Après "Le Secret" (Grand Prix du Théâtre 2014), "Une âme désaccordée" est ma seconde pièce.
" Vous avez l'air d'en éprouver des regrets...
Beaucoup. Vous savez, je n'ai eu ni enfance ni adolescence. Ni jeux, ni distractions, ni aventures. L'insouciance m'était interdite : mes mains étaient trop fragiles pour être exposées au moindre risque. Et surtout, je portais une charge immense : l'héritage des grands compositeurs. C'était lourd... D'autant plus lourd à 12 ans, quand on se retrouve devant 2 000 personnes ou sur un plateau de télévision... On ne devrait jamais donner aux enfants des responsabilités d'adulte. Si j'avais aujourd'hui un enfant avec un don, quel qu'il soit, je tenterais de lui maintenir une vie normale. » (Pierre Amoyal dans l’Express (Violoniste virtuose. Premier prix du conservatoire de Paris à 12 ans)
Que serais-je devenu si, à cet âge, j’avais rencontré celle qui m’eût rendu ce que je périssais de ne pas donner ; et si, d’autre part, quelque circonstance de fortune m’eût permis de vivre à loisir, à l’aise, comme Gide ?
Ma question est celle-ci : Qu’aurais-je attribué à l’esprit dans ma vie, qu’aurais-je fait du mien dans ces conditions ? Aurais-je accompli cette sorte de révolution et ces actes intimes de volonté de rigueur qui m’ont façonné, mais qui, peut-être par contraste, ont préparé de loin cette tardive, imprévue et très douloureuse reprise de sensibilité trop profonde ?… (Paul Valéry)
« Une âme désaccordée » est l’histoire de cette imprévue et douloureuse reprise de sensibilité… (Matthieu Savignac)
Ce texte est dédié à mon père qui avait le goût de la pluie…
Texte :
Un air de violon… C’est du Bach… Éclairé sur le devant de la scène, un violon rouge… Le morceau se termine… Silence.
Le Père (voix off).- Quatre fausses notes. Tu les as entendues au moins ?
Pas de réponse…
Le Père (off).- Allez, reprends ton archet, on recommence.
Victor-enfant (off) (voix blanche). J’ai mal aux mains Papa.
LePère (off)– Tu connais la règle : « Ni plus ni moins que la perfection. ».
Victor-enfant (off) J’ai des fourmis dans les jambes… Et j’ai la tête qui tourne…
Le Père (off)– Va ouvrir la fenêtre.Et arrête de te plaindre.
Silence…
Le Père (off).- Victor. Tu regardes quoi là?
Victor-enfant (off)- Le jardin.
Le Père (off).- Reviens t’asseoir. (bruit de chaise) Tu me trouves trop sévère ?
Victor-enfant (off). Un peu oui.
Le Père Alors retiens ce que je vais te dire : « Abandonne aux autres la médiocrité. » Tu as entendu ? Répète. Répète.
Victor-enfant (off) -« Abandonne aux autres la médiocrité »
Silence.
Le Père (off).- Un don, ce n‘est jamais suffisant… Ça se travaille tous les jours, même s’il fait beau dehors et que ta seule envie est d’aller jouer dans le square d’en bas, avec les enfants de ton âge. C’est injuste, oui… mais la beauté du monde est à ce prix là. Tu vois, si un jour tu deviens « un virtuose », tu auras le privilège d’être l’un des dépositaires de cette beauté du monde… les gens se déplaceront pour la voir ! Ils te remercieront même ! Parce qu’au fond, ils sauront que tu t’es sacrifié pour eux, pendant qu’ils allaient s’amuser dans les squares ! C’est une lourde responsabilité, tu verras… Et bientôt, il ne tiendra qu’à toi de l’accepter ou de la refuser… ce sera selon ton « libre arbitre ».
Silence…
Le Père (off).- Maintenant reprends ton violon et évite les fausses notes.
Le violon se remet à jouer… le même air de Bach…
NOIR
La lumière revient… On découvre le décor d’une suite d’un grand hôtel. Parfaitement symétrique… Au milieu de la pièce un canapé. Tout semble trop à sa place. Au fond de la pièce, Victor se tient, dos au public, face à une grande fenêtre et observe la rue… On frappe à la porte…Un homme d’une trentaine d’années entre, plein de déférence : Le responsable de l’hôtel.
Le responsable.- Bonsoir Monsieur Kowak. Vous m’avez fait appeler ?
Victor (se retourne) - Je pensais avoir été assez clair la dernière fois. Je ne veux pas qu’on touche à mes affaires. La poussière c’est au plumeau, jamais de chiffons. Vous vous souvenez ?
Le responsable. Oui. Et j’ai fait circuler les instructions auprès du personnel…
Victor. Mal, alors ! (Il s’approche d’une commode où sont posés de façon parfaitement symétrique des cadres-photos retraçant la carrière de Victor) Venez voir. Vous voyez, ce cadre a été déplacé. Regardez. Allez-y, penchez vous ! (le responsable se penche :) Alors ? Il est aligné ?
Le responsable (se décale).- Euh… ah oui, d’ici oui… en effet… il dépasse légèrement, vous avez raison…
Victor prend un mètre-laser et calcule méticuleusement l’espace entre les cadres et le bord de la commode.
Victor.- 35 cm.(il passe à un autre cadre :) 35.(à un autre :)35. (Puis il s’arrête devant le cadre soi-disant déplacé :) 34,6.
Le responsable.- 4 millimètre… Je suis désolé Monsieur Kowak, je veillerai à ce que ça ne se reproduise plus.
Victor. C’est aussi ce que vous m’aviez dit la dernière fois.
Méticuleusement, Victor replace le cadre… Une fois le cadre remis à la bonne place, Victor se redresse.
Victor.- Voilà ! Ça me semble à sa place. Non ?
Le responsable- (perplexe) Euh oui… Beaucoup mieux… (se souvenant :) Ah j’oubliais ! Quelqu’un a déposé ça pour vous à l’accueil.
Il lui tend une enveloppe.
Victor (ne la prend pas)– Vous ne l’avez pas ouverte ?
Le responsable Je ne me serais pas permis non.
Victor. Lisez-la s’il vous plaît.
Surpris, le responsable l’ouvre…
Le responsable. C’est une pétition. Vos musiciens réclament votre départ.
Victor Je sais. Combien de signatures ?
Le responsable (comptant). 50.
Victor.Tout l’orchestre. Sans exception.
Le responsable. Ils vous reprochent quoi ? Si ce n’est pas indiscret…
Victor. Un contrôle de fonction. (Voyant l’incrédulité de son interlocuteur :) Des auditions individuelles pour déterminer leur niveau… savoir ceux que je garde ou pas.
Le responsable Ils n’apprécient pas que vous doutiez de leur compétence ?
Victor C’est ça, oui ! Jusqu’au Directeur ce matin qui prend ses distances lui aussi… Pourtant il n’y a pas trois mois, ce type est venu me chercher en me parlant de « challenge à relever », « de couleur musicale », « de devoir d’exigence »… J’imagine sa tête demain quand je vais lui remettre la liste de ceux que je ne veux pas garder…
Le responsable.- Vous croyez qu’ils vont céder ?
Victor (grimace). À 50 contre 1… J’ai beau avoir une assez haute opinion de moi, je ne parierai pas dessus… Mais j’ai accepté d’être le dépositaire de la beauté du monde, je dois en assumer la charge… jusqu’au bout. (silence) Ça sonne un peu « Christique » je sais… (il sourit) Bon… en attendant "le baiser de Judas", j’ai encore pas mal de travail... Je vais dîner dans ma chambre. La même chose qu’hier. Merci.
Le responsable. – Je vous fais monter ça, je vous souhaite une excellente soirée Monsieur Kowak.
Le responsable sort… Kowak va mettre le requiem de Fauré… Puis va se planter devant la grande fenêtre, dos au public… Brusquement il se fige et grimace en se tenant le ventre… se pliant en deux, furieusement…
NOIR
La lumière se rallume sur la chambre. La nuit est tombée… Kowak a fini de dîner. Il est assis sur son canapé et feuillette des papiers qui recouvrent la table basse posée devant lui… Dehors la pluie s’écrase contre les carreaux des grandes fenêtres… Le téléphone de la chambre sonne.
Victor (au téléphone).- Oui ? Qui ça ? (silence) Ah…bon… Qu’elle monte.
Kowak va ranger ses feuilles dans son classeur. Puis il va se regarder dans le miroir et remet le col de sa chemise… On frappe à la porte…
Victor.- Oui !
La porte s’ouvre… Une jolie jeune femme entre… Ses cheveux sont trempés par la pluie.
Angéla.– Bonsoir Monsieur Kowak. Je suis désolée de vous déranger si tard.
Victor. D’autant que les auditions sont terminées et que la vôtre était à 17H. (Alors qu’elle s’apprêtait à avancer :) Non ! (Elle se fige, surprise ! (Il va dans la salle de bain et revient avec une serviette) Vous allez inonder le tapis.
Angéla.– Merci.
Angéla se frotte les cheveux…
Victor. – Je suppose que vous n’êtes pas venue vous excuser pour l’audition ratée ?
Angéla.- (Elle émerge de sous la serviette :) Qu’est ce qui vous fait dire ça?
Victor.- Une théorie que mes musiciens détestent entendre. Elle a tendance à heurter leur susceptibilité.
Angéla.- Je ne suis pas susceptible.
Victor Ils répondent tous ça.
Angéla Dites toujours… C’est quoi cette théorie ?
Victor.- « Le jeu trahit la personnalité ».
Angéla- Oui ?….
Victor. En gros, ça veut dire que je me fais une idée assez précise des gens à leur façon de jouer. Et je me trompe plutôt rarement…
Angéla.– Ah, d’accord… et je peux savoir quelle idée vous vous êtes fait sur moi ?
Victor (alors qu’elle s’apprêtait à poser sa serviette sur une chaise :) Non non ! Donnez ! Je vais la mettre au sale.
Victor prend un cintre pour ne pas être en contact avec la serviette et disparaît dans la salle de bain… Elle jette un œil sur la décoration de la chambre…
Victor (off).- Votre façon de tenir l’archet. Orienté vers le haut… Légèrement sortant… coude ouvert… Index tendu. Votre manière d’attaquer la note. Votre impatience à la terminer... Vous êtes quelqu’un d’orgueilleux. Limite présomptueux. (il réapparaît :) Enfin, pas du genre à s’excuser quoi…
Angéla (grimace, pas convaincue).- Ah oui. Ça fait un peu horoscope non… On est pas mal à être orgueilleux, vous aviez peu de chance de tomber à côté. Et puis, j’espère que ma personnalité ne se résume pas uniquement à ma façon de tenir un archet. Qu’elle est un tout petit peu plus complexe. Ce serait triste non ?…
Victor(sourit).- Ah ! La limite de votre susceptibilité ?
Angéla.- Non, mais si ça vous fait plaisir… ok, mon archet m’a trahi, j’avoue, je suis...