Acte un
Simone est à la fenêtre, côté jardin. Elle est assise la jambe immobilisée, près d’elle une paire de béquilles. Avec des jumelles, elle observe l’animation du quartier. Jacques, côté cour, est en train de lire.
Simone. – Tiens, les voisins ont encore changé de voiture. Qu’est- ce qu’ils peuvent se la péter ceux-là ! Ce n’est pas parce qu’ils changent de bagnoles plus souvent que de chaussures qu’on va les applaudir. Tout pour l’apparat ! Si ça se trouve, ils n’ont rien dans leur assiette pour se nourrir convenablement mais ils préfèrent étaler leur frime en essayant d’impressionner tout le quartier. Pouah ! Moi, ça me dégoûte !
Jacques. – Je ne vois vraiment pas ce qui t’énerve ! Nos chers voisins, au demeurant des gens tout à fait respectables, ont bien le droit de faire comme bon leur semble, non ?
Simone. – Des frimeurs que je te dis ! Tout aussi frimeurs que leur pétasse de fille qui doit avoir les idées aussi courtes que sa mini-jupe… Tiens la voilà ! Ah, celle-là, elle n’a pas honte de sortir ainsi fagotée, bientôt elle va finir par se promener les fesses à l’air et ça ne semble pas la contrarier, bien au contraire… Si tu voyais comme elle roule des hanches.
Jacques, se déplaçant. – Fais voir !
Il lui prend les jumelles des mains. Il s’apprête à regarder mais elle les lui arrache.
Simone. – Non mais, dis donc ! Espèce de vieux vicieux ! Je te rappelle que tu es marié, mal marié peut-être mais marié tout de même.
Jacques. – Mal marié ? Alors là Maman ! Permets-moi de te le dire, je te trouve vraiment médisante.
Simone. – Il n’y a aucune médisance dans ce que je dis, ce n’est que la stricte vérité.
Jacques. – Maman, ne t’en déplaise, comme tu le sais très bien, cela fait plus de vingt ans que Clémentine et moi sommes en couple… Cette longévité dans le mariage n’est-elle pas la preuve de la solidité de notre union ?
Simone. – Tu parles ! Pas folle la guêpe ! Lorsqu’on a trouvé une bonne poire, on ne s’éloigne pas du verger.
Jacques. – Ah bon ? Et que dois-je comprendre ?
Simone. – Mon Dieu, qu’il est bête ! Il ne comprend rien ! C’est vrai que tu es bête et c’est justement pour cela que ta chère épouse est toujours avec toi, parce qu’elle adore les bêtes : sac en croco, manteau de vison, gants en peau de daim et, naturellement (Le désignant.) un gentil pigeon pour payer tout cela.
Jacques. – À propos d’animaux, si tu n’étais pas ma mère, je serais tenté, à mon tour, de te parler de langue de vipère, de peau de vache… mais je préfère en rester là… Maman, depuis ton accident, nous avons accepté de t’héberger, le temps de ta convalescence, mais ne crois-tu pas que nous pourrions essayer de vivre un minimum en harmonie ?
Simone. – Ah ! Si seulement tu avais épousé la fille Jambounot, crois-moi, tu m’aurais donné plus de satisfaction.
Jacques. – Odile Jambounot ? Quelle drôle d’idée ! Sais-tu qu’au lycée, à cause de ses boutons, tout le monde l’appelait la calculette.
Au fait qu’est-ce qu’elle devient ?
Simone. – La calculette est devenue expert-comptable.
Jacques. – Ben oui, c’est logique… Odile Jambounot… La pauvre ! On n’était pas sympa.
Simone. – N’empêche… Elle au moins, elle a un vrai métier,
pas comme ta fainéante de femme.
Jacques. – Artiste peintre, c’est aussi un vrai métier.
Simone. – Tu parles ! Elle ne les vend jamais ses croûtes.
Jacques. – D’abord ce ne sont pas des croûtes, ensuite dois-je te rappeler que le marché est en crise ? Si tu crois que c’est facile, de nos jours, de vivre de son art ?
Simone. – Si seulement elle peignait des choses jolies plutôt que ces horribles barbouillages.
Jacques. – Si Clémentine était là, elle te répondrait que l’art est fait pour aiguiser la conscience et pas nécessairement fait pour produire du beau… D’ailleurs qu’est-ce que le beau ? Vaste question, n’est-ce pas ? Chacun ses goûts et sa sensibilité. Rassure-toi, personne dans cette maison ne t’en voudra si tu n’es pas réceptive à l’art contemporain.
Simone. – Pour moi, c’est du bla-bla tout ça… Alors que si tu avais été avec Odile Jambounot…
Jacques. – Maman ! Arrête de faire une fixation sur Odile Jambounot, moi je suis avec Clémentine, Clé-men-ti-ne. Que veux-tu, je l’aime et je l’ai toujours aimée. Avec ses qualités et ses défauts, dès que je l’ai connue, je l’ai trouvée craquante.
Simone. – Moi aussi, je suis craquante.
Jacques. – Ah bon ?
Simone. – Toutes les femmes deviennent craquantes avec le temps… Si ce n’est pas grâce à leur charme, c’est lorsqu’elles vieillissent grâce à leur arthrose.
Jacques. – Tu vois que tu peux être drôle quand tu veux. Sacrée Maman ! Tu sais que je t’aime toi !
Il l’embrasse sur la joue.
Simone. – Toujours avec ses lècheries et ses bisous. C’est bon !
Tu n’as plus quatre ans !
Jacques. – Voyons Maman, tu devrais le savoir, il n’y a pas d’âge pour l’amour.
Entrée de Clémentine, des paquets plein les bras.
Clémentine. – Entièrement de ton avis et je rajouterai : « L’amour n’a point d’âge, il est toujours naissant. » Discours sur les passions de l’amour : Blaise Pascal. Voilà une citation qui semble faite pour nous, n’est-ce pas mon chéri ? Mais en arrivant, j’ai cru comprendre qu’elle ne nous était pas destinée.
Jacques. – Tout à fait ma chère, elle s’adressait à mon adorable génitrice qui ne perd jamais une occasion de manifester son affection à notre égard, et comme elle semblait s’émouvoir de ses débordements d’amour incontrôlés, je n’ai fait que la rassurer, n’est-ce pas Maman ?
Simone ne dit mot, la mine renfrognée. Clémentine s’avance vers elle.
Clémentine. – Jacques a raison et moi-même je ne peux que vous encourager dans le même sens donc si vous souhaitez nous manifester votre affection, surtout n’hésitez pas, chère belle-maman.
Elle se penche et embrasse Simone sur la joue.
Simone, tout en s’essuyant la joue. – Mais ça ne va pas ! Vous n’êtes vraiment pas bien !
Clémentine. – Vous savez chère belle-maman, ce ne sont que de simples bises pour vous prouver notre attachement, n’est-ce pas Jacques ?
Jacques. – Mais oui Maman. Ne nous dis pas que tu es effrayée par une simple bise.
Simone. – Gardez vos microbes et fichez moi la paix ! Je préfère me retirer dans ma chambre. (À Jacques.) Comme ça, le pigeon va pouvoir roucouler à son aise.
Elle prend ses béquilles et sort vers les chambres.
Jacques. – Attends Maman ! Reste ! C’était pour rire. (À Clémentine.) Comme tu peux le constater, ma chère mère n’apprécie guère la mise en boite.
Clémentine. – Ah ça, je l’ai remarqué. « Elle se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue » Tu as vu, elle est vraiment partie en coup de vent… Elle m’a semblé furieuse, il n’y avait pourtant pas de quoi.
Jacques. – Que veux-tu, c’est Maman tout craché. Ça commence par une petite bise et ça finit en ouragan. Elle a toujours été douée pour faire naître une tempête dans un verre d’eau.
Clémentine. – En tous cas, j’espère qu’elle sera plus aimable avec ma sœur et son nouvel ami. Nous, ça va, on connait son caractère mais eux, ils risquent d’être surpris si elle passe son temps à dérouler des amabilités.
Jacques. – Il faudra pourtant bien faire avec. Ma chère Maman !
À son âge, je ne suis pas certain qu’on puisse la changer… Et encore, tu n’es heureusement pas toujours là pour entendre toutes les horreurs qu’elle serine sur notre dos… Surtout sur le tien d’ailleurs… Figure-toi qu’elle te trouve un peu dépensière, mais là… (Désignant les paquets.) force est de constater qu’on ne peut pas lui donner tort.
Clémentine. – Ce ne sont qu’une paire de chaussures et quelques bricoles.
Jacques. – Des chaussures ? Mais tu en as déjà cinquante paires… Je te rappelle que tu n’as que deux pieds.
Clémentine, sortant les chaussures de la boite. – Tu vas voir comme elles sont belles. Je les ai achetées spécialement pour toi.
Jacques. – Fais voir ! Effectivement elles sont pas mal mais il va falloir retourner les changer. Elles sont beaucoup trop petites, je fais du quarante-trois. Je n’arriverai jamais à marcher avec ça.
Clémentine. – Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi voudrais-tu marcher avec des talons hauts ? Enfin mon chéri ! Quelle idée saugrenue !
Jacques. – C’est bien toi qui viens de me dire : « Je les ai achetées spécialement pour toi. » Je ne fais que répéter tes propos.
Clémentine. – Je les ai achetées pour toi afin que tu puisses être fier lorsque tu te promèneras avec moi. Tu ne voudrais tout de même pas t’afficher publiquement aux bras d’une guenilleuse ?
Jacques. – J’adore tes arguments, à chaque fois imparables…
Et tu les déclames avec une telle conviction ! J’en suis épaté ! Si, si… Franchement « chapeau » !
Clémentine. – Qu’est-ce que tu peux être vexant. Il y a des moments, j’ai comme l’impression que tu ne me crois pas.
Jacques. – Bien sûr que je te crois ! Sais-tu qu’il n’y a pas de menteuse plus convaincante que celle qui est certaine de dire la vérité ? C’est probablement ce qui fait ton charme ma chérie, alors continue de m’acheter des robes et des chaussures puisque je vois que cela te fait plaisir.
Clémentine. – Et toi, continue à faire le sarcastique puisque moi aussi, je vois que cela te fait plaisir.
Elle croise les bras et se met à bouder.
Jacques, se rapprochant. – Pardonne-moi Clémentine, je ne voulais pas te froisser. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Clémentine. – À force de côtoyer ta mère, méfie-toi, tu risques de devenir aussi aimable qu’elle.
Jacques. – Si ça se trouve, c’est...