ouvrir leur cage.

On dit même qu’ils ne sortiront jamais.

Le dépanneur

La guerre est finie. L’heure de ramasser et d’enterrer les cadavres a sonné.

On a plusieurs machines qui ramassent et enterrent les cadavres. Comme ça, ça va plus vite. Les cadavres sont dispersés sur une surface trop grande et c’est pour ça qu’on a inventé ces machines qui ramassent et enterrent les cadavres.

La ramasseuse-enterreuse fait un travail très propre et très sûr. D’abord, elle identifie le corps. Ça veut dire qu’elle sépare les cadavres de vaincus des cadavres de vainqueurs. Ensuite, elle pèse le corps, en prend les mesures, le déshabille et le lave. Elle creuse un trou et fabrique un cercueil en plastique. Quand tout ça est fait, elle introduit le corps dans le cercueil et le cercueil dans le trou. Pendant ce temps, le haut-parleur de la machine émet une prière dont le contenu est soigneusement choisi, en fonction de la religion du défunt. Après avoir comblé le trou, la machine enfonce ou une croix, ou une pierre, ou tout autre symbole approprié, pour marquer la tombe. Finalement, la machine emballe les effets du soldat, rédige une lettre et envoie le colis aux parents du héros.

La machine est entièrement automatique. Elle a une autonomie de quelques semaines. Elle s’adapte à toute dénivellation de terrain, plonge dans les fleuves et dans la mer, sillonne les forêts et gravit les montagnes. Elle peut même voler pour intercepter les cadavres aériens. Si, par hasard, elle tombe en panne, un dépanneur est aussitôt prévenu par un message radio qui précise la position de la machine.

Moi, je suis l’un de ces dépanneurs. Je vis à l’intérieur de la dépanneuse. Je bénéficie d’un confort acceptable, d’une petite cuisine, de livres et d’un magnétoscope. La plupart du temps je mange, je regarde des films de guerre et j’attends les messages des machines tombées en panne. Quand une machine qui ramasse et enterre les cadavres lance son S.O.S., je me porte tout de suite à son secours. Pour être honnête, je n’ai pas grand-chose à faire. La dépanneuse exécute seule tout le boulot. Moi, je me contente de surveiller l’opération de l’intérieur de ma machine. Parfois, j’attends des jours et des jours qu’une machine qui ramasse et enterre les cadavres tombe en panne. Pour moi, c’est une vraie joie d’être appelé au secours et d’avoir, comme ça, l’occasion de bouger un peu.

Quelquefois, je vois des paysages vraiment magnifiques. Ce sont plutôt les montagnes qui me plaisent. Un coucher de soleil sur les montagnes, il n’y a rien de plus beau au monde. Il m’arrive même de prendre des photos.

Mais mon grand plaisir c’est d’écrire des petits poèmes sur la grandeur des lieux visités. C’est peu à peu que j’ai découvert, chez moi, le don et le goût de la poésie. C’est drôle, ce besoin de coucher sur papier les sentiments qu’on éprouve devant la nature.

J’ai, maintenant, presque mille poèmes sur les oiseaux, les arbres, les rochers, le vent, la neige, la lune, les étoiles, les arcs-en-ciel, l’herbe ou la prairie, ou mille autres choses encore.

J’aimerais les publier un jour.

Voix dans le noir (I)

– Monsieur ? – Oui ? – Ce petit animal à quatre bouches, c’est à vous ? – À moi, oui. – Si je comprends bien, il est en train de me grignoter les doigts de pied, n’est-ce pas ? – Oui, il a toujours faim, c’est vrai. – Je n’ai jamais vu pareille créature. – Je crois que c’est le dernier de son espèce. – Étrange. Il me mord les mollets et je ne sens absolument rien. – Il est comme ça : toujours gentil, quoi qu’il fasse. – Mais, que mange-t-il d’habitude ? – De la viande, monsieur, exclusivement de la viande fraîche. – Et vous croyez qu’il me dévorera en entier ? – Oui, monsieur. Quand il commence à boulotter quelqu’un, personne ne peut plus l’arrêter. – J’espère que vous ne le promenez pas souvent. – Non, nous sortons une ou deux fois par an. – Alors j’ai eu une très mauvaise idée de passer par là. – Vous êtes insomniaque ? – Je ne peux jamais m’endormir avant quatre heures du matin. C’est une séquelle de la guerre. J’étais médecin militaire. – Ah bon ! Moi, j’ai travaillé pour le département des fournitures sanitaires. – Mon nom est Kuntz. Docteur Kuntz. – Enchanté. Moi, je m’appelle Bartoloméo. – Mais comment peut-il engloutir un homme en lui procurant ce plaisir ? – C’est un truc à lui. Il commence par les extrémités… – Ceci dit, il avance assez vite. – C’est parce que vous êtes assez calme. Il y en a qui font du tapage et il n’aime pas ça. – Combien j’ai encore à vivre ? – Cinq minutes environ. – J’ai un paquet de cigarettes dans ma poche. Voulez-vous m’en allumer une ? – Volontiers. – Merci. – Autre chose ? Un mot à votre femme ? – Non, je suis absolument seul. – C’est dur, la solitude. Moi aussi, la solitude m’angoisse. – Oui, mais vous avez votre petit animal… – Je ne vous dis pas comme il est difficile à nourrir. – Il arrive à mon sexe. – J’ai tout essayé avec lui. J’ai voulu le rendre végétarien… – Oh, comme je me sens léger ! Il arrive à mon cœur. – J’ai voulu lui apprendre à boire de l’eau. Pouvez-vous imaginer que cette créature ne s’approche jamais de l’eau ? – Il arrive à mon cou. – En effet, si vous le regardez bien, vous verrez même qu’il vit sans respirer. – Il me regarde maintenant droit dans les yeux. Vous croyez qu’il s’apprête à m’arracher la langue ? – Oui, mais il n’oubliera jamais vos paroles.

L’homme au cheval

Je suis seul dans ma chambre et j’écoute Corelli. Depuis que le cheval s’est installé devant l’immeuble, je ne suis plus moi-même.

Tout a commencé quand madame la propriétaire m’a annoncé, il y a deux semaines, qu’un cheval m’attendait devant la maison. « C’est impossible, madame, je ne possède pas de cheval », lui ai-je dit. « Mais si, mais si, c’est vous qu’il attend », a-t-elle insisté en me poussant vers la fenêtre. C’est alors qu’en fait, j’ai perdu la partie faute de m’être montré assez ferme. Oui, c’était vrai, il y avait un cheval devant l’immeuble. Mais il avait un air tout à fait indécis et même si ses regards s’orientaient vaguement vers le troisième étage où se trouvent mes fenêtres, nul au monde n’aurait pu prétendre qu’il lorgnait précisément mes fenêtres.

C’est seulement quand je suis sorti dans la rue que le cheval a commencé à me témoigner une étrange curiosité. Il me suivait partout. Si j’entrais dans un café, il m’attendait patiemment, planté devant le café. Si j’allais au marché, il m’accompagnait au marché. Si j’allais me promener dans un jardin public, il trottinait derrière moi dans le jardin public. Je dois reconnaître qu’il ne m’a jamais importuné dans mes sorties et qu’il a toujours observé une distance respectueuse d’environ trois, quatre mètres derrière moi. Et j’aurais pu, peut-être, ignorer sa présence, si les gens n’avaient fait tant de commentaires.

« Oh, quel beau cheval vous avez ! » m’a dit, dès le premier jour, madame Cantonnelli. Chaque fois que j’achetais du pain, monsieur Falabrègues, le boulanger, me demandait : « Et pour monsieur le cheval, rien ? » Quand j’achetais mon journal, le vendeur sortait la tête de son kiosque et regardait par-dessus mon épaule. « Quel spécimen, mon Dieu, quel spécimen ! » murmurait-il. Quant à monsieur Kuntz, le patron de mon bistrot préféré, il sortait pour lui donner de l’eau chaque fois que j’entrais pour boire une bière. « Voilà, chef, c’est fait », me disait-il ensuite, avec un sourire complice.

J’ai essayé mille fois d’expliquer à tout le monde que ce n’était pas « mon cheval » : je n’avais rien à voir avec cet animal. Dans ma famille, personne n’avait jamais eu de cheval. Nous n’avions jamais joué aux courses non plus. Si le cheval me suivait, c’était plutôt par hasard et finalement cela aurait pu arriver à n’importe qui. Le cheval dormait simplement devant l’immeuble où j’habitais, voilà tout. D’accord, il regardait très souvent mes fenêtres, mais cela ne...

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