ACTE I
Le salon d’un appartement haussmannien meublé avec goût. Un bureau en mezzanine. Aux murs, plusieurs affiches de pièces de théâtre admirablement mises en valeur par leur cadre et l’éclairage, toutes du même auteur : Victor Aubrac.
Adeline, une jolie femme d’une quarantaine d’années, fait des allers et retours dans la cuisine.
À chaque passage, elle pose sur la console du salon les plats d’un apéritif dînatoire. Elle marque une vive impatience en regardant sa montre. Elle se décide à prendre son portable pour composer un numéro. On entend en off : « Vous êtes bien sur le répondeur de Victor Aubrac, auteur comique, comme ne l’indique pas cette annonce. C’est à vous. »
Adeline. – Victor, je m’inquiète…
Elle raccroche et soupire. Entrée rapide de Victor Aubrac, la belle cinquantaine, un sac de voyage à la main. Il est pressé, il jette son sac à terre, ignore Adeline et fonce vers son bureau en mezzanine. Adeline est stupéfaite d’être à ce point transparente…
Victor est dans l’urgence de trouver de quoi écrire sur son bureau pour noter quelque chose. Il trouve et écrit fébrilement sous le regard perplexe d’Adeline. Victor est absorbé par ce qu’il note. Il fait de légères pauses comme s’il se remémorait l’événement, puis il écrit de nouveau fébrilement…
Ce doit être assez drôle car Victor est content de lui. Il rit d’un rire gras et bête…
Victor. – Ouais…
Adeline. – Bonsoir !
Victor. – Ouais…
Adeline. – Je peux savoir ce qu’il se passe ?
Victor. – Ouais…
Adeline. – Pourquoi tu es sur messagerie, tu n’as plus de batterie ?
Victor. – Ouais…
Adeline. – Bon ! Quand tu seras vraiment rentré, on pourra discuter.
Victor. – Ouais… (Adeline repart en cuisine. Il se rend compte de sa muflerie.) Hein ? Non, attends, Adeline, j’ai fini !… C’est à cause de ce que j’ai rencontré dans l’avion !
Adeline revient.
Adeline. – Il faut prendre l’avion pour te rencontrer, fallait le dire…
Victor. – Tu peux pas savoir le nombre d’idées qui te filent entre les doigts si tu les notes pas.… Voilà, regarde, je ferme le carnet, je suis tout à toi.
Adeline. – Ah ! quand même !
Victor. – Je regarde juste si j’ai des mails. (Adeline est en carafe. Il manipule la souris. C’est l’horreur.) Han ! On a plus Internet ! On est déconnecté ?! Tu savais ?
Adeline, en riant gras, comme lui. – Ouais…
Elle s’en retourne à la cuisine. Il descend.
Victor. – Non, c’est pas drôle Adeline, j’attends une réponse de la Comédie-Française à propos d’une pièce. Adeline ! (Adeline ressort de la cuisine, elle l’ignore.) Bon, ça va, j’ai compris. Pardon. Bonsoir, ma chérie.
Adeline. – Ça y est ? Tu es avec moi ?
Victor. – À cent pour cent. Je peux t’embrasser ?
Adeline. – C’est presque trop tard, dépêche-toi.
Il l’embrasse amoureusement sur la bouche. À la fin de leur baiser, ils se regardent langoureusement les yeux dans les yeux. Il lui remonte une mèche de cheveux sur le visage.
Victor. – Pourquoi on a plus d’Internet ?
Adeline. – T’es chiant, hein ! Ça fait deux jours qu’on s’est pas vus et tu ne penses qu’à ton Internet ! Tu peux pas te détendre deux secondes ?
Victor. – C’est plus fort que moi. Je ne supporte pas les interruptions de connexion, j’ai l’impression d’être coupé du monde.
Adeline. – Entre moi et Internet, t’emmènes qui sur une île déserte ? (Un temps de réflexion sans appel.) C’est honteux.
Victor. – Avec une webcam, c’est comme si t’étais dans la pièce à côté. Je te vois, je te parle.
Adeline. – On se touche pas.
Victor. – Ah si ! Sur une île déserte, c’est même la seule distraction.
Adeline. – T’es con. Raconte-moi ton séjour, plutôt.
Victor. – Bof, rien de bien passionnant. Le voyage s’est bien passé, on m’a remis le prix de la meilleure pièce étrangère, non il ne faisait pas beau et dommage la traductrice était un traducteur… Et toi mon ange, ces deux jours ?
Adeline. – C’est gentil de penser à moi. Je vais bien, hier quand tu es parti j’ai fait des courses et ce soir, tu vois, je prépare la soirée pour nos amis qui ne vont pas tarder à arriver.
Victor. – Formidable… Mais t’as rien touché ?
Adeline. – À quoi ?
Victor. – À Internet.
Adeline, excédée. – Non, je n’ai rien touché à Internet, c’était comme ça quand je l’ai rallumé.
Victor. – Parce que tu l’as éteint ?
Adeline. – Oui.
Victor. – Quand ?
Adeline. – Hier.
Victor. – Comment ?
Adeline. – Comment je l’ai éteint ?
Victor. – Oui.
Adeline. – Avec le bouton de derrière…
Victor. – Mais t’as quitté avant ?
Adeline. – Oui, j’ai « quitté » avant… Quand je pense qu’il y a des couples qui ne communiquent plus…
Victor. – Il faut redémarrer la box.
Victor a compris. Il remonte sur sa mezzanine.
Adeline. – Non, il faut que tu prennes une garçonnière avec ta box ; c’est grave Victor, je te le dis toute de suite : je ne laisserai pas le haut débit détruire notre couple.
Victor. – Chut… (On entend le « bong » caractéristique d’un Mac au redémarrage.) Ouf, il a fait son « bong ». À quelle heure ils arrivent tes amis ?
Adeline. – Vingt heures.
Victor. – On a le temps… Levé de rideau disons vingt heures trente, ça te va ?
Adeline. – Vingt et une heures ; je préférerais qu’ils aient un peu bu avant…
Victor. – T’as le trac ?
Adeline. – Encore plus qu’un soir de première.
Victor. – Dans ce cas je ne crains rien : j’ai toujours fait un triomphe…
Adeline. – Je suis pétrifiée à l’idée de ce que tu vas leur annoncer. Je me sers un verre, ça va me détendre. Tu en veux un ?
Victor. – Je veux bien. Je comprends pas, tous les voyants sont au vert…
Elle se sert et boit un bon verre de rouge.
Adeline. – Franchement, je t’admire. On est peut-être à deux doigts de se fâcher à mort avec mes amis et c’est tout l’effet que ça te fait ?
Victor. – Pff, c’est des connards !
Adeline. – Pardon ?!
Victor. – Free Surf ! On paye 20 Méga d’abonnement et on a même pas une demi-bit en service dans la maison. (Un temps.) Y aurait pas un jeu de mots à faire, là ? Je le note ?
Adeline. – Hum… non.
Victor. – O.K… Je ne vois pas pourquoi on perdrait nos amis. Je vais juste les mettre dans une pièce de théâtre. C’est comme ce type que j’ai rencontré dans l’avion. Il était atteint de cacosmie.
Adeline. – De ?
Victor. – De cacosmie. De trouble de l’odorat si tu préfères. C’est son histoire que je notais en arrivant.
Adeline. – Je ne vois pas le rapport avec mes amis.
Victor. – J’y viens ! Ouais… Ce type était assis à côté de moi dans l’avion et soudain il s’est mis à sentir une odeur de brûlé. En plein vol. Tu vois si c’est rassurant. Il m’a demandé si je sentais rien, j’ai dit non, il a quand même appelé l’hôtesse pour vérifier. Elle était Norvégienne, elle comprenait rien, il a donc sorti son briquet pour lui expliquer le sens du mot « brûlé », et là elle a paniqué… Le flic en civil de la compagnie qui voyageait incognito s’est jeté sur lui pour le maîtriser, pendant que ce con hurlait le nom de sa maladie – « Cacosmie ! Cacosmie ! » –, ce qui ne faisait qu’en rajouter dans le genre terroriste russe… Enfin bref, quand le flic l’a laissé respirer, il s’est expliqué, il a dit qu’il était malade, un médecin à bord a confirmé ses dires, on s’est même tapé une conférence sur la cacosmie, je suis incollable, mais là où je veux en venir c’est que ce type – qui a foutu la trouille à tout le monde – peut très bien un jour se retrouver dans une de mes pièces, comme tes amis, et pourquoi ? Parce qu’il est drôle. (Adeline ne rit pas.) Il est drôle, non ? (Adeline n’est toujours pas convaincue.) Tu trouves pas drôle un type qui a l’odorat bousillé ?
Adeline. – En soi c’est pas drôle… mais ça peut le devenir dans une certaine situation.
Victor. – Voilà ! C’est exactement ça. « C’est pas drôle en soi mais dans une certaine situation. » Je suis sûr que ce type adorerait qu’on fasse rire au théâtre avec sa maladie. D’abord parce qu’on parlerait de lui – les gens adorent qu’on parle d’eux –, et puis ça le libérerait de s’exposer comme ça devant tout le monde. Parce que c’est quand même une gêne la cacosmie.
Adeline. – Sentir soudainement le brûlé c’est plus qu’une gêne, c’est un handicap, non ?
Victor. – Non, sinon la télé aurait fait un « Cacosmithon ». Tu vois, c’est pareil avec tes amis : j’ai écrit une pièce sur eux parce qu’ils sont drôles, je vois pas où est le problème.
Adeline. – Je suis pas sûre qu’ils soient vraiment drôles.
Victor. – Si, mais ils ne le savent pas.
Adeline. – À mon avis c’est là que ça va coincer. Déjà ils ne sont pas prévenus que tu as écrit une pièce sur eux et en plus je suis sûre qu’ils ne se voient pas comme « étant drôles ».
Victor. – C’est normal, le drôle est toujours drôle à ses dépens.
Adeline. – Oui mais le drôle n’a peut-être pas envie de s’entendre dire qu’il est drôle, Victor.
Victor. – C’est pour ça que j’ai pris tes amis. Des gens qui ont suffisamment de recul sur eux-mêmes pour accepter qu’on grossisse leurs défauts. Car c’est de ça qu’il s’agit : le comique n’est ni plus ni moins qu’un miroir grossissant. (Doute d’Adeline.) Quoi encore ?
Adeline. – Je ne sais pas s’il faut que tu le présentes comme ça… Ils pourraient le prendre pour de la méchanceté.
Victor. – C’est la meilleure celle-là. Je ne fais que décrire la réalité. Où est la méchanceté ? Karen n’est pas dépressive ?
Adeline. – Si.
Victor. – Olga a déjà réussi à garder un mec ?
Adeline. – Non.
Victor. – Raoul n’est pas ton ex ?
Adeline. – Si.
Victor. – Raphaël n’est pas pédé ?
Adeline. – Si. Non ! « Homo ».
Victor. – « Homo ». « Homo », j’ai écrit « homo » dans le texte. Eh ben, tu vois, de tous ces défauts, j’en ai fait une pièce.
Adeline. – Mais quels défauts ? Être...