Acte I
scène 1 : Hervé.
Hervé, devant le rideau baissé ou en voix off. — Allô ! Marco, oui, c’est Hervé… Bon, alors j’ai peut-être trouvé un appart, mais alors écoute bien : 150 mètres carrés, dans le 14e, F5 avec terrasse… Mais non, je ne me moque pas de toi, mais laisse-moi finir. C’est en colocation. Depuis qu’Anne-Marie m’a foutu dehors, j’en peux plus d’être à l’hôtel, moi… Hein ? Oui, ça fait deux mois déjà et ça me coûte une petite fortune… Oui, ça y est, elle a demandé le divorce, mais tu sais comment elle est, elle va encore vouloir s’occuper de tout. Et puis elle veut que ce soit moi qui ai tous les torts, évidemment !… Comment ?… Je n’avais qu’à pas la tromper ? Oh ! tout de suite les gros mots ! Ça se voit que tu ne connais pas Lise. Si tu la connaissais… Elle est agréable, elle, gentille, charmante, rien à voir avec ce chameau d’Anne-Marie. Faut dire que je me suis fait piquer bêtement. Et puis difficile de trouver une explication plausible quand tu te fais surprendre à poil dans ton lit en pleine après-midi avec une charmante jeune femme. Tu as beau essayer les « c’est pas du tout c’que tu crois », tu as envie de dire : « c’est complètement ce que tu vois ». De toute façon, cela faisait bien un an que ça allait mal, il vaut mieux que ça finisse comme ça. Enfin, quand je dis « finisse », la connaissant elle, elle n’a pas fini de m’embrouiller la vie. Elle va vouloir la garde des enfants, bien sûr, et ça c’est hors de question ! Je veux au moins avoir la garde alternée. Non, mais je t’appelle surtout pour cette histoire de colocation. Il y a un truc que je ne comprends pas dans cette annonce. Je te la lis : « Recherche colocataire pour partager F5 avec terrasse dans le 14e, loyer 280 euros par mois. Important : n’admettons que locataire avec TOC. » Qu’est-ce que c’est que ça ?… Hein ?… Trouble obsessionnel du comportement ? Ah ouais ! (Il fait la grimace.) Ah ouais ! Ils veulent un cinglé, quoi ! Merci du renseignement, mais je n’suis pas comme ça, moi. J’ai appelé tout à l’heure, je dois y être dans une demi-heure. Ah oui ! Au fait ! Tu ne sais pas la nouvelle ? Je t’avais dit que j’avais rendez-vous avec M. Andréou, des studios Pixar. Eh bien, ça y est, il a dit O.K. pour le doublage de voix dans Les Animaux en folie. C’est moi qui vais faire la voix de Picolatik, l’écureuil, et tiens-toi bien, il m’embauche aussi pour la voix de Bravlamor… Oui, c’est l’ours. Pour moi, c’est une super bonne nouvelle. C’est pas compliqué : je vais toucher double cachet ! Bon, ben je vais aller voir cet appartement… Comment ça, je ne vais pas y aller ? Mais bien sûr que si, 280 euros c’est ce que je paie en quatre jours pour ma chambre d’hôtel !… Comment ?… Pour le TOC ? J’en sais rien, je verrai bien une fois sur place. J’improviserai. Tu me connais, c’est ma spécialité. Allez, je te laisse, il faut que j’y aille… 18 rue de l’Abbé-Carton, métro Alésia. Salut, Marco, à plus ! Merci pour le tuyau. Je te rappellerai pour te dire si ça a marché, ciao !
scène 2 : Marylou, Jean puis Sonia.
Le décor : un grand salon avec canapé, étagères et bibelots, une cuisine à l’américaine côté cour. Au fond, au centre, une porte d’entrée. Côté jardin, une porte menant aux chambres. Côté cour, une autre porte menant au reste de l’appartement.
Marylou fait du rangement avec beaucoup de méticulosité, elle replace les coussins du canapé, les bibelots sur les étagères, etc.
Marylou. — Tu comprends, Jean, il faut que tout soit impeccablement rangé lorsqu’il va arriver. Je ne voudrais pas qu’il ait une mauvaise opinion de nous. J’espère que nous allons enfin trouver la personne qui convient pour partager notre colocation. (Elle replace bien droites les franges du drapé qui est sur le canapé.)
Jean. — Je ne suis pas sû… ûr du tout. Le de… ernier, il n’arrêtait pas de se mo… de se mo… de se mo… quer de nous sans zaza… sans zaza… sans zaza… sans arrêt. (Il va vérifier si le robinet de l’évier derrière le comptoir est bien fermé.)
Marylou. — Eh oui ! C’est pour cela que j’ai modifié notre petite annonce en ajoutant : « n’acceptons que les locataires avec TOC ». C’est la meilleure façon de ne pas se faire juger par le nouveau venu. S’il a lui aussi des problèmes de troubles obsessionnels, il ne va pas nous regarder de travers, et cela lui permettra également de ne pas se sentir jugé par nous trois. Tu connais le proverbe : « Qui se ressemble s’assemble. » Allez ! Aide-moi à ranger un peu.
Jean. — Ça ne sert à… à… à… rien, cha… aque fois que je ran… ange quelque chose tu repa… tu repa… asses après moi. (Chaque objet qu’il va légèrement bouger, elle va venir le replacer juste après.)
Marylou. — Sais-tu que les premiers instants où l’on voit quelqu’un sont très importants ? Les premiers gestes, les premiers pas, les premières mimiques, les premiers mots également, vont nous en dire beaucoup sur une personne que l’on voit pour la première fois.
Jean vérifie si toutes les portes du salon sont bien fermées, ainsi que les quatre verrous de la porte d’entrée. Il fait plusieurs fois cette opération pendant la scène qui va suivre.
Jean. — Tu… u parles d’une référence, pou… our moi, les dix… dix… dix pre… eu… miers mots c’est très sou… ouvent dix… dix… dix… dix fois le même.
Marylou. — Oui, mais ça, tu n’y peux pas grand-chose, mais par contre tu pourrais essayer de remettre ta chemise dans ton pantalon, et puis je pense que tu peux aussi aller te donner un coup de peigne dans les cheveux.
Jean, se rhabillant. — Tu as raison, Ma… Ma… Marylou, il faut au moins que je pré… pré… sente… bien, tant que je ne pa… arle pas il ne sait pas que je suis bêê… bêê… bêê…
Marylou. — Un mouton ?
Jean, haussant les épaules. — Ben non, pas un mouton ! Que je suis bêê… bêê… bêê…
Marylou. — Bête ?
Jean. — Eh ben, non, je… suis pas bête non plus, quand même. Non, si je ne pa… pa… parle pas il ne sait pas que… eu je suis bègue !
Marylou. — Ah ! c’est tout à fait exact ! Mais remets-moi ce col de chemise. (Elle le rajuste comme un gamin qui va à l’école.) Là, comme ça, c’est mieux. (Elle essaie d’aligner les deux épaules de la chemise, mais Jean ne se tient pas droit alors elle abandonne.) Je crois que je n’arriverai pas à faire mieux.
Jean. — Me… erci, Ma… Ma… Marylou, mais t’es pire que ma… ma… ma mère. Et c’est rien de l’dire ! Moi qu’étais venu vivre ici en cololo… en caloco… en collation…
Marylou, en articulant bien. — Co-lo-ca-tion.
Jean. — Me… erci, j’étais donc venu vivre en colaco… en coco… comme tu viens de dire, là, c’était pour quitter ma… ma… ma mère, eh ben là j’suis… j’suis… j’suis servi !
Marylou. — Allez ! Va te peigner, maintenant !
Jean. — Oui, ma… ma… maman ! (Il sort en rigolant.)
Marylou, seule en scène, continue méticuleusement à replacer chaque objet avec une précision maladive. Entre Sonia.
Sonia. — Alors ! (Elle va toucher alternativement quatre fois son épaule puis celle de Marylou avant de continuer sa phrase.) Il n’est pas encore arrivé, notre toqué numéro quatre ?
Marylou. — Non, mais au téléphone il avait une voix très chaude, il m’a l’air très correct et bien élevé.
Sonia. — Et t’as senti tout ça… (Elle va toucher son front puis celui de Marylou à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) au téléphone en deux minutes ! Eh ben, t’es rudement forte, ma vieille. En tout cas, t’as pas vu s’il était beau, à l’autre bout du fil ? Parce que je te préviens qu’il est pour moi le nouveau venu.
Marylou. — Sonia, je t’en prie, comment peux-tu dire ça ? De toute façon, nous avions dit pas d’histoire de fesses entre les colocataires, c’est le commandement numéro neuf : « Tu ne convoiteras pas ton colocataire pour assouvir tes pulsions animales. »
Sonia. — Oui, je sais, toi et toutes tes règles… (Elle va toucher sa fesse puis celle de Marylou à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) De toute manière, Marylou, on sait très bien que tu n’es pas prête à trouver chaussure à ton pied ; non pas parce que tu chausses du 42, mais parce qu’il te faudrait un mari en or, et que ce modèle ne se fait plus en magasin.
Marylou. — C’est vrai que les hommes en général ne sont pas ordonnés, ils ne savent pas ranger méthodiquement, ils ne sont pas toujours très soigneux de leur personne. Moi, ce qu’il me faudrait, c’est un homme non seulement gentil, plein d’affection, mais surtout un être doué pour le rangement, l’harmonie et la symétrie des choses.
Sonia. — Tu veux que je te dise ? C’est pas un homme qu’il te faut, c’est un robot !
Jean, entrant tout en se peignant. — Et comme ça, je présente suffisamment bien pour mesdames ?
Sonia. — Oh ! (Elle va toucher son coude puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) Ben t’es beau comme tout, mon p’tit lapin ! (Elle l’embrasse sur le front.)
Marylou, lui attrapant le peigne des mains. — Donne-moi ça, tu ne sais même pas encore te peigner à ton âge. Bon, écoutez-moi tous les deux : lorsque notre futur colocataire va arriver, toi, Jean, tu lui proposeras quelque chose à boire. Il faut qu’il se sente à l’aise, déjà comme chez lui.
Jean. — Je lui sers l’a… l’a… l’apéro ? Mais il n’est même pas dix… dix… dix heures du matin !
Marylou. — En fait, tu lui proposes et tu attends sa réponse. Toi, Sonia, s’il te plaît, tu évites de le déshabiller des yeux et de lui faire des sous-entendus déplacés.
Sonia. — Tu me connais, Marylou !
Marylou. — Eh bien, oui, justement. Souviens-toi, il y a deux semaines, le dernier qui s’est présenté.
Sonia. — Oh oui ! Je me rappelle. Alexandre, il s’appelait ! Mon Dieu qu’il était beau ! Des pectoraux superbes et des biceps comme ça. (Elle mime au fur et à mesure.)
Marylou. — Au bout de cinq minutes, tu l’avais tellement regardé et tripoté qu’il est parti presque en courant jusque sur le palier.
Jean. — Oui, il est parti en disant : « Quel con… quel con… quel comportement bizarre elle a ! Ils sont fous danse… danse… dans c’te baraque. »
Sonia. — Qu’est-ce que tu as l’air de dire ? Je sais me tenir quand il y a du monde ! (Elle va toucher son sexe puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.)
Jean, protégeant son sexe de ses deux mains. — Ah oui ! Ça… ça… ça on voit ça !
Marylou. — Je voudrais juste que celui-ci ne s’enfuie pas au bout d’une minute parce qu’il se sent mal à l’aise. Je vous rappelle à tous les deux que lorsque nous serons enfin quatre dans cet appartement, le loyer de chacun va passer de 373 à 280 euros, alors un petit effort de chacun serait le bienvenu.
Jean. — Et si y nou… y nou… y nous plaît pas ?
Marylou. — Souviens-toi du dixième commandement : « Tu n’accepteras un nouveau colocataire qu’avec le consentement de tous. »
Sonia. — Oui, mais s’il ne nous convient pas, c’est gênant de dire devant lui… (Elle va toucher son nez puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) « Ben mon pote ! T’as une gueule qui nous revient pas, je sens qu’on ne va pas s’entendre, faut que tu dégages. »
Marylou. — Oui, c’est vrai. Même si je n’emploierais pas ces termes, ce n’est pas très correct.
Sonia. — Il faudrait que l’on trouve un code entre nous pour que l’on puisse se dire pendant qu’il est là s’il nous convient ou non.
Marylou. — Oui, c’est une bonne idée, ça !
Jean. — Pendant qu’il sera assis… assis… assis là… (Dit très très vite.) on a qu’à… on a qu’à… on a qu’à… passer derrière lui et faire signe auzo… auzo… aux autres dans son dos.
Sonia. — D’accord, alors moi je propose : les deux pouces en l’air et un clin d’œil si c’est O.K., et les deux pouces en bas et une grimace si on n’en veut pas. (Elle fait les gestes et les mimiques en même temps.)
Jean. — Et si on n’est pas… encore décidé ?
Marylou. — Eh bien, dans ce cas, on mettra un pouce vers le haut et l’autre vers le bas.
On sonne.
scène 3 : Marylou, Jean, Sonia, Hervé.
C’est le branle-bas de combat dans l’appartement.
Sonia. — Ça y est, c’est lui ! Oh là là ! Je suis tout excitée !
Jean. — Eh, on se calme labon… labon… la bombe sexuelle !
Marylou. — Oh ! mon Dieu, tout est en désordre !
Sonia. — Mais non, Marylou, tout est O.K. Il n’y a rien qui traîne, on se décontracte.
On sonne de nouveau.
Marylou. — Voilà ! Voilà ! On arrive !
Jean. — Je vais ou… je vais ou… je vais ouvrir. (Il va à la porte d’entrée...