ACTE I
Gaspard, un jeune serveur, entre, va installer les fauteuils du parc. Une femme apparaît : Colette. Jolie, un peu délurée. Elle tient un petit paquet cadeau à la main.
Colette - Bonjour !
Gaspard - Bonjour madame.
Colette - Je viens pour l’anniversaire de Judith Béranger.
Gaspard - Vous êtes la première. Je peux vous servir quelque chose en attendant ? Un alcool ? Un jus de fruits ? Un alcool avec jus de fruits ? Pressé ? Pas pressé ?
Colette - Non, je vous remercie, je suis cool. (Contemplant la terrasse.) Ah ! la campagne à une heure trente de Paris, quel dépaysement ! Et avec ce temps radieux, ça donne une pêche !
Gaspard - Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à votre disposition.
Colette (amusée) - À ma disposition ? Il ne faudrait pas me le dire deux fois ! Ce ne serait pas raisonnable ! Quel âge avez-vous ?
Gaspard - Euh… mon âge officiel ou celui que l’on me donne ?
Colette - Pourquoi ? Votre mère et votre petite amie ne sont pas d’accord sur la date ?
Gaspard - Je n’ai pas de petite amie en ce moment et ma mère est décédée il y a six mois. J’ai trente-trois ans mais généralement on ne me les donne pas.
Colette - C’est vrai. Vous faites plus. Alors, dites-moi, où puis-je déposer cet objet précieux ?
Gaspard - Où vous voulez. Là sur la table…
Colette - Parfait.
Gaspard - On le verra mieux, il est si petit ! C’est un bijou ? J’aime bien les bijoux. J’ai envie de m’acheter une gourmette, vous en pensez quoi ?
Colette - Rien ! Votre auberge a un charme fou, c’est ravissant. Vous devez être envahi par de nombreux couples amoureux, je suppose ?
Gaspard - Ça roucoule pas mal !
Colette - Aujourd’hui, cinq femmes qui se retrouvent d’un âge où l’on roucoule un peu moins, ça risque de changer vos habitudes, non ?
Gaspard - Oh ! vous savez, les affaires étant moyennes, on ne refuse personne ! En plus, vous n’avez pas l’air désagréable.
Colette - Flatteur ! Je le prends comme un compliment. Quel est votre prénom ?
Gaspard - Gaspard. Et vous ? (Réalisant.) Oh ! pardon !
Colette - Gaspard, il faut que je vous dise… Non, plus tard. En tout cas, vous êtes spontané et sympathique. J’espère que vous rencontrerez un jour prochain la femme idéale. Un bon conseil : ne vous montrez pas trop difficile.
Gaspard - Attendez, avec moi, ma copine sera hyper gâtée ! Ouh là là ! Elle ne va pas beaucoup se reposer !
Colette (tout sourire) - Elle se rattrapera plus tard… Il paraît qu’il y a une superbe piscine. Je vais aller la découvrir. C’est par là ?
Gaspard - Oui, au fond du parc, là-bas… Si vous désirez vous baigner, la direction met à votre disposition des maillots de bain. Il y a une cabine pour se changer et c’est moi qui ai la clé. N’hésitez pas !
Colette - Gaspard, vous êtes la perle rare de ce paradis. À tout de suite ! Bye !
Colette s’éloigne.
Gaspard - Oh là là ! Elle est canon, celle-là !
Gaspard soupire puis se rend à l’office. Florence, dite Flo, et Sophie entrent, chacune tenant un paquet cadeau à la main. Sophie a une élégance discrète, Flo le style décontracté et un délicieux accent canadien.
Flo - Tabarnak ! Qu’il fait chaud ici aujourd’hui !… Oh ! mais c’est plus beau que ma cabane au Canada !
Sophie (sèche) - Je connais pas ta cabane mais t’es pas difficile.
Flo - Toi, tu as l’air de mauvaise humeur.
Sophie - Je déteste les anniversaires. Surtout celui des autres.
Flo - C’est pourtant pas le premier que nous fêtons. T’entends rien ?… C’est cette boîte ! (Collant son oreille au paquet déposé par Colette.) C’est un réveil !
Sophie - Évidemment ! Et j’ai eu la même idée. (Elle rit.) Désormais, Judith ne va plus pouvoir justifier ses retards avec de faux alibis. Et toi, tu lui offres quoi ?
Flo - Je cherchais un cadeau original et amusant. J’ai opté pour les deux premiers volumes des « Mémoires » d’André Malraux.
Sophie - Génial ! Ça va soigner ses insomnies ! Mais tu es au courant qu’il y a treize bouquins relatant sa vie ?
Flo - Sûre ! On m’a fait un prix sur la collection complète. Comme ça, je lui en offrirai un chaque fois qu’elle m’invitera à déjeuner.
Sophie - Tu veux l’achever prématurément ?
Flo - Ouiiii !… Mais où sont les autres ? T’as pas soif, toi, avec cette canicule ?
Sophie - C’est assez fréquent chez toi, ce problème de gorge déshydratée ?
Flo - Oui. Non. Peut-être. On a toutes des petits tracas de santé. (Soupirant.) J’ai vraiment besoin de me désaltérer.
Sophie - Le problème c’est que tu ne supportes pas l’eau.
Flo - Et alors ? Mon défunt mari s’appelait Nicolas, je sais lui rendre hommage !
Sophie - Tu sais si notre chère Marthe a confirmé sa venue ?
Flo - Désolée pour toi, ma chérie, oui ! Mais pourquoi, depuis tant d’années, vos rapports sont si électriques ?
Sophie - Tu as oublié ? Il y a vingt ans, je lui ai fauché son amant. Elle était impossible avec lui. Il me regardait tendrement, je lui ai fait les yeux doux. Nous avons eu dix-huit mois d’une liaison torride. Marthe ne me l’a jamais pardonné. Depuis, on ne se loupe pas !
Flo - Et nous, les grandes copines, on compte les points ! Pas toujours comique.
Sophie - Ça met de l’ambiance. Et comme vous ne pouvez pas vous passer ni d’elle ni de moi, vous faites au mieux avec les deux.
Flo - Attends, j’ai un scoop ! Après dix longues années d’absence, Marthe effectue sa rentrée sur scène à Paris.
Sophie - Le nom du fou qui veut la sortir de la naphtaline ?
Flo - M’en rappelle plus. Par contre, elle m’a révélé que le directeur de théâtre avait été son amant il y a trente ans.
Sophie - Il n’est pas rancunier ! Elle a couché avec la terre entière ! Allez, j’ai pitié de toi, allons explorer cet endroit, il doit bien y avoir un bar quelque part. Je ne tiens pas à ce que tu t’évanouisses dans mes bras. Brad Pitt, je suis d’accord ; toi, non !
Flo - Si un jour Brad Pitt devait se présenter par ici c’est vraiment parce qu’il se serait trompé d’adresse !
Elles sortent, rieuses. Marthe entre, précédant Gaspard. Elle regarde partout autour d’elle.
Marthe - C’est la foule des grands jours ! Mon garçon, vous me dites qu’il y a du monde, je ne vois personne.
Gaspard - Ces dames ont dû aller se promener dans le parc.
Marthe (déposant son cadeau sur la table) - Alors je fais quoi, moi ?
Gaspard - Vous ne tricotez pas ?
Marthe - J’ai une tête à faire du tricot ? Bon ! Un double scotch pour patienter.
Gaspard - Avec des glaçons ?
Marthe - Assassin ! Des glaçons ! (Gaspard ne bouge pas, embarrassé.) Un problème ?
Gaspard (très souriant) - Je… Je vous ai reconnue. Vous êtes une actrice célèbre. Je vous ai vue à la télé. Vous êtes géniale.
Marthe (soudain détendue) - Comme il est gentil… Et vous m’avez vue dans quoi ?
Gaspard - Un très vieux film.
Marthe (glaciale) - Un film muet sans doute ?
Gaspard - Non. Mais je ne me rappelle plus du titre. Mon grand-père, mon oncle, mon cousin, vous étiez leur idole. Vous les faisiez rêver.
Marthe - Ah ! vraiment ? Et aujourd’hui, ils ne rêvent plus ?
Gaspard - Ils sont tous morts !
Marthe (refroidie) - Décidément, vous êtes très réjouissant !
Gaspard - Ah ! ça y est ! C’était dans une comédie policière : « Circonstances atténuantes », avec Michel Simon !
Marthe - J’ai débuté ma carrière plus de vingt ans après la sortie du film ! Et je ne portais pas de robe à pois, moi !
Gaspard - Oh ? Alors vous n’êtes pas… Je me souviens jamais de son nom !
Marthe - Vous n’êtes pas le seul ! Et je ne suis pas non plus son clone !
Gaspard - Je suis désolé. Je croyais vraiment que…
Marthe (le coupant) - Je suis Marthe Mangin. La grande Marthe Mangin ! La très grande Marthe Mangin ! Quarante années de carrière !
Gaspard - Vous devez être très fatiguée !
Marthe - Et je n’ai pas une gueule d’atmosphère, moi ! (Elle chante un peu.) « Elle était jeune et belle, comme de bien entendu… »
Gaspard - La classe ! (Tête de Marthe.) Je peux vous demander un autographe, madame, s’il vous plaît ?
Marthe - Bien sûr mon petit !
Le serveur tend un stylo et du papier à l’actrice. Elle griffonne une dédicace, la tend à Gaspard.
Gaspard (lisant) - « Sans rancune, Arletty. » (Perplexe.) Ben je ne comprends pas bien ?
Marthe - Je ne suis pas surprise ! Mon double scotch sans glaçon, c’est pour Pâques ou pour la Trinité ? Allez, on s’active !
Gaspard sort précipitamment.
Gaspard - Tout de suite madame Arletty Mangin !
Marthe - Quel crétin ! (Colette réapparaît. Marthe se montre empressée.) Oh ! ma Colette, comme je suis contente de te revoir ! Un an déjà que nous ne nous sommes pas embrassées toutes les cinq ! (Elles se font la bise du bout des lèvres.) Comment vas-tu ma chérie ?
Colette - Très bien. Je rentre de quelques jours de vacances à Biarritz. Il a fait un temps exceptionnel.
Marthe - Ça se voit, tu as une mine superbe. La dernière fois, je t’avais trouvée un peu marquée, un peu fripée… mais là !
Colette - L’air de l’Atlantique fait un bien fou. Tu devrais t’y précipiter, ma chérie !
Marthe (perfide) - Tu descends toujours dans ce charmant petit hôtel juste à côté de ce centre de chirurgie esthétique ?…
Colette - Non. Cette fois-ci, j’avais réservé à « L’hôtel du Palais ».
Marthe - « L’hôtel du Palais » ! À chacune de mes tournées triomphales, on me retient d’office une suite avec terrasse et vue sur l’océan. Ah ! l’Atlantique ! Le directeur, M. Albert, qui m’aime beaucoup…
Colette - M. Albert ? Mais quel M. Albert ? Ça fait plus de quinze ans qu’il a pris sa retraite.
Marthe - Ah bon ? C’est vrai que je n’ai pas la notion du temps qui passe… Et comment va ton ami Jacques ?
Colette - Jacques ? Mais quel Jacques ? J’ai rompu le lendemain de Noël. C’est mieux que la veille si l’on veut être une dernière fois choyée… (Remuant la main.) Résultat, regarde, un bracelet Cartier… C’est pas mal comme cadeau d’adieu. Si j’avais annoncé la nouvelle deux jours auparavant, je me retrouvais avec un bracelet Tati !
Marthe - Il t’a vraiment gâtée !
Colette - Moi aussi ! Une grande boîte de kleenex ! Il se mouche encore ! C’est tout ce qu’il méritait cet égocentrique prétentieux ! Aujourd’hui, je suis le contraire de la Journée du Patrimoine : je sélectionne les visiteurs ! Et toi ?
Marthe - Moi, je fais partie du patrimoine !
Colette - Dans la catégorie monument historique ?
Marthe - Œuvre d’art ! J’ai décidé de ne plus partager avec un homme que sa conversation. Je ne m’allonge plus, je reste debout, souveraine ! Ça limite les désillusions… On s’assoit ?
Colette (s’installant à côté de Marthe)...