ACTE I
Scène 1
Yolande et Henri
Henri Delmas est confortablement assis dans le canapé. Il lit son journal. Il est encore en pyjama et robe de chambre. Surgit Yolande Delmas, son épouse, tout excitée.
Yolande - Tu ne devineras jamais qui j’ai rencontré !
Henri - Tante Yvette ?
Yolande - Non.
Henri - Les Rambert ?
Yolande (agacée) - Mais non, pas les Rambert ! Tu ne devineras jamais.
Henri - Deneuve ?
Yolande - Qui ?
Henri - Catherine, quoi.
Yolande - Catherine ?
Henri - Catherine Deneuve.
Yolande - Ne sois pas stupide ! De toute façon, tu ne devineras jamais.
Henri (s’entêtant) - Euh… Philippe ?
Yolande - Mais non, pas Philippe ! Tu m’agaces à la fin ! Puisque tu ne devineras jamais ! Alors n’essaye pas !
Henri - Ah bon ! Alors…
Yolande (laconique) - Sœur Solange.
Henri - Quoi, sœur Solange ?
Yolande - Francine Perez.
Henri - Elles étaient deux, alors ?
Yolande - Sœur Solange, alias Francine Perez.
Henri - Oui, bon, alors ? Effectivement, je ne risquais pas de trouver. Tu m’excuseras mais je ne suis pas sorti ce matin, je n’ai donc pas rencontré d’inconnu dont je pourrais te soumettre le nom.
Yolande - Oh ! très drôle ! Figure-toi que sœur Solange, enfin Francine Perez, est une amie d’enfance. On ne s’était pas revues depuis vingt ans et puis paf ! voilà que je la rencontre ce matin à l’église !
Henri (très surpris) - À l’église ? Qu’est-ce que tu foutais à l’église ?
Yolande - Je me suis tapé la messe, figure-toi.
Henri (ironique) - Non ?! Tu as été touchée par la grâce divine ?
Yolande - Ah ! ce que tu peux être agaçant ! Bon, j’étais partie acheter des croissants et du pain…
Henri (la coupant) - … et tu t’es souvenue de la phrase : « Donnez-nous notre pain quotidien » et tu es entrée dans l’église…
Yolande - Arrête à la fin ! (Un temps pendant lequel elle reprend son calme.) Tu sais bien que je suis une amoureuse des vieilles pierres… Bref, quand je suis passée devant l’église Saint-Jean, je me suis souvenue que l’on avait récemment restauré une partie du transept ; j’ai voulu me faire une idée des travaux réalisés.
Henri (narquois) - Tu as voulu en avoir le cœur net, en clair…
Yolande (se doutant d’une allusion, mais ne sachant laquelle) - Oui… Mais j’avais oublié que nous étions dimanche et qu’il était l’heure de la messe. J’étais sur le point de faire demi-tour quand une main s’est agrippée à mon bras en prononçant mon nom !
Henri (moqueur) - Voilà une main bien bavarde ! Rassure-moi, ce n’était quand même pas la main de Dieu ? Tu sais : « Le Verbe s’est fait chair. »
Yolande - Non, idiot ! C’était la main de la sœur… (Agressive.) Et qui n’était pas dans la culotte d’un zouave, figure-toi !
Henri (faussement innocent) - Mais je n’ai rien dit !
Yolande - Bon, toujours est-il que je l’ai invitée à déjeuner.
Henri - Charmant !
Yolande - De toute façon, cela ne te concerne pas. Ni Sophie, d’ailleurs.
Henri - Ah bon ! Me voilà rassuré : elle ne vient pas à la maison !
Yolande - Tu as mal compris : c’est vous qui partez. Tu n’existes pas et notre fille non plus !
Henri - Tu rigoles ou quoi ?
Yolande - Non. Sœur Solange ignore votre existence et elle serait surprise de vous rencontrer ici.
Henri - C’est la meilleure ! Tu ne lui as pas parlé de nous ?
Yolande - Non… (Rêveuse.) Tu comprends, elle semblait si heureuse de renouer avec le passé… Un passé intact… Elle m’a fait revivre mes vingt ans avec une telle précision et une telle acuité que je n’ai pas eu le cœur de l’ennuyer avec les détails de ma vie privée.
Henri (abasourdi) - Vingt ans de mariage, une fille, des détails ! Ça fait toujours plaisir !
Yolande - Bon, bon… De toute façon, il faut que vous disparaissiez : vous n’existez pas aux yeux de la sœur.
Henri (sentencieux) - Aux yeux de la sœur peut-être, mais au regard de Dieu, oui. Nous resterons !
Yolande - Je te demande simplement de ne plus exister le temps d’une journée. Pourquoi est-ce que tu fais tant d’histoires ?
Henri - Parce qu’on est dimanche et que j’ai envie d’en profiter.
Yolande - Tu pourrais faire un effort !
Henri - Non. Pas pour faire plaisir à une bonne sœur que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ! Je suis ton mari et il faudra bien qu’elle s’y fasse !
Yolande - Tu compliques toujours tout !
Henri - Ah bon ? C’est moi qui complique tout ? Ça, c’est la meilleure !
Yolande - Parfaitement ! Je te demande un petit service et tu en fais tout un plat !
Henri (outré) - Disparaître, ne plus exister : un petit service ! Tu en as de bonnes ! Et un dimanche par-dessus le marché !
Yolande - Oh !… Un dimanche qu’est-ce que ça change ?
Henri - Ça change que c’est le week-end et que j’entends me reposer tranquillement chez moi ce jour-là !
Yolande - Tu n’es vraiment pas arrangeant ! Je ne peux tout de même pas lui avouer maintenant que j’ai un époux d’un mariage civil et une fille non baptisée !
Henri - Il fallait être plus simple et tout lui révéler tout de suite.
Yolande - Je n’ai pas osé lui enlever ses illusions, cela lui aurait fait trop de peine !
Henri - Tandis que moi, je n’ai aucune raison de me formaliser de ma propre disparition, un dimanche, le jour des croissants ! Tiens, au fait, les croissants, où sont-ils ?
Yolande - Ce que tu peux être terre à terre !
Henri - Tu m’excuseras, les nourritures célestes, je les abandonne volontiers à sœur Solange. Bon, alors, ces croissants ?
Yolande - Je les ai complètement oubliés… Avec Francine tout enjouée qui me contait mes vingt ans comme au temps présent… Soudain, j’ai eu l’impression que le temps était suspendu… J’oubliais mon existence étriquée, ma fille, le pain, toi et les croissants !
Henri (écœuré) - Entre le pain et les croissants ! Me voilà ravalé au rang des sandwichs !
Yolande (décidée) - Bref, quoi qu’il en soit, sœur Solange vient déjeuner à la maison et, comme elle ignore ton existence ainsi que celle de Sophie, je suggère que vous alliez faire un tour ailleurs…
Henri - Non mais tu es quand même incroyable ! (Hélant.) Sophie ! Sophie ! Sooophiiie !…
Scène 2
Les mêmes, Sophie
Sophie entre.
Sophie - Qu’est-ce que tu as à beugler comme ça ?
Henri - Tu ne sais pas la meilleure ? Nous sommes indésirables dans cette maison ! Ta mère nous répudie…
Yolande (les yeux au ciel) - Tout de suite les grands mots !
Sophie (à sa mère) - Qu’est-ce qui se passe encore ?
Henri - Ta mère reçoit une éminence et, comme elle a honte de nous, elle nous demande de faire place nette.
Sophie (à son père) - Qu’est-ce que tu racontes ? (À Yolande.) Maman, qu’est-ce qu’il raconte ?
Yolande (embarrassée) - Eh bien, je reçois une vieille amie… Francine… et je souhaiterais la recevoir seule…
Sophie (pragmatique) - Invite-la au resto !
Henri (ravi) - Excellente idée !
Yolande - C’est hors de question ! Je l’ai invitée à venir déjeuner à la maison, elle ne comprendrait pas que je l’emmène au restaurant. Il s’agit de sœur Solange, tout de même !
Sophie - Elles sont deux, alors ?
Henri (sarcastique) - Non, c’est comme la Trinité : elles ne font qu’un.
Yolande - Francine est ma meilleure amie d’enfance. Nous nous sommes perdues de vue à l’âge de vingt ans. Voilà qu’elle réapparaît en sœur Solange. Cela m’a tellement impressionnée que je n’ai pas osé lui avouer mon mariage civil et ma fille non baptisée !
Sophie - N’importe quoi ! C’est quand même pas le pape, ta bonne sœur ! Elle aurait une tiare et une bagouze, je comprendrais que tu sois impressionnée, mais une bonne sœur… C’est jamais qu’une vieille fille mal fagotée !
Yolande (choquée) - Oh ! Sophie ! Tu n’es pas baptisée, mais ce n’est pas une raison pour être anticléricale et intolérante !
Henri - Ta fille a raison : le look bonne sœur laisse franchement à désirer. Elle n’aurait pas pu être infirmière, ta Francine ?
Sophie (d’un ton sans appel) - De toute façon, bonne sœur ou pas, moi, je reste ! Samuel doit passer demander ma main.
Yolande et Henri (ensemble et surpris) - Samuel ?
Henri (à son épouse) - J’en étais resté à Jacques. Et toi ?
Yolande (rectifiant) - Non, non, Charles-André !
Henri (réfléchissant) - Ou Jean-Michel ? Moi, j’aimais bien Jean-Michel…
Sophie - Arrêtez, enfin ! À vous entendre, on finirait par croire que je suis volage !
Yolande - Admets que tu es pour le moins… indécise.
Sophie - Mais pas du tout ! Je sais exactement ce que je veux. Le problème, c’est que c’est très difficile à trouver.
Henri (se...