Treize à table

On est le 24 décembre et il est 22 heures. Madeleine, très superstitieuse, et son mari Antoine Villardier attendent leurs invités et cherchent par tous les moyens à ne pas être treize à table. Chaque fois qu’elle trouve une solution, un malencontreux hasard bouleverse ses projets et en fin de compte sa table de réveillon compte toujours treize couverts. Une romancière sud-américaine débarquant in extremis semble sauver la situation, mais cette femme jalouse veut supprimer Antoine Villardier…

 

 

 

Acte I

 

Dix heures du soir, un 24 décembre.

Nous sommes dans le petit salon de Madeleine et Antoine Villardier, quelque part dans le faubourg Saint-Germain. Luxe, bon goût et confort.

Une porte à double battant, au fond à gauche, donne sur le palier du premier étage de l’hôtel particulier. Prévoir une découverte construite du palier avec l’amorce de l’escalier descendant.

Une autre porte à un seul battant, à droite au fond, ouvre sur la chambre d’Antoine et de Madeleine. Prévoir également une découverte de la chambre.

Sur une petite table, un appareil téléphonique avec une photographie encadrée d’Antoine, très visible du public.

Quelque part dans le décor, de préférence dans le coin gauche du fond, près de la porte qui donne sur le palier, un bel arbre de Noël est dressé, plein de lumières et de boules de verre coloré. Des petits paquets de tailles et de formes différentes, soigneusement ficelés, sont attachés aux branches.

Le décor est vide. Dès que le rideau se lève, on entend la première réplique.

Voix d’Antoine.  – Ah, zut ! J’y renonce !

Entrée d’Antoine suivi de Frédéric, venant de la chambre.

Frédéric. – Si Monsieur voulait bien ne pas s’énerver…

Antoine.  – Mais je ne m’énerve pas ! Je constate que je n’entrerai jamais dans ce pantalon, c’est tout ! On n’a pas idée de livrer un smoking aussi peu accueillant à un homme qui va manger du foie gras et des truffes !

Frédéric. – Que Monsieur me fasse confiance et se contracte au maximum… Autrement dit, qu’il rentre le ventre comme on dit dans l’armée… (Antoine obéit. Frédéric essaie de fermer la ceinture du pantalon et y parvient.) Monsieur est boutonné !

Antoine.  – Merci, Frédéric.

Frédéric. – Monsieur se sent bien ?

Antoine.  – Comme une guêpe enceinte !

Frédéric. – Le tissu va s’habituer petit à petit…

Antoine.  – Lui ou moi !… Et vous croyez que j’arriverai à faire entrer une chemise là-dedans ? Jamais !

Frédéric. – Monsieur a encore la solution de passer son habit.

Antoine.  – Ah, non ! Je refuse catégoriquement de me laisser couler dans le ciment armé un soir de réveillon !

Frédéric. – Si Monsieur ne se sent pas trop serré…

Antoine.  – Serré, moi ? Je suis coupé de mes bases !… Attendez seulement que je remette la main sur mon tailleur !

Frédéric. – Il faut dire aussi que, depuis quelque temps, Monsieur aurait plutôt tendance à… à s’épanouir.

Antoine.  – Vous voulez dire que je grossis ? D’accord ! La gourmandise, Frédéric, la gourmandise !… Ah, si vous m’aviez connu il y a cinq ans, avant que je rencontre Madame ! J’étais mince comme un poignard ! (Soupir.) On a mis le poignard au fourreau !

Frédéric. – Monsieur devrait faire un peu d’exercice.

Antoine.  – J’en ai fait. J’ai couru dix fois chez le docteur Peloursat pour le supplier de me découvrir une maladie de foie et de me mettre au régime. Il a toujours refusé !

Frédéric. – C’est étonnant. Un docteur !

Antoine.  – Il déjeune ici tous les mercredis. Il s’est méfié. (Changeant de ton.) Je ne suis pas trop congestionné ?

Frédéric. – Monsieur a un teint de jeune homme !

Antoine.  – Alors, je vais essayer de glisser une chemise entre mon pantalon et moi. Venez donc me donner un coup de main !

Ils vont vers la chambre, mais la porte qui donne sur le palier s’ouvre derrière eux et Madeleine paraît. Elle est en robe de chambre, mais elle est peignée et maquillée. C’est une femme qui peut dire : « Je n’ai plus que ma robe à passer, je suis prête dans cinq minutes ! » Elle tient à la main une feuille de papier écrite au crayon.

Madeleine, en entrant. – Ah, tu es là, chéri ? J’ai besoin de toi deux minutes.

Antoine.  – Tu me laisses le temps de mettre ma chemise ?

Madeleine. – Pourquoi ? Tu es très bien comme cela ! (Riant.) On dirait que tu vas avaler des sabres. (À Frédéric.) Frédéric, donnez donc sa robe de chambre à Monsieur !

Frédéric entre dans la chambre pendant qu’Antoine vient embrasser gentiment Madeleine.

Antoine.  – Tu veux me raconter le menu ?

Madeleine. – Non. Tu le connais. Huîtres et caviar, coquilles d’écrevisses, perdreaux à la crème, salade de blanc de poulet aux truffes, poires au sabayon et bûche de Noël.

Antoine.  – Et, bien entendu, c’est toi qui as tout fait ?

Madeleine. – Ma foi, à part les huîtres et le caviar…

Antoine.  – Et la nouvelle cuisinière, alors ? Cette fameuse perle ?

Madeleine. – Elle m’a regardée opérer avec beaucoup d’attention.

Antoine, s’asseyant. – Naturellement ! Et, quand elle t’aura suffisamment regardée, elle fera comme la précédente. Elle nous quittera pour ouvrir un restaurant ! (Sourire.) Décidément, tu es la femme la plus épatante que j’aie jamais rencontrée !

Madeleine, sourire. – Tu n’as pas dû en rencontrer tellement !

Antoine.  – Tiens ! Pourquoi cela ? J’ai tout de même vécu pas mal de temps avant de te connaître… et sous certaines latitudes où l’amour est présumé facile…

Madeleine, gentiment moqueuse. – Allons donc ! Je suis sûre que tu as toujours eu une latitude très correcte avec les femmes. D’ailleurs, je ne crois pas qu’un homme qui a fait la joie de plusieurs puisse faire un jour le bonheur d’une seule.

Antoine, sourire. – Ce qui me laisserait supposer que tu es heureuse avec moi ?

Madeleine. – Mais je le suis ! Je suis même un peu plus qu’heureuse avec toi. Je suis tranquille !

Antoine, l’embrassant. – Après cinq ans de mariage, c’est un joli résultat ! (Frédéric paraît sur le seuil, portant la robe de chambre sur le bras. Il vient vers Antoine et l’aide à la passer.) Frédéric, je suis content de vous, de moi et du reste ! Je vous augmente. Joyeux Noël, Frédéric !

Frédéric. – Monsieur pense bien que ce n’est pas de refus, mais Monsieur m’a déjà augmenté hier.

Antoine.  – Bon. Alors Madame vous augmente. Joyeux Noël, Frédéric !

Frédéric. – Joyeux Noël pour Madame et pour Monsieur.

Madeleine. – Merci, Frédéric.

Frédéric. – Madame et Monsieur n’ont plus besoin de moi ?

Madeleine. – Non. Personne n’est encore arrivé.

Frédéric. – Oh, non, Madame, il est à peine dix heures ! De toute manière, tout est prêt en bas. Andrée s’occupe du champagne.

Madeleine. – Mettez-en quelques bouteilles de côté pour l’office.

Frédéric. – Je m’étais permis d’avoir la même idée que Madame, mais un peu plus tôt. Monsieur me sonnera au moment de la chemise ?

Antoine.  – Vous pensez bien que je ne vais pas vous faire manquer ça !… (Frédéric sort. Antoine vient vers Madeleine qui s’est assise et consulte la feuille de papier qu’elle a apportée.) C’est la liste des cadeaux ?

Madeleine. – Elle me rend folle ! J’ai si peur d’avoir oublié quelqu’un que je passe mon temps à la relire ! Je voudrais tellement que mon réveillon soit parfait !

Antoine.  – Tu as raison. Noël est la plus tendre et la plus émouvante des fêtes.

Madeleine. – Oui. Et puis il y en a quelques-uns que je ne serais pas fâchée d’épater. Les Gerrin, par exemple ! Enfin, je crois que ce ne sera pas mal du tout. Et Dieu sait que cela n’a pas été facile !

Antoine.  – Tu en as eu des ennuis, mon pauvre chéri !

Madeleine. – Quand j’y pense !… Les Duffray qui se décommandent deux fois ! Jean-Charles qui attrape la grippe, Peloursat qui n’arrivait pas à savoir s’il pourrait venir ou s’il ne pourrait pas !… Et Chasteron ! Celui-là, alors ! Un jour il vient avec sa femme, le lendemain sans sa femme, puis sa femme sans lui, puis lui, sa femme et sa nièce ! Finalement, personne ne vient ! Comment veux-tu qu’une maîtresse de maison s’y retrouve, dans ces conditions ?

Antoine.  – Allons ! Ne t’énerve pas. Ton réveillon sera le super-réveillon de ces dix dernières années !

Madeleine, sursaut. – Tu es fou ! (Elle saisit à pleines mains un des pieds de la petite table.) Dieu merci, c’est du bois rond ! (Elle se redresse.) Et, maintenant, au travail ! Je vais te lire le nom de chaque invité avec le cadeau qui lui est destiné et tu vérifieras s’il est bien sur l’arbre.

Antoine, allant vers l’arbre de Noël. – Le temps de grimper et je suis à toi.

Madeleine. – Je commence par les nôtres. C’est plus facile… Tu y es ? (Lisant.) Madeleine Villardier…

Antoine.  – Une paire de boucles d’oreilles anciennes or et saphir.

Madeleine. – Tu es un vrai amour d’y avoir pensé. Elles sont adorables. (Lisant.) Antoine Villardier…

Antoine.  – Présent !

Madeleine, lisant. – Une paire de boutons de
manchettes.

Antoine.  – Non ? Celle que j’avais repérée chez Boucheron ? Les deux petits serpents aux yeux d’émeraude ?

Madeleine. – En personne. Tu es content ?

Antoine.  – Fou de joie ! Si je les mettais tout de suite ?

Madeleine. – Ah, non ! Tu auras ton cadeau tout à l’heure, comme tout le monde. C’est un petit paquet bleu. Tu le vois ?

Antoine.  – Je ne vois que lui.

Madeleine, lisant. – Véronique Chambon, un tube de rouge à lèvres en argent.

Antoine.  – Vu ! Et pour son cher petit mari ?

Madeleine. – Rien du tout. Tu sais bien que Jean-Charles ne vient pas, il a encore la grippe !

Antoine.  – Ça lui apprendra. Après ?

Madeleine, lisant. – Constantin Badabof, un stylo en or… (Parlé.) Attends, j’ai écrit quelque chose entre parenthèses… (Elle lit.) Ah, oui ! Presque !

Antoine.  – Presque ?

Madeleine. – Presque en or. Plaqué or, si tu préfères. Il est bien gentil, Badabof, mais enfin… Le stylo aussi, d’ailleurs, est très gentil.

Antoine, regardant le paquet. – Il a l’air charmant. Mais quelle drôle d’idée d’offrir un stylo à un producteur de cinéma ! Ça n’écrit jamais.

Madeleine. – Ça signe. (Lisant.) Gaston Gerrin, un foulard de soie. Sa femme, un foulard de soie. Sa fille, un foulard de soie.

Antoine.  – Il y a des familles marquées !

Madeleine. – C’était un jour où il pleuvait. Je n’allais pas risquer une bronchite pour des gens comme les Gerrin. Voilà dix ans que je les connais et ils n’ont jamais trouvé le moyen de m’offrir… je ne sais pas, moi… une douzaine de roses ! Franchement, ils sont écœurants !

Antoine.  – Pourquoi les invites-tu ?

Madeleine. – On s’adore ! (Lisant.) Édouard Parimu, un briquet en argent !

Antoine, vérifiant. – Vu !

Madeleine, lisant. – Madame Parimu, deux salières anciennes.

Antoine.  – Vu. Mais je te préviens qu’elle en a déjà.

Madeleine. – Ça y est, la gaffe ! Tu les as vues chez elle ?

Antoine, riant. – Sur elle !

Madeleine. – Sur elle ? Ah, oui ! (Elle se met à rire et s’arrête brusquement.) Antoine, ne te livre plus jamais à des plaisanteries de ce genre, c’est idiot. (Lisant.) Dupaillon, un porte-clefs de voiture en argent… (Parlé.) J’ai encore écrit quelque chose entre parenthèses…

Antoine.  – Presque !

Madeleine. – Oui, c’est cela. Presque. Exactement, c’est du bronze argenté. Cela représente saint Christophe. À propos, ce n’est plus l’Enfant-Jésus qu’il porte sur son épaule ?

Antoine.  – Mais si, toujours. Pourquoi ?

Madeleine. – Je ne l’avais pas reconnu.

Antoine.  – Pauvre Dupaillon ! Ce n’est pas trop laid, au moins ?

Madeleine. – Laid ? C’est adorable ! Très mignon, en tout cas. Et puis, tu sais, Dupaillon ! (Petit geste cavalier.) Je sais bien que vous avez appris à lire à la même école, mais en dehors de ça…

Antoine.  – Il nous aime beaucoup.

Madeleine. – Mais moi aussi, je l’aime ! (Lisant.) Marie-Thérèse Taburot, une boîte de cigares.

Antoine, suffoqué. – Non ?

Madeleine. – Si. Que veux-tu que j’y fasse ? Elle fume le cigare !

Antoine, horrifié. – À table ?

Madeleine. – Pas uniquement. (Lisant.) Olivia Wood… (À Antoine. ) C’est une jeune comédienne de cinéma. L’amie de Badabof !

Antoine.  – Wood et Badabof ! On dirait un livre de dessins pour enfants.

Madeleine, lisant. – Olivia Wood, une paire de gants brodés. Docteur Peloursat.

Antoine.  – Ce brave docteur ! Tu l’as gâté, j’espère !

Madeleine, lisant. – Un portefeuille en box.

Antoine, réprobateur. – Un portefeuille en box ? Voyons, chérie !

Madeleine. – Quoi ?

Antoine.  – C’est mesquin ! Réfléchis ! Le docteur Peloursat est un familier de la maison, ton ami de toujours et ton médecin traitant ! Par-dessus le marché, il ne se fait jamais payer, ce brave homme !

Madeleine. – Tu as raison, il n’avait pas besoin de portefeuille !

Antoine.  – Mais si ! Il me semble simplement que tu aurais pu lui offrir quelque chose de plus… de moins… un portefeuille en crocodile, par exemple ! Avec ses initiales en or !

Madeleine. – Tu es fou ? C’est un ami ! Décidément, tu as le goût de compliquer les choses ! Box ou crocodile, il s’en fiche un peu, le docteur Peloursat ! Il m’a vue naître !

Antoine.  – Je ne saisis pas le rapport.

Madeleine. – Avec lui, c’est l’intention qui compte, voyons ! Ce que tu peux être formaliste, mon pauvre Antoine !

Antoine.  – C’est que moi, il ne m’a pas vu naître, et je lui dois beaucoup !

Madeleine. – Tu l’embrasseras ! (Elle replie sa liste.) Bon. Le compte y est. Je me sens mieux, tu sais. Je vais tout de même essayer d’aller m’habiller. Tu es bien sûr que nous n’avons oublié personne ?

Antoine.  – Sois tranquille ! Autant de cadeaux que d’invités. Treize partout !

Madeleine, allant vers la chambre. – Parfait ! (Elle entre dans la chambre et reparaît aussitôt, le visage décomposé.) Qu’est-ce que tu dis ? Treize ?

Antoine, surpris. – Oui. Treize.

Madeleine, la gorge nouée. – Antoine ! C’est une plaisanterie ? Nous ne sommes pas treize ?

Antoine.  – Mais si !

Madeleine. – C’est impossible, voyons ! Réfléchis !

Antoine, ahuri. – Cela changerait quoi, que je réfléchisse ? Il suffit de compter !

Madeleine, nerveuse. – C’est impossible ! Tu t’es trompé. Recompte ! Nous deux… le docteur… les trois Gerrin… Véronique. Cela fait sept. Qui encore ?

Antoine.  – Wood et Badabof, neuf.

Madeleine. – Neuf. Compte lentement, maintenant !… Parimu, dix… Sa femme, onze… (Triomphante.) Et Marie-Thérèse Taburot, douze ! C’est bien ce que je disais, nous sommes douze !

Antoine.  – Et Dupaillon, treize !

Madeleine, atterrée. – Et Dupaillon, treize… J’avais oublié Dupaillon… (Elle se laisse tomber dans un fauteuil.) Nous sommes treize !

Antoine.  – Et alors ?

Madeleine, se relève. – Et alors ? Tu es inconscient, ma parole ! Treize ! Nous sommes treize à table ! Un soir de réveillon !

Antoine.  – Ah, oui ! J’oubliais que tu es superstitieuse !

Madeleine. – Ne dis donc pas de bêtises ! Je ne suis pas superstitieuse ! Mais de là à dîner à treize !… Ça non ! Jamais ! C’est encore plus mauvais que de passer sous une échelle !

Antoine, riant. – Voyons, mon chou, sois raisonnable.

Madeleine. – Et tout cela à cause de Dupaillon, naturellement ! Ah ! il est gentil, ton Dupaillon !

Antoine.  – Je ne vois pas très bien ce que Dupaillon…

Madeleine, le coupant. – Tu ne vois pas très bien, vraiment ? Tu ne vois pas que sans lui nous serions douze ?

Antoine, ahuri. – Alors ça !

Madeleine, énervée. – C’est toi-même qui viens de le dire ! « Et Dupaillon, treize ! » Tu l’as dit ou tu ne l’as pas dit ?

Antoine.  – Parce que nous avions oublié de le compter ! En voilà un raisonnement ! J’aurais pu dire aussi bien : « Et Badabof, treize ! »… ou encore : « Et Véronique Chambon, treize ! »

Madeleine. – En attendant, tu as dit : « Et Dupaillon, treize ! » (Les yeux au ciel.) Dupaillon !… (Elle arpente le salon.) Résultat, mon réveillon sera un désastre. C’est couru !

Antoine.  – Chérie, je t’assure que tu manques un peu trop de sang-froid. Réfléchis une seconde ! Songe qu’il y a des gens qui se battent pour acheter leurs billets de loterie un vendredi 13 !

Madeleine. – Évidemment ! Vendredi 13, c’est la meilleure date, et treize à table, c’est le plus mauvais nombre. Ce n’est vraiment pas la peine d’avoir tellement voyagé pour ignorer des vérités aussi élémentaires !

Antoine.  – En tout cas, rien ne dit que nos invités s’en apercevront. Tu n’es pas obligée de les mettre au courant !

Madeleine. – Tu penses ! Dès que des gens s’assoient autour d’une table, il y a toujours un imbécile qui a l’idée de les compter ! Moi-même, tiens, je ne peux pas m’en empêcher !

Antoine.  – De toute manière, je ne vois pas ce que nous pourrions faire.

Madeleine, autoritaire. – Eh bien ! moi, je vois. Nous allons trouver un quatorzième. Il n’est que dix heures et quart, nous avons encore le temps.

Antoine.  – Un soir de réveillon, ce ne sera peut-être pas facile ! Et, en admettant que tu trouves quelqu’un, je me demande ce que tu vas bien pouvoir donner comme prétexte !

Madeleine. – N’importe quoi ! Pour l’amour du ciel, Antoine, cesse de me faire des objections aussi terre à terre ! Sois tranquille, je me débrouillerai toujours. Passe-moi le répertoire téléphonique !

Antoine va le prendre et le lui donne.

Antoine.  – Voilà, ma chérie. Et, surtout, calme-toi !

Madeleine s’assied et feuillette le répertoire.

Madeleine, feuilletant et lisant. – Raoul Aubin… en voyage… Audier. Il réveillonne chez les Poncet… Audibert II est toujours à Londres… Avirot… (À Antoine. ) Qu’est-ce qu’il est devenu, Avirot ?

Antoine.  – La dernière fois que je l’ai vu, il sortait de sa banque entre deux inspecteurs.

Madeleine. – Ah ! oui, c’est vrai ! (Elle continue.) Borreil, impossible… Brantignac ! Voilà ! Téléphone à Brantignac !

Antoine.  – Il est parti la semaine dernière rejoindre sa femme au Caire.

Madeleine. – Celui-là, alors, dès qu’on a besoin de lui !… (Elle continue de lire.) Et les Brébant ?

Antoine.  – Ils sont huit.

Madeleine, lisant. – Buissonnard… (À Antoine. ) Qui est-ce déjà Buissonnard ?

Antoine.  – C’est le type qui a réparé le chauffage central.

Madeleine. – Ah, oui ! (Elle continue.) Collignot ! Voilà l’idéal ! Collignot !

Antoine.  – Il est en voyage de noces.

Madeleine. – À son âge ? C’est malin ! Et puis il aurait tout de même pu nous envoyer un faire-part !

Antoine.  – Que veux-tu, il s’est marié à Montluçon, comme ça, à la sauvette. Il avait peut-être peur d’avoir des ennuis avec l’autre.

Madeleine. – L’autre ?

Antoine.  – Tu sais bien qu’il vivait depuis quinze ans avec… Comment s’appelle-t-elle, au fait ?… Tu vois qui je veux dire ? Cette raseuse qui a un gros nez tout rouge… Elle était venue dîner deux ou trois fois avec lui… Voyons… Elle avait un nom de charcuterie… (Il cherche.) Jambonneau… Jambonnet…

Madeleine. – Salamet ! Amélie Salamet !

Antoine.  – Voilà ! Un vrai désastre ambulant cette pauvre femme !

Madeleine, riant. – Elle éternue toutes les deux minutes. Tu te souviens ? C’est à cause de son rhume des foins. (Soudain.) Mais dis donc, j’y pense ! Elle est sûrement libre !

Antoine, horrifié. – Salamet ?

Madeleine. – Bien sûr ! Une femme que son amant vient d’abandonner pour aller se marier en province ! Elle a dû refuser toutes les invitations ! D’ailleurs, je suis bien tranquille, personne n’aura pensé à l’inviter. (Émue.) Cette brave Amélie ! Cela me fera plaisir de la revoir !

Antoine.  – Mais tu ne peux pas la sentir !

Madeleine. – Je la mettrai à côté de toi.

Antoine, éperdu. – Madeleine !

Madeleine, ferme. – Écoute, Antoine, enfonce-toi bien dans la tête que j’inviterais le plombier s’il était ici ! Dans les circonstances actuelles, Amélie Salamet m’apparaît sous les traits de l’archange Gabriel. Alors, ne m’énerve pas avec tes petites répugnances personnelles ! (Tout en feuilletant le répertoire.) Salamet… Salamet… (Elle a trouvé.) Salamet !… Allons bon, j’ai rayé le numéro ! C’est malin. (Elle lui tend le répertoire.) Tu peux lire, toi ?

Antoine.  – Je m’en garderai bien !

Madeleine, blessée. – Ah, merci ! C’est gentil ! (On frappe.) Entrez !

Paraît Frédéric.

Frédéric. – Que Madame et Monsieur m’excusent mais les premiers invités viennent d’arriver : Mme et M. Parimu, M. Badabof et Mlle Wood.

Madeleine. – Comment ? Mais le rendez-vous était pour minuit moins le quart !

Frédéric. – C’est-à-dire que ces messieurs-dames avaient formé le projet de commencer la soirée ailleurs mais cela n’a pas été possible. Il paraît que tout est plein. Les cafés, les théâtres, les cinémas, les églises, enfin tout ! Alors, comme ils ne savaient plus où aller…

Antoine.  – Bon. Je compte sur vous pour qu’ils ne s’aperçoivent pas trop de notre absence, Frédéric. Faites-les boire.

Frédéric. – Que Monsieur soit sans inquiétude, ils boivent tout seuls.

Madeleine. – Venez un peu ici, Frédéric. (Il se rapproche. Elle lui tend le répertoire.) Que lisez-vous là ? (Frédéric regarde et recule d’un pas.) Vous avez peur ?

Frédéric. – Je suis presbyte, Madame. (Lisant à distance.) Amélie Salamet. Odéon… Odéon… (Il recule encore.) Odéon 72-83, Madame.

Madeleine. – Frédéric, vous êtes merveilleux, merci ! (Frédéric sort. Elle va vers le téléphone.) Odéon 72-83. Tu as bien fait de l’augmenter ! (En composant le numéro.) Tu crois qu’elle a eu beaucoup de peine quand Collignot l’a abandonnée ?

Antoine.  – Certainement. Elle a dû être très
malheureuse.

Madeleine, l’appareil à l’oreille. – Parfait. Alors elle est chez elle en train de laver des mouchoirs… (Elle écoute.) Ça...

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