ACTE I

 

La scène est vide. On entend soudain le téléphone sonner. Un homme surgit par une porte, en bleu de travail et les mains pleines de cambouis. Il décroche et, sans le vouloir, enduit le téléphone de cambouis tout le long de la conversation.

Bruno. – Garage du Virage, j’écoute… Oui. Bonjour, madame… Oui… Une vidange ? C’est quoi votre voiture, ma p’tite dame ?… Hein ?… Une Peugeot ? Oui, mais une Peugeot quoi ?… Twingo, vous dites ? Mais c’est pas une Peugeot ça, madame, c’est une Renault !… Oui, apportez-la ce matin, je vais voir ça… Il faut changer le filtre ?… (Plus fort.) Le filtre !… Bon, laissez tomber, je verrai moi-même… (Entre ses dents.) Oh là là ! Les bonnes femmes… (Au téléphone.) À dix heures, ça vous va ?… Et votre nom c’est… « Passimple » ? « P », « a », deux « s »… Comment ?… Ah ! d’accord ! Pardon, allez-y, épelez-moi, alors… « Épelez », pas « rappelez » ! (Pour lui-même.) Encore une blonde… (Au téléphone.) « G-r-i-x-y-s-t-z-i-w-c-k »… Eh ben, dites-moi, vous n’êtes pas de chez nous, vous, hein ! Vous prononcez ça comment ?… Ah ouais ! On dirait qu’il y a un problème sur la ligne quand vous dites votre nom !… Non, mais je plaisante, hein, madame Gr… xkig… (Entrée de Madeleine qui se fige soudain, et le regarde en se demandant ce qu’il lui arrive.)… kkx… kwys… krzz…

Madeleine. – Pourquoi tu crachotes dans le téléphone ?

Bruno, au téléphone. – Grz… kkr… Bon, ben à tout à l’heure. (Il raccroche.)

Madeleine. – Qu’est-ce qui t’arrive ?

Bruno. – Une cliente avec un nom imprononçable ! Regarde !

Madeleine. – « Grix-sys-tzick » ? Nom d’un chien !

Bruno. – Ah non ! J’crois pas ! La prochaine fois que tu rencontres un chien qui s’appelle comme ça, tu me fais signe !

Madeleine. – La nouvelle secrétaire remplaçante n’est pas arrivée ?

Bruno, pince-sans-rire. – Si, je l’ai cachée dans le tiroir… Oh ! Mado, tu vois bien que non ! En tout cas, j’espère qu’ils ne vont pas nous envoyer une pintade comme la dernière fois !

Madeleine. – Qu’est-ce que tu veux, les femmes ça n’y connaît rien en voitures, c’est comme ça, tu ne vas pas changer le monde, mon pauvre Nono !

Bruno. – Oui, enfin… entre rien y connaître et roucouler toute la journée, y a une différence !

Madeleine. – Elle ne roucoulait pas, la dernière secrétaire ! Et puis c’est pas comme ça qu’on dit pour une pintade, d’abord.

Bruno. – Si, si, c’était une race spéciale. C’était bien une pintade roucoulante !

Madeleine. – Tu leur as dit à l’agence que tu en voulais une un peu plus dégourdie ?

Bruno. – Tu parles ! Ils s’en foutent pas mal.

Madeleine. – En même temps, ne sois pas trop exigeant, on lui demande juste de prendre les rendez-vous, d’accueillir les clients et de répondre au téléphone, pas de faire le diagnostic d’une panne en vingt secondes !

Bruno. – Oui, je sais, mais quand même, j’ai pas l’impression de demander la lune ! Bon, et notre fils, il est où ? Ne me dis pas qu’il est encore au lit !

Madeleine. – Il arrive, il prend sa douche.

Bruno, moqueur. – Pas possible ?! Il a découvert où était la salle de bains ?

Madeleine. – Oh ! écoute, Bruno, ne sois pas trop dur avec lui. Déjà, il a accepté de t’aider au garage alors que c’est pas du tout son truc, alors…

Bruno. – Pas son truc, pas son truc… En attendant de le trouver son truc, comme tu dis, il faut bien qu’il s’occupe, non ? Pas question qu’il passe ses journées à rien faire et à se laisser entretenir !

Madeleine, mère poule. – Ne dis pas ça. Il est courageux mon fils.

Bruno, riant. – Ah ! ben tu parles !

Madeleine. – Si ! Il est courageux ! Il cherche du travail entre deux !

Bruno. – Entre deux quoi ? Entre deux siestes ?

Madeleine. – Oh ! Nono, on ne va pas se disputer aujourd’hui…

Bruno, râleur. – Et ses allocations chômage qui vont s’arrêter, par-dessus le marché !

Madeleine. – Sauf s’il retrouve un stage !

Bruno. – Un stage… C’est un métier, ça, stagiaire ?

Entrée de Laurent, nonchalant, en bleu de travail, l’air franchement pas motivé.

Laurent. – Salut, ’pa.

Bruno. – Salut, fiston. Alors, t’es prêt ? Il paraît que t’es au taquet… et tout propre !

Madeleine. – Bruno !… Ne l’écoute pas, mon chéri, ton père te taquine.

Laurent. – Je sais, j’ai reconnu son humour : aussi fin qu’un éléphant dans un corridor. On ne peut pas le louper.

Bruno, moqueur. – Et tes cheveux sont secs ? Comment ça se fait ? T’as pris ta douche sans mettre la tête dessous ?

Laurent. – Oh ! ça va, c’est bon…

Bruno, même jeu. – Ah non ! Je sais ! T’as pris une douche à l’eau sèche !

Madeleine. – Bruno, arrête !

Laurent. – Bon, ça y est ? Parce que si c’est pour me faire agresser, moi je repars.

Madeleine. – Eh, vous vous calmez ? J’ai envie de partir l’esprit tranquille, moi ! Je sais que c’est une intervention chirurgicale banale, mais si je stresse, je risque d’y rester, alors vous arrêtez tout de suite sinon vous aurez ma mort sur la conscience !

Bruno. – Mais oui, ma bibiche, t’inquiète pas, va ! Je l’aime bien mon fiston ! (Il lui passe le bras autour du cou, le serre contre lui et lui savonne gentiment la tête avec le poing.) Hein, mon grand garçon qui va sûrement bientôt faire un stage !

Laurent, mollement. – C’est bon, papa, lâche-moi…

Bruno. – Mais avant de trouver un éventuel stage, il va faire… une vidange !

Laurent. – Oh non ! Pas une vidange !

Bruno. – Si, si, une vidange sur une Peugeot Twingo, dans la matinée ! C’est un nouveau modèle ! Allez, embrasse ta mère, elle va avoir besoin de courage pour subir son opération délicate.

Laurent. – Ça va ! C’est qu’un grain de beauté, pas un triple pontage de la rate !

Madeleine, vexée. – Merci de ton soutien, mon chéri. À ce soir tout le monde. (Elle sort.)

Bruno. – J’aurais dû te mettre au standard au lieu d’embaucher une secrétaire pour la journée pour remplacer ta mère. Ça m’aurait coûté moins cher ! (Le téléphone sonne.) Et voilà ! Qu’est-ce que je disais ! (Il décroche.) Garage du Virage, j’écoute… Oui, c’est Bruno Coquillot… Bonjour, m’sieur Flagornet… Non, non, elle n’est pas prête, non… Ah ! ben c’est plus compliqué que prévu. Faut commander la pièce… C’est quoi ? Ah ! ben c’est le… le… cardan, c’est le cardan… Non, je ne sais pas quand je vais la recevoir, peut-être aujourd’hui, ou demain, on ne sait pas trop… Oui, je vous tiens au courant… Oh ! ben bien sûr… Au revoir… (Il raccroche.)

Laurent. – Un problème de cardan sur la Safrane ? Tu m’as dit hier qu’elle était prête !

Bruno. – Ah bon ? J’ai dit ça, moi ? T’as dû te tromper.

Laurent. – Ça va, j’ai bien entendu, et j’ai vu aussi : la Safrane, elle est prête !

Bruno, mentant effrontément. – Ouais, mais en manœuvrant pour la garer, je me suis aperçu que ça claquait, et en fait, y a un problème de cardan.

Laurent, suspicieux. – Ça claquait ?

Bruno, sûr de lui. – Oui, ça claquait.

Laurent, pas dupe. – Quand t’as manœuvré.

Bruno. – Le cardan, quoi.

Laurent, sceptique. – Mmm mmm…

Bruno. – Bon, c’est pas l’tout, en attendant l’arrivée de la Twingo pour la vidange, mets-toi donc au boulot, y a les plaquettes à changer sur la Citroën.

Laurent, dépité. – Pff…

Il sort côté atelier. On frappe à la porte et on ouvre directement. Une femme entre.

Mathilde, enjouée. – Bonjour ! Le garage ?

Bruno, même ton, la singeant un peu. – Bonjour ! La secrétaire ?

Mathilde, souriante. – Oui, c’est l’agence d’intérim qui m’envoie.

Bruno. – Je sais, puisque c’est moi qui ai demandé.

Mathilde. – Ah oui ! Pardon. Je m’appelle Mathilde.

Bruno. – Bien, alors ne perdons pas de temps, Mathilde, j’ai du boulot. Voici le bureau, le téléphone, l’agenda des rendez-vous. Le but c’est de répondre au téléphone, et de noter les rendez-vous. Si c’est urgent vous fixez la date rapidement, sinon dans la semaine ou même la semaine prochaine. Si vous avez des questions je ne suis jamais loin puisque je travaille à côté, mais évitez de me déranger toutes les cinq minutes. Vous vous y connaissez un peu en voitures ?

Mathilde. – Euh… un peu.

Bruno. – Je vois. Disons que pour la journée, on fera avec ! À tout à l’heure. Vous m’appelez si besoin.

Mathilde. – D’accord. (Sortie de Bruno. Mathilde essaie de prendre ses repères, installe quelques affaires. Le téléphone sonne. Pendant cette conversation, sans s’en apercevoir, elle s’enduit le visage de cambouis à cause du téléphone.) Allô !… Oui, c’est le garage… du Virage… Bonjour, madame… Un problème de freins ?… Changer les plaquettes ?… Oui, d’accord, pas de problème. Ça peut attendre un peu ou pas ? Je veux dire, est-ce que vous avez l’intention de beaucoup freiner dans les jours qui viennent ?… Non, non, je ne plaisante pas. Pourquoi ?… Ah ! mais c’est pour vous fixer la date idéale ! Mercredi prochain, ça irait ?… Ah ! vos freins ont lâché ?… Oui, je comprends, mais aujourd’hui l’agenda est complet. Est-ce que vous pouvez vous arranger pour ne rouler que sur des routes plates ou qui montent, en attendant ?… Allô !… Allô !… (Elle raccroche.) Ça commence bien, si les gens me raccrochent au nez ! (Entrée d’une cliente.) Bonjour, madame !

Mme Delahouste. – Bonjour, mademoiselle. Est-ce que je peux voir le patron ?

Mathilde. – Il est à côté. C’est pour quoi ?

Mme Delahouste. – J’ai eu un problème au démarrage ce matin.

Mathilde. – Moi c’est pareil, j’ai eu du mal à me lever aussi.

Mme Delahouste. – Je parlais de ma voiture.

Mathilde. – Ah oui ! Pardon, je suis bête. Je ne suis pas encore habituée.

Mme Delahouste. – C’est peut-être pas grand-chose, mais c’est pas le moment que je tombe en panne.

Mathilde. – C’est rarement le bon moment, d’ailleurs !

Mme Delahouste. – Oui, c’est vrai.

Mathilde. – Si on pouvait choisir le moment pour tomber en panne, ce serait plus pratique !

Mme Delahouste. – Euh… oui, effectivement.

Mathilde, joyeuse. – Vous vous imaginez : « Bon, alors mardi prochain, j’ai rien de prévu, je vais pouvoir tomber en panne dans l’après-midi… » Ce serait rigolo, hein ?

Mme Delahouste. – Très.

Mathilde. – Et si on pouvait faire pareil quand on est malade, alors là !

Mme Delahouste. – Oui, en effet… mais…

Mathilde. – Parce qu’en général, quand on tombe malade, c’est jamais le bon moment non plus ! Vous avez remarqué ?

Mme Delahouste, embarrassée. – Euh…

Mathilde. – Sauf une fois ! Y a une fois où ça m’a bien arrangée d’avoir la gastro. J’avais rendez-vous chez le dentiste, du coup j’ai pas pu y aller, d’un sens j’étais contente. Mais c’est la seule fois où j’étais presque contente, parce que la gastro, c’est quand même pas marrant…

Mme Delahouste, tentant de couper court. – Oui, excusez-moi, mais je peux voir le patron ou pas ? Parce que je suis assez pressée en fait.

Mathilde. – Oui, je vais l’appeler. Enfin, quand je dis que ça m’a arrangée… euh… à moitié seulement, parce que vous vous doutez bien que le dentiste, j’ai dû reporter mon rendez-vous deux semaines plus tard, du coup, finalement, j’y suis allée quand même…

Mme Delahouste. – Oui, euh… bon…

Mathilde. – Oui, pardon, je vous embête, mais c’était juste pour vous expliquer. Vous devez me trouver un peu bavarde.

Mme Delahouste. – À peine, à peine.

Mathilde. – En plus, la gastro, je l’avais refilée à ma sœur, ce coup-là. Elle était verte ! C’est le cas de le dire !

Mme Delahouste. – C’est passionnant, mademoiselle, mais j’aimerais bien que quelqu’un regarde ma voiture.

Mathilde. – Oui, oui, bien sûr. (Elle se lève et ouvre la porte menant à l’atelier.) Monsieur ! Y a une dame qu’avait du mal à « se démarrer » ce matin, et qui voudrait savoir comment ça se fait !… (À Mme Delahouste.) Voilà, il arrive, je lui ai dit.

Mme Delahouste. – J’ai entendu, merci. Vous travaillez là depuis longtemps ?

Mathilde. – Ce matin.

Mme Delahouste. – Ah ! je vois…

Entrée de Bruno.

Bruno. – Madame ?

Mme Delahouste. – Bonjour, monsieur. Je passe vous voir parce que j’ai eu un problème au démarrage ce matin. Quand c’est comme ça, j’aime pas trop attendre, au cas où ça cacherait quelque chose de plus grave…

Bruno. – Ouais, ouais, bien sûr…

Mme Delahouste, inquiète. – Qu’est-ce que ça peut être, à votre avis ?

Bruno, moqueur. – Y a de l’essence dans le réservoir, on est bien d’accord ?

Mme Delahouste. – Ah ! je vois ! Vous êtes le genre de garagiste qui prend les femmes pour des gourdes !

Bruno, se défendant. – Ah ! mais pas du tout ! Pas du tout ! Seulement, comme c’est déjà arrivé, je pose juste la question, au cas où.

Mme Delahouste. – Oui, il y a de l’essence dans ma voiture ; je suis une femme, pas une idiote. Ça vous est possible de regarder maintenant ?

Bruno. – Ah… Vite fait, allez-y… Vous êtes garée derrière ? (Mme Delahouste fait oui de la tête.) Bon, venez avec moi, je vais regarder ça.

Ils sortent côté entrée. Mathilde trie quelques papiers sur le bureau, et tombe sur une enveloppe qui l’intrigue, quand Laurent entre.

Laurent. – Bonjour.

Mathilde, toute contente. – Bonjour, je suis la secrétaire !

Laurent. – Je m’en doutais un peu. Mon père est par là ?

Mathilde, enthousiaste. – Ah ! j’ai deviné : vous êtes le fils du patron !

Laurent. – Bravo !

Mathilde. – Il est parti avec une cliente qui n’aime pas être prise pour une imbécile par cette porte-là. Dites, excusez-moi, mais… vous n’ouvrez pas votre courrier, ici ?

Laurent. – Si, pourquoi ?

Mathilde. – Parce que cette enveloppe, là, elle est...

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