Théâtre des mots pour deux

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Le sujet de “La petite mécanique” est simple : un homme en quête d’assise affective face à une femme qui perd pied dans son couple. C’est Trottie devant Jérôme. Jérôme qui s’attarde chez Trottie, qui ” humourise” et Trottie qui, peu à peu, accepte de l’écouter. Qui consent à ” lâcher ” un peu de son mystère. Qui veut bien suivre Jérôme dans le jeu ambigu qu’il lui propose : un entremêlement de souvenirs et d’images peut-être, pour partie, inventés. Cette comédie pose la question de deux solitudes confrontées ; vont-elles se mettre au monde d’un ailleurs qui tirerait leur vie vers le haut, ou n’y avait-il, fatalement, au bout de leur rencontre, que ce que Trottie nomme joliment “la petite mécanique” ? Autre thème, celui d’un homme qui passe sa vie à partir pour l’ailleurs et de la femme qui vit dans l’attente de son retour. Sur ce thème ancien, l’auteur a brodé une comédie : “Tu entends la mer ?” et un conte théâtral, “Le conteur de fleurettes”. Les deux légers et graves à la fois.

LA PETITE MÉCANIQUE

LE JEU ET L’IMAGINATION

 

Un modeste studio, un samedi soir, un homme et une femme, deux solitudes. Lui, Jérôme, est un célibataire à la recherche de l’âme sœur ; elle, Trottie, une institutrice mal mariée à Louis, qu’elle n’a épousé que pour « avoir quelqu’un dans sa vie ». En réalité, c’est lui que Jérôme qui se prétend son camarade de travail et son ami, est venu voir, mais, comme il est absent (pas bien loin d’ailleurs, attablé au café d’en bas), il tombe sur Trottie, au début, dérangée par sa visite, mais vite intriguée. Peut-être sont-ils faits l’un pour l’autre et destinés à se rencontrer ? Parce qu’il est doué pour la parole, Jérôme prend les devants, raconte des blagues, puis évoque ou invente deux flirts qu’il a eus ou aurait eus, avec Marie et avec Madeleine. Alors Jérôme entre à son tour dans l’existence de Trottie et devient Louis. Finalement, ayant levé le masque, ils osent se montrer tels qu’ils sont et se dire ouvertement leur besoin de chaleur. Leur attirance mutuelle est indéniable. Les conduira-t-elle à l’amour ?

Cette trame ludique est celle de la première pièce de Robert Poudérou, pleine d’humour et de fantaisie, La petite mécanique (écrite en 1975), un titre à plusieurs significations, qui se réfère aux multiples méandres du désir, au fonctionnement minutieux d’une intrigue habilement construite, à l’agencement parfaitement réglé de répliques qui s’enchaînent mélodieusement.

Le vrai et le fantasme s’y mêlent continuellement. De très beaux passages y alternent avec des moments d’une grande sensualité. On y écoute de la musique classique, on y danse le slow ou le disco, on y reste parfois silencieux et immobile. Les formules savoureuses y font bon ménage avec les allusions parodiques. Les ruptures de ton y abondent. L’écriture, superbe, y brille de mille feux. Le regard y joue un rôle capital.

Et puis on y trouve un magnifique éloge de la liberté, celle qu’une jolie jeune fille, au terme d’un film que Jérôme a aimé, préfère à toute forme de dépendance (attendue par le propriétaire d’une grosse voiture, elle passe devant lui sans le regarder pour aller se perdre dans la lumière du soleil), celle que Trottie, au dénouement, en se rapportant à cet épilogue, revendique aussi pour elle : « Non, je n’appartiens à personne… »

Oui, une admirable petite mécanique et un merveilleux petit bijou.

Jaques Dutoit

Cinéaste, metteur en scène de théâtre, critique dramatique.

 

 

 

PERSONNAGES

TROTTIE

JÉROME

 

 

Un studio en meublé.

Debout, dos tourné au public, Trottie écoute un extrait de Missa Solemnis.

On frappe à la porte : trois coups sourds.

Elle écoute…

Arrête la musique.

Va lentement ouvrir.

JÉROME (off) - Monsieur Louis Rocher, je suis un ami.

TROTTIE - Oui, c’est ici. (Temps.) Entrez.

JÉROME - Merci.

Il entre, apparemment à l’aise.

Elle paraît dérangée par cette visite.

TROTTIE - Louis n’est pas là.

JÉROME - Il est sorti ?

TROTTIE - Il n’est pas encore rentré.

JÉROME - Il m’avait dit de passer… Mais je peux repasser.

TROTTIE - Si vous voulez. Il vous a peut-être oublié.

JÉROME - Ce n’est pas spécialement ce soir que je devais passer.

TROTTIE - Vous étiez dans le quartier.

JÉROME - Comment le savez-vous ?

TROTTIE - Je sais sans savoir. Je suppose.

Un silence. Ils se regardent.

JÉROME - Vous ne m’avez pas dit de m’asseoir.

TROTTIE - Vous pouvez rester debout si vous voulez.

JÉROME - Je préfère m’asseoir. (Un assez long temps. Trottie remet la musique, lui tournant le dos. Il parle par-dessus la musique.) J’imagine que je vous dérange !

TROTTIE - Qu’est-ce que vous avez dit ?

JÉROME - J’ai dit : « Ça ne se fait pas. »

TROTTIE - Quoi donc ?

JÉROME - D’arriver comme ça… comme moi… comme un champignon devant la porte.

TROTTIE - Vous êtes un champignon ?

JÉROME - Rassurez-vous : je ne suis pas vénéneux… Sérieusement, je vous dérange ?

TROTTIE - Pas du tout. (Elle arrête le lecteur CD.) Mais je n’ai rien à boire.

JÉROME - Je ne suis pas forcément venu ici pour boire un verre. Je suis venu pour voir mon ami Louis… (Un temps.) C’est votre ami aussi ?

TROTTIE - C’est mon mari.

JÉROME - Ciel, votre mari, Louis ! (Temps.) Il ne m’a jamais parlé de vous.

TROTTIE - Je ne suis ici que le samedi soir.

Un silence. Elle s’assied à la table et reprend un travail commencé avant l’arrivée de Jérôme : la correction de copies.

Après un long silence, il s’écrie :

JÉROME - « Papa, je l’aime ! » (Elle le regarde, ahurie.) « J’en suis fou. Je veux l’épouser… – Mais non ! lui dit son père. – Si, c’est pas possible d’attendre. On vit dans la passion. On brûle. » Alors le père affirme : « Quand on brûle dans la passion, on ne s’éteint pas dans le mariage. » (Temps.) J’ai entendu ça au théâtre. C’est spirituel, vous ne trouvez pas ?

TROTTIE (sans conviction) - Oui… Enfin, oui… Peut-être.

JÉROME (enchaînant aussitôt) - Écoutez : il y a aussi l’histoire de ce type qui rencontre un copain. « Comment va ton perroquet ? lui demande le copain. – Il fait la gueule. – Il est souffrant ? – Non, je me suis marié. – Et alors ? – Ma femme répète tout ce qu’il dit. » (Temps.) Vous aimez cette histoire ?

TROTTIE - Non.

JÉROME (temps) - Je me demande pourquoi Louis ne m’a pas dit qu’il était marié.

TROTTIE - Il n’a pas de comptes à vous rendre.

JÉROME - Il est mon ami. Il m’a très souvent invité à venir le voir.

TROTTIE - C’est très gentil d’être venu.

JÉROME - Je ne l’ai pas fait exprès.

TROTTIE - C’est quand même gentil. Il sera peut-être heureux de vous voir.

JÉROME - Je l’espère. J’aime qu’il m’aime…

TROTTIE - Et vous ?

JÉROME - Moi ?

TROTTIE - Vous l’aimez, Louis ?

JÉROME - On a des habitudes ensemble.

TROTTIE - Je vois.

JÉROME - Non. Vous ne voyez pas. (Silence. Il l’observe, elle corrige.) Ma chatte a eu trois chats. (Temps. Pas de réaction de Trottie.) Un chat blanc dominant. Un noir et blanc. Un tout à fait noir. J’en ai donné deux à des collègues. Et le noir ? À qui le noir ? Devinez. (Temps. Léger sourire de Trottie.) À des Ivoiriens. Comme ça leurs enfants ne poseront pas de questions. Vous avez la télévision ?

TROTTIE - À côté, oui. (Levant les yeux un instant vers lui.) Dans ma chambre. (Elle revient presque aussitôt à ses copies.)

JÉROME - Oui, je vous demandais ça… parce que… enfin, ça… pour vous raconter l’histoire du type qui regarde un match de foot à la télé. Sa femme est assise à côté de lui sur le canapé. Le type, tout à son match, dédaigne le menu de « coquinades et amicâlineries » que lui propose sa tendre compagne. « Laisse-moi, dit-il, laisse-moi regarder mon match. » Alors, sans dire un mot, elle va se coucher. Le match fini, le type se présente au lit prêt à consommer « coquinades et amicâlineries ». Mais sa femme lui dit alors : « Laisse-moi. Laisse-moi regarder mes rêves. » (Temps.) Ça vous prend du temps ce que vous faites ?

TROTTIE - Cela dépend du nombre de fautes.

JÉROME - Dans l’enseignement tout fout le camp, vous perdez votre temps.

TROTTIE - On le perd n’importe où.

JÉROME - Vous aimez enseigner ?

TROTTIE - Il y a les vacances et les grèves.

JÉROME - Enseigner chaque jour l’inutile et les interdits, c’est pas une vie. Napoléon sous le soleil d’Austerlitz ou sous la neige de Moscou, on s’en fout. Le participe passé employé avec avoir ou être s’accorde… Qu’il s’accorde avec ce qu’il voudra. L’essentiel est de s’accorder avec la vie qu’on a. Qu’est-ce que vous en pensez ?

TROTTIE - Je ne peux pas penser aussi vite que vous.

Un silence. Il la regarde avec insistance. Elle corrige toujours.

Il constate que son crayon fait beaucoup de traits sur un des cahiers.

JÉROME - « Labor omnia vincit… »

TROTTIE - Ça veut dire ?

JÉROME (avec un petit sourire) - Le travail triomphe toujours. (Temps.) Quand ils font trop de fautes, vous les frappez ?

TROTTIE - Oui. Avec une règle. Sur les doigts.

JÉROME - C’est une bonne règle ?

TROTTIE - C’est du bois.

JÉROME - Le duralumin aussi, c’est bien. (Nouveau silence.) Moi, je ne fais jamais de fautes.

TROTTIE - Je vous félicite.

JÉROME - Il n’y a pas de quoi, je n’écris jamais. (Temps.) Ce que j’aime, c’est parler. Et je parle comme j’écris. (Temps.) Très souvent personne ne...

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