TABLEAU I

 

Un jardin public.

Un homme, d’allure joviale, se repose sur un banc. Il émane de lui une béatitude sereine, comme lors d’un repos pris après un devoir accompli… ou une vie bien remplie !

Un temps.

Soudain apparaît un homme de petite taille, sec, avec un long nez, qui semble plongé dans une méditation profonde. Il se met à marcher de long en large.

 

L’HOMME JOVIAL (à lui-même avec étonnement et plaisir) - Non ! Ce n’est pas vrai !

(L’autre homme, perdu dans ses pensées, ne s’est pas encore rendu compte d’une présence.)

L’HOMME JOVIAL (de plus en plus excité) ­- Pourtant, il lui ressemble bigrement ! Cette petite taille, ce profil, le nez… et puis cette vivacité !… Tout y est !… Je n’ose y croire. Ce serait trop beau !

(L’autre homme s’est maintenant arrêté de déambuler comme pour mieux se concentrer.

L’homme jovial se lève et s’approche de lui avec respect pour l’examiner avec une extrême attention.)

L’HOMME JOVIAL (après un long moment d’observation) - Il n’y a pas de doute ! C’est bien lui ! Mon Dieu !… Je rêve ? (il se pince) Aïe ! Non, je ne rêve pas !… C’est proprement incroyable !

(L’homme jovial, tourne un moment autour de l’autre homme qui continue à l’ignorer, puis se décide à l’aborder.)

L’HOMME JOVIAL (intimidé) - Monsieur !… S’il vous plaît ?

L’AUTRE HOMME (surpris et contrarié d’être dérangé) - Hein ? Quoi ? Que se passe-t-il ?

L’HOMME JOVIAL - Excusez mon audace… mais j’ai absolument besoin de savoir.

L’AUTRE HOMME (de méchante humeur) - Nous avons tous besoin de savoir… mais personne ne peut satisfaire une telle demande.

L’HOMME JOVIAL (avec chaleur) - Si, vous, justement !

L’AUTRE HOMME (ton de la fausse modestie) -  Vous vous méprenez. (flatté néanmoins) Dites-moi quand même ce que vous voulez savoir.

L’HOMME JOVIAL (de nouveau intimidé) - Et bien… ne seriez-vous pas… pas… le grand… (dans un souffle) le grand Voltaire ?

L’AUTRE HOMME - Non.

L’HOMME JOVIAL (dépité) - Non ?

L’AUTRE HOMME (avec malice) - Je suis bien Voltaire… mais le grand est de trop… Je ne suis grand ni par la taille, ni par la fortune, ni par…

L’HOMME JOVIAL (l’interrompant avec vivacité) - …par l’esprit, vous l’êtes assurément !

(Voltaire ne répond pas, mais se redresse, sensible au compliment.)

L’HOMME JOVIAL (au comble du bonheur) - ­Voltaire ! Ce génie du siècle des lumières, là en face de moi, pour moi tout seul, en ce lieu champêtre, à l’abri des importuns… Quelle joie ! (se rembrunissant soudain) Pourtant c’est impossible !

VOLTAIRE (intrigué) - Comment cela : impossible ? Même si mon savoir n’est pas grand, je sais tout de même qui je suis. Je suis bien Voltaire, tout à fait Voltaire !

L’HOMME JOVIAL - Je ne mets pas en doute votre identité… mais cette rencontre avec moi est tout à fait impensable. Totalement impensable !

VOLTAIRE - Et pourquoi donc s’il vous plaît ?

L’HOMME JOVIAL - Parce que je suis… (marquant un temps comme pour accentuer l’effet de surprise)… Goldoni !

VOLTAIRE (sans manifester d’enthousiasme excessif) - Goldoni, cet auteur de Venise, venu chercher la gloire dans notre douce France ?

GOLDONI (s’inclinant) - Lui-même, pour vous servir.

VOLTAIRE (examinant à son tour son compagnon) - ­C’est vrai… cette face un peu lunaire… ce corps lui aussi en rondeur… votre air jovial… cela cadre assez bien avec le portrait que l’on dresse habituellement de vous… Mais en quoi diable, le fait d’être Goldoni vous empêche de converser aimablement avec moi ?… Qu’est-ce qui s’oppose à une telle rencontre ?

GOLDONI (ton tragique) - Tout ! Tout, monsieur, s’y oppose… La terre entière ! Tous les historiens, les biographes, les fins lettrés, savent qu’une telle rencontre ne peut avoir lieu… De toute votre vie vous ne m’avez accordé qu’un bref entretien, à votre retour de Suisse, comme à des centaines d’autres quémandeurs… Mais, ce face-à-face, au hasard d’un jardin désert, à l’abri des curieux, personne ne voudra l’admettre ! (avec émotion) Ah monsieur, j’ai pourtant longtemps rêvé d’un tel tête-­à-tête !

VOLTAIRE (amusé) - Vous avez souhaité cette rencontre,...

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